Jacques, l’idéaliste

On imagine bien que ce n'est pas dans les Saintes Ecritures que j'essaie de trouver réconfort, ces jours-ci. Ni dans la compagnie des femmes. Ni dans l'alcool – je sais, personne ne me croira mais c'est vrai. Non, je me suis remis à la lecture. 

Chacun son truc. Quand il s'ennuie, Jean Ping voyage aux frais de l'Union Africaine. Dans leur temps libre Amilcar Cabral et Agustino Neto écrivaient des poèmes d'une niaiserie géniarde à faire pleurer des poules; Hitler peignait des personnages de Walt Disney; Abdoulaye Wade convoque la presse; moi, je lis.

 

J'ai retrouvé, la semaine passée, une très vieille version d'Agape des dieux, pièce de l'écrivain et homme politique Malgache Jacques Rabemananjara. C'est comme de retrouver une femme qu'on a aimée jadis. Elle a "mûri". La peau est moins ferme mais son parfum plus enivrant. Une de mes premières émotions littéraires. Je me souviens de nuits entières passées à lire et relire les mêmes passages, vers lesquels je retourne encore avec le même bonheur, inaltéré :

·                     Le bonheur ! Encore un mythe que chacun se forge et conçoit à sa manière.

·                     Imitez le zébu blessé, il beugle mais n'en broute pas moins.

·                     Si les murs d'une prison pouvaient crier, si les cellules d'arrêts, les salles de garde et de torture témoigner, l'on ne serait guère fier d'appartenir à ce genre particulier d'animaux féroces désignés sous le nom d'hommes.

·                     Le bonheur authentique ne s'explique, il nous empoigne à l'improviste pour mieux  nous éblouir de sa nouveauté, et il nous rompt l'entendement pour nous épargner les instances de la raison.

·                     Coutume ! coutume ! encore de ces inventions imbéciles que des ancêtres scrofuleux, pris de colique ou de cocasserie mystique avaient caprice d'éditer, d'imposer à la bauderie de leur progéniture !

·                     Jamais est un mot rigide, sans boucle ni rondeur, un mot interdit, à rayer du dictionnaire pour qui s'apprête à faire son entrée dans le monde.

Rabemananjara occupe une place à part dans le mouvement de la Négritude. Une tonalité différente, ni la voix brutale et exaltée de Césaire, grandes orgues et karyenda, ni l'humour tranchant et blessé de Damas, ni le lyrisme piéton de Senghor. Sa poésie habite une douleur dominée, ironique. La réalité est tenue à bras le corps, secouée, raillée. Surtout quand elle est brutale. Tout est à sauver chez Rabemananjara. Commencez par Antsa, sublime chant d'amour à une terre, au sang versé qui ne sait pas s'évaporer, à la liberté surtout :

Madagascar !

Qu’importent le hululement des chouettes,

le vol rasant et bas

des hiboux apeures sous le faîtage

de la maison incendie ! oh, les renards,

qu’ils lèchent

leur peau puante du sang des poussins,

du sang auréole des flamants roses !

Nous autres, les hallucines de l’azur,

nous scrutons éperdument tout l’infini de bleu de la nue,

Madagascar !

La tête tournée a l’aube levante,

un pied sur le nombril du ponant,

et le thyrse

planté dans le coeur nu du Sud

Jacques Rabemananjara est décédé en 2005. Isaïe Biton Coulibaly est toujours vivant.

Joël Té Léssia