Les langues de nos mères

yakamoz_98151En octobre 2007, l’Institut für Auslandsbeziehungenun (Institut Allemand des relations culturelles internationales) réunit à Berlin un comité international d’experts chargés de désigner le plus « beau mot du monde » parmi 2500 propositions émanant d’une soixantaine de pays. Arrivèrent aux trois premières places et dans cet ordre : « Yakamoz », « Hu Lu » et « Volongoto ». Le premier terme, d’origine turque, signifie « reflet de la lune dans l’eau ». La traduction du mandarin« Hu-Lu » serait « ronflement harmonieux ». Le troisième mot, originaire de l’Ouganda désigne un « état chaotique, désorganisé ».

Il va sans dire que l’idée de ce concours est absurde. Harmonieux ou non, difficile d’imaginer qu’un mot renvoyant au ronflement soit parmi les plus beaux du monde : trente millénaires de civilisation pour en arriver là…

Il y a néanmoins quelque chose de fascinant dans le soin que différents groupes humains mettent à nommer certains aspects de la réalité. La tentation est forte d’en déduire de furtives leçons de psychologie sociale, comme si l’attention accordée à désigner une chose était un bégaiement de l’inconscient collectif, un lapsus freudien à l’échelle d’une « nation »

L’un des exemples les plus connus est l’allemand « schadenfreude ». Il est difficile de le traduire. Les termes français « mauvaise joie » et « joie perverse » échouent à rendre correctement l’idée de plaisir (plus que la simple satisfaction) éprouvé au malheur d’autrui. Pour autant ce contentement est trop passif et détaché pour être rendu par « sadisme ». Quelles leçons retenir du fait qu’il existe un terme en allemand pour synthétiser cette émotion universelle, alors que les myriades d’autres dialectes existant sur cette planète ont pour l’essentiel préféré s’abstenir ? Probablement pas plus que de l’existence de « saudade » en portugais qui désigne nostalgie et mélancolie, teintées d’une vague prémonition, comme si l’objet de ces sentiments était définitivement perdu, à soi et au monde ; ou encore celle du « han » coréen qui renvoie à un état d'esprit, une tristesse née d'un sentiment d’injustice personnelle et toute puissante, qui laisserait quand même la place à l’espérance.  

Aussi, lorsque la notion reste inchangée, de subtils glissements peuvent s’opérer dans le choix du locuteur qui sont remarquables et assez « parlants » : par exemple, en anglais et en espagnol, la notion de manque se traduit à la première personne (« I miss you », « Te extraño »), alors qu’en français et en italien, l’être manquant est le sujet plutôt que l’objet (« tu me manques », « tu mi manchi »).

A teacher embraces children  at a pre-school in Cape Town's Khayelitsha townshipA la base de ces vagabondages linguistiques se trouve un puzzle : les formes singulières que prend « l’empathie », dans plusieurs langues africaines. Il est malheureux qu’un terme aussi peu mélodieux que « Volongoto » ait été le représentant « africain » désigné par le Jury de Berlin (devant « Madala » en Haoussa qui signifierait « Dieu merci »).

Par exemple, la simplicité de l’interjection « ndeyssaan » (wolof) et sa mélodie neutralisent la complexité des sentiments qu’elle traduit : selon sa position dans la phrase et l’intonation, elle peut exprimer la pitié (passive) ou faire appel à la miséricorde (active), convoyer de l’enthousiasme ou un ébahissement devant le beau et l'exceptionnel. Mais plus encore, cette expression traduit une forme particulière de tendresse, de souffrance par procuration. Il est rare qu’un tel écheveau de sentiments et de sensations soit rendu par un seul terme. Qui plus est, même pas un nom ou un adjectif, une expression qui tient plus du cri que de l’interpellation.

Le terme « yako » est familier à tous les Ivoiriens et au-delà (bienheureux celui qui en trouve l’origine exacte). « Demander yako » signifie un peu plus que « demander pardon » ou faire « amende honorable ». D’abord on ne peut raisonnablement exiger de quelqu’un qu’il demande pardon, on peut forcer quelqu’un à « demander yako ». On peut refuser de pardonner, difficile d’imaginer qu’on puisse garder rancune ou conserver grief contre quiconque aurait « demandé yako ». C’est presque une forme primaire du « benedic mihi ». Mais aussi, le terme renvoie à l’idée d’effacer les malheurs, d’attirer à soi et de décharger autrui d’une partie de ses souffrances : la mère qui répète « yako » au gosse qui vint de chuter, l’ami qui le dit et le redit au tout récent orphelin, la ménagère inconnue qui le murmure au quidam abandonné en loques par des brigands. Le terme français "désolé" est trop faible, impersonnel et inadéquat pour porter pareille identification.

Il existe, je crois, dans la langue de ma mère (ma langue maternelle ? – en tout cas, celle qu’elle utilise pour me gronder), un terme pour désigner le géniteur qui a perdu son enfant – l’exact opposé de l’orphelin – terme qui à ma connaissance n'existe dans aucune langue indo-européenne. Je n’arrive pas à m’en souvenir. Je sais aussi qu’une expression (« yiehi »), assez difficile à prononcer (les «i » ont des longueurs et des accentuations différentes), similaire au « ndeyssaan » wolof, existe et peut renvoyer à l'idée de « proches », de « famille » ou de « clan » – comme si les notions de douleur et d’empathie étaient inséparables de celle de communauté de vie et de souffrance.

J’en retire une fierté un peu puérile. Je vois dans cette langue, un miracle égal peut-être à celui de la gastronomie italienne : richesse des sens, extrême simplicité des moyens. Je trouve quelque chose de reconfortant dans la complexité de cette langue toute en  périlleuses nuances et en inflexions, en pauses et en accélérations. Je retrouve parfois certaines inflexions et intonations définitivement « maternelles » dans ma pratique quotidienne du parler des missionnaires. A titre d’exemple : je n’ai jamais su où placer les accents aigus en français.

Pour le meilleur et pour le pire, je suis francophone. Mais, beaucoup d’entre nous en ont fait l’expérience : il y a les langues qu’on parle et celles dans lesquelles on pleure. Ce sont rarement les mêmes. Pour cela, je plains sincèrement les futures générations d’Africains qui n’auront pas à leur disposition ce répertoire immémorial, carte intérieure d’une géographie de la souffrance et du malheur, transmise jusqu’alors de mères en fils. C’est peut-être le prix du progrès et de la mondialisation.

Pour l’abolition des armées nationales africaines

La crémonie du 14 juillet, fête nationale française s’est déroulée cette année en présence du président malien par intérim, Dioncounda Traoré[1] et des ministres de la défense de 13 pays africains qui ont participé aux opérations militaires au Mali. Le défilé militaire a été ouvert par un détachement de soldats maliens (victorieux contre le terrorisme, comme chacun sait, ou ne sait pas…) et des forces de la Minusma. C’est à rendre le plus solide des intellectuels africains schizophrène.

Hormis les formidables troupes tchadiennes, il est impossible de repêcher un des voisins du Mali, dans la catastrophe que ce pays a connu au cours des dernières années. Tous ont plus ou moins traîné les pieds, du Sénégal au Nigéria, tout le monde avait son excuse bien en main : pas d’argent, pas d’avions, pas de légitimité, pas de stabilité, pas de troupes, on peut bien détacher 50 soldats à gauche, 120 ici ! Qui dit mieux ! Je me couche. Tu t’allonges ? Etc. Pendant des mois et des mois. Aujourd’hui, le club des 13 a délégué ses ministres à Paris. La couardise, ça se célèbre!

A quoi servent les armées africaines?

Il faudrait bien que quelqu’un pose la question suivante : de façon générale, à quoi servent les armées africaines ? A quoi exactement ?

restitution bases françaises

De mutineries en rébellions, de coups d’état en menaces de sécession, la plupart des troubles connus par les pays Africains au cours de cinquante dernières années sont venus de leurs hommes en armes. Les principales menaces armées auxquels les pays africains sont confrontés aujourd’hui ne peuvent être résolues par les armées classiques. Lorsqu’elle intervient, la toute puissante armée Nigériane est plus efficace à tuer des civils qu’à combattre Boko Haram. L’extrêmement disciplinée armée Sénégalaise a consacré les deux dernières décennies – et gageons les deux prochaines – à jouer à cache-cache en Casamance avec la rébellion. Face à la LRA, l’essentiel de l’armée ougandaise ne sert strictement à rien, ce sont des unités spécialisées, formées pour et à ce type de menaces qui sont le plus utile. Pour lutter contre la piraterie en haute mer, les attaques de champs pétroliers et la pêche illégale, les bâtiments de guerre accumulés par les pays du Maghreb ne sont strictement d’aucune utilité.

Le fait est que les pays africains constituent leurs armées et continuent de les entretenir, de leur consacrer des parts aberrantes et indécentes des ressources nationales, sous le prétexte qu’elles sont nécessaires en cas de conflits avec leurs voisins. Conflits qui la plupart du temps ne se réalisent pas. Et lorsque de tels guerres interétatiques ont lieu, c’est le plus souvent soit par procuration (Tchad contre Soudan, Rwanda et Congo), soit parce que l’armée a de fait pris le contrôle de l’Etat (l’Erythrée est l’incarnation africaine du vieil adage de von Schrötter « non pas un pays avec une armée, mais une armée avec un pays).

J’ai tourné autour de ce point à plusieurs reprises au cours des deux dernières années, c’est peut-être le moment de le formaliser : il est temps d’abolir les armées nationales en Afrique subsaharienne – les pays du Maghreb ont assez de raisons de les maintenir, entre les vieilles rancunes nationales et Israël, il n’y a qu’à choisir…

En abolissant ces armées, comme le fit le Costa Rica il y a plus de cinquante ans, cela dégagerait une partie des ressources financières gaspillées actuellement à entretenir une classe exceptionnellement dangereuse et meurtrière de ballerines pour jours de parade, mais cela aussi ôterait des systèmes démocratiques africains l’épée de Damoclès représentée par ces capricieux et virevoltants chiens de garde.

Imaginez le camp Gallieni… Fermé!

Des armées régionales seraient constituées, sous l’égide des exécutifs régionaux, déployables sous mandat conjoint du conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine et d’un organisme de coopération régionale dédié. Elles pourraient être organisées de façon à réagir contre les menaces nouvelles auxquelles l’Afrique est confrontée : trafic de drogue et de personnes, insurrections terroristes, piraterie. Ces soldats seraient le bras armé de la démocratie en Afrique, constitué par l’Afrique, pour l’Afrique. Plus besoin de recourir aux forces des anciens empires coloniaux. Les forces de police et de gendarmerie seraient certainement maintenues, mais sans plus. Plus de maréchaux, ni de généralissimes. Plus de chars autour des hotels des opposants. Il faudra se présenter tout propre devant une cour à Addis Abeba et expliquer en anglais pourquoi on veut bien faire un coup d’état.

S’il n’y a pas de soldats pour menacer le parlement ou les électeurs, qui pourra se maintenir au pouvoir par la force ? S’il n’y a pas d’armée nationale, qui pourra se mutiner contre un gouvernement démocratique ? Et s’il n’y a plus de garde républicaine hyper-loyale à l’hyper-président, qui décidera de tirer sur les opposants.

Je sais que rien de cela ne se réalisera bientôt. Pour mille raisons, le crépitement des tambours majors, le bruit des bottes sur le pavé, les têtes rasées, tempes et nuques dégagées, « présentez armes ! », tout cela a ses partisans.

Mais pour combien de temps encore ?

Imaginez le camp Gallieni. Fermé.

C’est si facile quand on essaie…

 


[1] Il faudra qu’un jour je me renseigne sur sa manie de l’écharpe blanche, à Dioncounda Traoré : en a-t-il une collection ? Des équipes de blanchisseurs sont-elles chargées de nettoyer nuitamment l’artefact  vestimentaire préféré de son excellence ? Qui la lui a offerte ? Et pourquoi blanche au fait, avec la poussière de Bamako ?

 

 

 

 

 

Ave Mayra!

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Maintenant que pour être artiste ou pour être amante, il est indispensable d’avoir moins de 30 kilos et 30 points de QI, Mayra Andrade réussit la prouesse, assez rare pour être saluée, d’être une femme de son temps, sans être prisonnière des absurdités de notre âge.

Une femme comme on n’en fait plus. Avec un vrai corps de femme, présent et ferme, souple et tendu. Plein de formes et de nuances. La promesse d’une compagnie – les nuits cap-verdiennes sont froides, Marie ; si froides tu sais ?  Une voix. Qui sait être calme et rassurante comme dans « Morena, menina linda » ; vent d’ouest, doux et léger, qui souffle « femme, du haut de tes vingt et un ans, je sais ta soif d’être libre. Et je viens te rendre ton enfance.» Voix sereine de femme-mère qui éveille l’écho de notre enfance.

Ou la voix rieuse, espiègle, allègre qui dans « Lapidu Na Bo », « Turbulensa » ou dans « Dimokransa » annonce plutôt qu’elle n’accompagne le rythme fou des instruments. Voix désespérée et nostalgique, presque coléreuse qui fait de « Dispidida » un chef-d’œuvre de la musique africaine des cinquante dernières années. A ranger peut-être une étagère en dessous de la version de « Malaika » par Angélique Kidjo.

Voix tragique qui appelle tous ces termes anglais que notre pauvre langue française ne sait pas traduire : blues, woe, longing. Voix qui dit la souffrance et l’espérance comme seule l’imminence de la mort les enseigne aux hommes. Voix qui dès les premières notes de « Juana » me replonge quinze ans en arrière. C’est un autre soir de deuil. Les pleureuses se succèdent au centre de la cour. Et je n’arrive pas à être triste. Tétanisé comme je ne l’ai plus jamais été.

Voix pleine, voix virtuose qui tient de bout en bout ces merveilles que sont sa reprise de « Tunuca » et « Nha Nobréza » , passant sans anicroche du plus moderne des funanas à la plus suave des mornas. Et « Lua »…

Afrique du Nord, Adieu!

Le déclenchement de l’Opération « Serval » des forces armées françaises au Mali, marque une étrange, mais tellement prévisible, défaite de l’Afrique (du Nord).
 
Lancée le 11 janvier 2013, cette opération a trois objectifs, selon les informations communiquées par le ministre de la défense français Jean-Yves Le Drian,  :
 
  1. « arrêter l’offensive en cours des groupes terroristes et djihadistes ;
  2. empêcher leur avancée vers Bamako qui aurait pu menacer la sécurité du Mali ;
  3. assurer la sécurité des ressortissants français ainsi que des Européens. »

 

Soldats Français en partance pour Bamako - Opération Serval
 
 
On l’aura compris, il ne s’agit pas rétablir « la paix » ou « l’intégrité territoriale » du Mali. Ce boulot, ils le laissent « aux Africains ». Mais lesquels, exactement ?
 
Ce sont, au bas mot, un demi-millier de soldats français, une vingtaine d’avions, environ le double de blindés, un nombre non-spécifié de véhicules de transport militaires et quelques dizaines d’agents-instructeurs et de renseignement que la France entend déployer au Mali, pour une durée encore indéterminée. La Grande Bretagne mobilise des avions de transports militaires C17 et des drones américains seraient déjà sur le théâtre des opérations. Deux jours à peine après le lancement de l’opération, on dénombre un soldat français mort (le lieutenant Damien Boiteux), un blessé et un hélicoptère hors service.
 
Quelques questions méritent d'être posées :
 
Pendant que des soldats de l’ancien empire colonial risquent leur vie pour empêcher la transformation du Mali en sous-préfecture du califat djihadiste, que font l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie ?
 
A quoi sont employés les  130 hélicoptères de combat des forces aériennes algériennes ?
 
Hormis les sporadiques raides au Sahara occidental que fait le Maroc de ses 50 Mirage ?
 
A quoi servent les 200 chars Abrams de son armée de terre[1] ? La vingtaine d’avions de combat F16 ? Les 24 avions d’entraînement et les trois hélicoptères ? Les bombes à guidage laser? Et les 2 milliards de dollars dépensés pour l’acquisition de 16 nouveaux F16 ?[2]
 
Et les 5 milliards de dollars que dépense l’Algérie, chaque année, pour son armée[3] ?
 
Où sont les F-5 de la Tunisie ?
 
[ Voir ici le Panorama des forces aériennes au Sahel Tiré du World Air Forces 2011/2012 | Flightglobal Insight]
 
Tout cet armement, tout cet argent dépensé, pour quoi, exactement ? Pour la parade[4] ?
 
Oh l’armée malienne est indéfendable, pour sûr. Il faudra la reconstituer, c’est certain. Le système politique malien est brisé. Et ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on voit les soldats de la CEDEAO s’apprêter à mourir pour le Mali. Mais s’il est bien une région directement concernée par le succès ou l’échec de la poussée djihadiste au Mali, c’est bien le Sahel. Et les puissances économiques et militaires de cette région prouvent encore une fois leur incapacité à prendre l’Afrique subsaharienne au sérieux. On en est réduit à dépêcher des soldats Nigériens, en attendant que soient mobilisés ceux du reste de la CEDEAO… C’est dire l’état de la région.
 
A quoi s'attendent exactement les gouvernements des pays du Maghreb?
 
Qu'après le Mali les Djihadistes s'orienteront vers le Bénin? Il est évident qu'un Mali transformé en nouvelle Somalie laisse le Niger, son Uranium, son armée débilitée et sa tradition de coups d'état, à portée de canon. Et au delà, les reliquats du "khadafisme", les mouvements intégristes difficilement maîtrisés dans la région auront, de fait, une base arrière solide – probablement reconnue par l'UA. Se contenter d'ouvrir son espace aérien ( comme le fait l'Algérie) est à ce point en deçà de l'urgence de la situation qu'on ne sait s'il s'agit d'ignorance ou de sabotage. 
 
Et ce n’est pas faute d’avoir sollicité les pays du Maghreb. L’argument pré-mâché de « l’arrogance » occidentale ici fait long feu. Tout au long de l’année 2012 les Etats-Unis et la France n’ont cessé de démarcher l’Algérie, de convaincre ses autorités de participer à la préservation d’un semblant d’intégrité territoriale chez ses voisins[5], en vain. La diplomatie « souterraine » défendue par Alger (contre le « forcing militaire[6] » de Paris) a bien des raisons de se rester cachée – elle est honteuse : avec la pompe qui caractérise les grands moments de lâcheté, la Tunisie, la Libye et l’Algérie viennent d’annoncer un plan de coopération afin de renforcer la surveillance de leurs frontières[7]. Frontières mises en danger, par la « crise » au Mali – et encore plus, on le devine aisément, par « l’intervention française ».
 
Après le fiasco de l’intervention de l’Otan en Libye – fiasco pour l’UA[8] qui jusqu’au dernier moment n’a pas pu se résoudre à condamner l’usage de la force contre des civils -, l’apathie de l’ONUCI et de l’ECOMOG au plus fort de la crise ivoirienne de 2011, les Africains, dans leur ensemble, devraient se sentir morveux de devoir recourir encore une fois aux forces de l’ancienne puissance coloniale pour se sortir du pétrin. L’Afrique du nord, encore plus que le reste. Qui oserait, aujourd’hui, reprendre le cri de cœur d’Alpha Blondy : « armées françaises, allez-vous en de chez nous? »
 
Une cinquantaine d’abrutis manifestent devant l’ambassade de France à Londres contre l’intervention des forces françaises. Non pas par anti-impérialisme, mais en défense d’un autre impérialisme : l’imposition de la sharia à l’échelle planétaire[9].
 
Les affiches confiées parfois à des fillettes portant le voile lisent « Les musulmans arrivent ». On aimerait y croire…
 

Joël Té-Léssia


 

Selon les informations disponibles à l’heure actuelle, le gros des forces françaises mobilisées et mobilisables se résume ainsi[1] :

Matériel

Troupes

·         Des hélicoptères Gazelle du 4e régiment d'hélicoptères des forces spéciales (nombre non-spécifié)

·         2 Mirage F1 CR de l’Escadron de reconnaissance 1/33 Belfort

·         6 Mirage 2000D de l’Opération “Épervier”  basée au Tchad

·         3 Boeing KC-135 Stratotanker – avions de ravitaillement en vol

·         1 Hercule C-130

·         1 avion de transport Transall

·         Des Rafale du régiment Normandie-Niemen (nombre non-spécifié)

·         1 compagnie du 21e Régiment d’Infanterie Marine

·         1 peloton du 1er 1er Régiment Étranger de Cavalerie de la Légion étrangère

·         1 compagnie du 2e Régiment d'Infanterie de Marine

·         2 compagnies du  2e Régiment étranger de parachutistes.

·         200 militaires du groupement « terre » de la force Epervier (basée au Tchad) préparés à rejoindre Bamako

 

Les mots du pays

Home is where one starts from
T. S. Eliot    East Coker V, Four Quartets
 
Des années durant, rentrer à Abidjan signifia retrouver un pays qui momentanément avait cessé d'être le mien, une famille qui s'était agrandie sans moi et surtout – plus douloureux que le reste – retrouver une langue qui n'était plus tout à fait la mienne – léger dépaysement en terre natale.
 
 
Vu de l'extérieur, le parler des Ivoiriens est une forteresse. Il n'y a pas de policiers en Côte d'Ivoire, mais des Yous. Pas de militaires mais des monos. Pas de palabres, mais des "draps" ; Y a pas draps, Y a Fohi. Je pouvais tranquillement abandonner la prononciation des "r", des "déterminants"; abandonner le subjonctif et l'imparfait du conditionnel. Des raccourcis tels que "c'est par rapport à par rapport" seraient compris dans la seconde, par des gens qui parlaient comme moi : mes compatriotes, mes compagnons de barricade. L’ancien assaut, lancé des décennies plus tôt, contre la langue du colon restait aussi solide que jamais. Nous avions récupéré la langue de l'administrateur colonial, du coopérant, de l'académicien et de l'instituteur et en avions fait un parler à notre démesure.
 
Peu de choses m'agaçaient autant, à Saint-Louis, que d'entendre les Sénégalais critiquer ou "imiter" cette langue que nous avions mis tant d'années à bâtir. Peu importe ce qu'en disait le Larousse, NOUS savions NOUS qu'il ne s'agissait ni d'un pidgin (quelle horreur), ni d'un dialecte (nous laissions ça au Wolof). C'était une langue impure et compliquée, changeante et franchement irritante. (Les moues condescendantes que je recevais à Abidjan, chaque fois que je devais demander le sens d'une nouvelle expression : "Tu ne sais pas ce que veut dire 'prends mon gbon'? Tu fais quoi chez nous même? – et l'estocade – retourne chez les Nagadefs!")
 
Rentrant de Dakar, j'avais un rituel : me laisser courtiser par les chauffeurs de taxi (le plaisir de s'entendre appeler "mon lieutenant" quand on n'a pas droit à ce titre!), puis me résigner à rejoindre le domicile familial où invariablement mon arrivée était "fêtée" d'un "Ah, tu es arrivé! C'est bien : dis  tu sais comment changer l'ampoule de la cuisine?"ou quelque chose de ce genre – et je rentrais de 10 mois épouvantables dans un internat militaire, j'aurais été kidnappé que la réception n'aurait pas été fondamentalement différente! Et je passerais dix jours à me réhabituer au débit, au rythme et aux mots de mon pays.
 
Aujourd'hui… Je me connecte parfois sur Abidjan.net pour lire les épouvantables nouvelles du pays. L'armée n'est toujours pas sous contrôle. Aucun des griefs censés "justifier" la rébellion de 2002 n'a été adressé – encore moins résolu. La liberté de la presse recule chaque jour davantage. On parle d'envoyer des soldats Ivoiriens combattre au Mali — oui, oui, au Mali, ce pays qui abrita et forma ceux qui en 2002 projetaient de faire un coup d'état en Côte d'Ivoire, mais passons. Des enlèvements. Des exécutions sommaires. De nouvelles attaques contre un commissariat, un poste frontalier, un camp – take your pick. On parle (encore?) d'ennemis intérieurs et d'agents étrangers. Tout ça peut passer.
 
Ce qui me manque le plus, dans cette république bananière qu'est devenue la Côte d'Ivoire, c'est l'inventivité de la langue. En quatre ans, depuis mon dernier passage en 2008, qu'est-ce que j'ai pu rater! Que la violence, l'insécurité et la misère me retiennent de "rentrer chez moi" est grave. Qu'elles m'empêchent de revoir les miens est scandaleux. Qu'elles me privent de ma langue est criminel!

Au nom de la mère…

avortementDes grossesses qui surviennent chaque année en Afrique, 13% (les chiffres les plus récents datent de 2008) aboutissement à un avortement :  soit plus de 6 millions d’interruptions volontaires de grossesses provoquées sur le continent [PDF]. De ces avortements, 3% à peine ont lieu en milieu hospitalisé. Ce n’est pas une coquille, juste 3% et encore, « milieu hospitalisé » ici est un euphémisme de l’OMS pour signaler qu’au moins quelqu'un s'y connaissant se trouvait sur place : un garagiste fan de Grey's Anatomy ne ferait pas l'affaire, mais c'est juste juste…

Le plus souvent, d'ailleurs, il s’agit de sages-femmes sous-qualifiées, débordées et pas particulièrement amènes. Déjà qu’en Occident, le traitement que reçoivent les femmes souhaitant exercer leur droit à l’avortement, en centre hospitalier est parfois très limite – regards condescendants et interrogatoires agressifs, quand ce n’est pas leur équilibre mental même qui est remis en question – il est peu probable que la situation soit meilleure en Afrique subsaharienne.

Je me souviens personnellement de l’incroyable désinvolture et des jugements de valeur que les sages-femmes s’étaient senties le droit d’adopter et d’émettre devant ma propre mère, durant les mois précédant ma perte du statut de benjamin. Je n’ose imaginer ce que doivent affronter les jeunes filles et les femmes de situation plus modestes qui désireraient, elles, avorter… Ou plutôt j’imagine très bien : en Côte d’Ivoire, l’avortement n’est possible que… « pour sauver la vie de la femme ». Elles n'ont juste qu'à convaincre les matrones qu'elles risquent de mourir – ou opter pour la voie clandestine.Et encore, elles ont cette alternative…

Les interruptions volontaires de grossesses ne sont pas autorisées dans quatorze pays d’Afrique subsaharienne et dans toute l’Afrique du Nord (avec la seule exception tunisienne – mais pour combien de temps ? -) Ni le viol, ni la mise en danger de la vie de la mère, ni l’inceste, ni les malformations du fœtus : aucun de ces « motifs » n’ouvre aux femmes sénégalaises, congolaises, gabonaises ou somaliennes, entre autres, le droit à l’avortement. Pire, elles restent passibles de poursuites judiciaires dans la plupart de ces pays. Elles… et les personnes qui leur auraient porté assistance. Le géniteur trouve là une raison de plus de ne pas se mêler "au problème"…

Seuls le Cap-Vert, la Tunisie, l'Afrique du sud (et la Zambie dans une certaine mesure) autorisent les interruptions de grossesses "sur demande" – dans la limite ordinaire de 12 semaines après la procréation. Dans la plupart des autres pays d'Afrique subsaharienne, la question ne fait même pas débat : la légalisation de "l’évacuation volontaire du produit de la conception" (seules des assemblées d'hommes ventripotents et jouisseurs auraient pu inventer un euphémisme aussi sinistre que creux) n'a figuré sur aucune des plateformes politiques, d'aucun des partis politiques majeurs, durant l'ensemble des élections législatives et présidentielles organisées ces deux dernières années sur le continent.

On connaît tous le mensonge utilisé pour justifier cette situation : priorité à la contraception – "l'avortement ne peut pas être une alternative au planning familial". Laissons de côté le fait que ce mensonge est meurtrier (14% des décès maternels – soit 29.000 chaque année – sont "le résultat d'un avortement non-médicalisé", données de l'OMS "). Oublions en passant, le jeu politique scandaleux " mis en place aux Etats-Unis qui, sous les présidences républicaines, interdit le financement d'ONG promouvant la contraception (la "Mexico City Policy"). Ce qui est insupportable ici c'est que le législateur prétend qu'il y a une égalité de fait, au sein du couple, quant au choix des pratiques contraceptives. Le système fonctionne comme si. Comme si toutes les femmes africaines avaient la possibilité d'imposer le coït interrompu ou l'utilisation des préservatifs. Comme si toutes ces méthodes étaient à 100% efficaces. Comme si les femmes africaines perdaient le droit de choisir quand, à quelle fréquence et comment elles (re)deviennent mère, juste parce qu'elles ont atteint l'âge de l'être. Comme s'il n'y avait aucune pression sociale. Comme si donner le pouvoir aux femmes sur leur cycle reproductif n'était pas la solution la plus efficace jamais imaginée pour lutter contre la pauvreté. Comme si les portes du progrès s'arrêtaient au détroit de Gibraltar. Ceci rend d'autant plus scandaleux le fait que la question de la légalisation ne soit même pas posée, encore moins discutée. L'hystérie que l'avortement provoque aux Etats-Unis peut paraître puéril à bien des égards. Au moins, "là-bas", le droit des femmes à disposer de leur corps est au coeur du débat.

Mère, soeur (religieuse) ou putain. Rien d'autre. Ou plutôt si : stérile. Voici résumé tout ce à quoi une femme puisse aspirer dans quatorze pays africains, sans qu'aucun membre des classes politiques au pouvoir n'y trouve rien à redire. Si cette pensée ne vous révolte pas…

Joël Té-Léssia

Une saison en transe

C'est contre le bon sens que j'ai accepté la proposition d'Emmanuel Leroueil et Nicolas Simel Ndiaye de tenir rubrique sur Terangaweb. Mais c'est toujours en ayant à coeur la défense absolue du bon sens que j'ai mené cette tâche. J'aurai en vérité conduit, presque en solitaire, une assez éprouvante bataille contre moi-même et ma fainéantise naturelle pour produire semaine après semaine, une chronique plus ou moins lisible, sur ce que je "voyais".

Seul le temps dira si j'ai eu raison de préférer une Libye sans otage à une Libye sans OTAN; de considérer que des statues et fétiches Dogon valaient moins que les vies de soldats et la démocratie malienne; de trouver obscène et puérile l'obsession que l'homosexualité soulevait dans tant de pays africains; de m'indigner du silence des médias africains sur la nouvelle vague de famine en Afrique de l'Est ou l'élection de Mogoeng Mogoeng à la tête de la Cour Suprême sudafricaine; de penser l'adulation dont bénéficie Soro Guillaume sotte et criminelle; de rappeler qu'Abdoulaye Wade était avant tout une créature des Sénégalais, un produit de leur indolence; de perdre patience devant la Mandelâtrie qu'on nous impose depuis bientôt quinze ans. Seul le lecteur dira si chemin faisant j'aurai bousculé quelques conformismes sur la Couleur Noire, l'obsession de la généalogie et des racines, l'inanité des religions et des superstitions. Enfin, seule la postérité, donc la mort, dira si cette entreprise était oeuvre d'art ou sordide perte de temps.

"Ce que je vois" sera interrompu durant l'été. La saison 2 devrait être plus politique.

Maintenant que j'y pense, je ne suis pas sûr que je paierais pour lire mes chroniques… Autant les rendre disponibles gratuitement, elles ont été écrites pour être lues… Voici le résultat d'une saison passée en transe.

Une Saison en Transe

L’aventure ambiguë de Soro Guillaume

 
 
« Si nous ne devons pas réussir, vienne l’Apocalypse !»
L’aventure ambiguë, Cheikh Ahmidou Kane
 
Avec son sens habituel de la mesure, lorsqu’il s’agit de la Côte d’Ivoire, l’hebdomadaire panafricain « Jeune Afrique » barrait sa Une, il y a quelques semaines, du titre « Le fabuleux destin de Soro Guillaume. » Curieux non-sens. Pour qui s’en souvient, le film de Jean-Pierre Jeunet mettait en scène une jeune fille semi-gaga, semi-idéaliste, outrageusement altruiste qui décide de rendre joie et bonheur à une fournée de proches inconnus dans un Paris désincarné et reconstruit à la mesure de ses lubies.
 
Je défie quiconque de trouver la moindre trace d’altruisme, de sincérité ou d’idéalisme dans le parcours glacé, calculé – et au passage assez sanglant – de l’ancien Président de la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire. Pour la rédaction de Jeune Afrique, ce n’est pas très important. Ce qui compte, c’est la finalité, les résultats. Il suffit pour cela de constater la méprisable extase de ces « journalistes » devant le succès du bonhomme ! Saint-Soro n’a pas pris de vacances en cinq ans (c’est lui qui le dit)! Quelle aventure : chef de rébellion à 29 ans, ministre d’état à 30, premier ministre à 34 ans, président de l’Assemblée nationale à 39. Si tout va bien et qu’Alassane Ouattara arrive au bout de ses deux mandats (rien que ça), Guillaume Soro n’aura que 48 ans en 2020.
 
Qu’il ait pris la tête d’une bande armée qui sema la mort dans la moitié de son pays, n’est que la preuve de sa détermination à « sauver » celui-ci. Qu’il ait abondamment trahi et comploté afin de s’assurer un pouvoir sans partage au sein de cette rébellion (au point où – et Jeune Afrique frétille d’excitation devant le scoop – c’est par son propre vouloir, unique et autoproclamé, que Guillaume Soro, au lendemain de la « bataille d’Abidjan » se refuse à prendre le pouvoir et le laisse à Alassane Ouattara) est signe de son sens politique et de son respect de l’ordre constitutionnel. Qu’il ait Blaise Compaoré comme mentor est le signe qu’il réussira. On croît rêver.
 
Jusqu'au cynisme implacable avec lequel, Guillaume Soro analyse les décisions de la CPI, tout émerveille la rédaction de Jeune Afrique : « La CPI va juger Jean-Pierre Bemba ; elle n'a pas, que je sache, mis en cause Joseph Kabila. » quelques lignes plus loin, le commis d’office qui signa le papier ajoute « Serein peut-être mais aussi préoccupé, l'ancien chef de guerre sait que, dans la pire des hypothèses, Alassane Ouattara ne le lâchera pas. On le sent pourtant désireux d'être au plus vite soulagé de ce qui apparaît comme une sourde menace, histoire qu'elle ne vienne pas s'immiscer en travers de son destin. »  On sent la plume qui frétille quand le gratte-papier cède au lyrisme (au sujet des ambitions présidentielles du nouveau président de l’Assemblée Nationale) : « cette ambition, naturelle chez un homme aussi jeune, aussi brillant et avec un tel parcours, n'a rien d'illégitime » Et c’est écrit sans second degré. Sur son élection au perchoir (236 votes sur 249, vive le pluralisme), le « jeune homme brillant » conclut en toute modestie : « Quant aux treize députés qui se sont abstenus, je les remercie. L'unanimité aurait été embarrassante. » Je n’invente rien, tout est tiré des pages de Jeune Afrique. On est partagé entre le rire et la gêne.
 
Chacun peut penser ce qu’il veut de l’aventure personnelle de Guillaume Soro. Dans les rangs même de TerangaWeb (et c’est une vieille polémique), il en est qui considèrent que c’est le parcours d’une jeune homme ambitieux, courageux et tactique, qui comprit très vite que dans le contexte ivoirien de la fin des années 90, la voie radicale était la plus sûre, pour quiconque nourrissait une ambition politique. En cela, son évolution personnelle n’est pas si éloignée que ça, de celle d’un Blé Goudé, par exemple : « Forces Nouvelles » contre « Jeunes patriotes ». Au passage, tous deux sont issus des rangs de la Fesci. Soit. Mais de là à décrire ce parcours comme l’accomplissement d’un sacerdoce, comme une responsabilité imposée, presque par défaut, à un jeune homme désintéressé dépasse l’entendement. Mais cela ne m’étonne qu’à moitié du journal qui publie les très oubliables chroniques de Fouad Laroui.
 
Je sais par expérience, à quel point il est difficile de trouver un bon titre. C’est tout un art. En général, il faut un rédacteur en chef assez efficace pour faire comprendre au journaliste que « Je hais l’Islam, entre autres » est meilleur que « Quelques considérations sur la question musulmane dans la France contemporaine. » Référence, pour référence et sauf mon respect pour les très honorables scribouillards de la rue Hoche, « L’aventure ambigüe de Soro Guillaume » correspondrait mieux à la réalité que « le fabuleux destin de Soro Guillaume »
 
En attendant, qu’on me pardonne de ne pas me prosterner, ébaubi par la "destinée" fulgurante de Guillaume Soro . A 35 ans, il était ministre d’Etat ? A 35 ans, un de mes oncles fut abattu froidement par les membres des Forces Nouvelles de Guillaume Soro "Chef de Guerre", parce qu’il souhaitait protéger notre résidence ancestrale du pillage.
 
Joël Té-Léssia

Sans hésitations, ni murmures

 

 

 

« Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues

Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un

               Assemblage de bâtons et de haillons

(…)

Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil.

Dis-moi donc l’orgueil de mes pères »

Ndessé, Léopold Sédar Senghor

 

Si les « mémoires de guerre » et les chroniques martiales de qualité abondent, il existe, à ma connaissance, très peu de bons ouvrages sur la vie militaire : quelques chapitres de La Promesse de l’Aube de Romain Gary, Hommage à la Catalogne d'Orwell, Les désarrois de l’élève Torlëss de Musil et la Ville et les Chiens de Vargas-LLosa. Au-delà, il n’y a rien de très lisible[i]. Rien qui dise suffisamment l’enfermement, la saleté, l’injustice, la peur, la violence, la faim et la misère sexuelle, rien non plus qui rende convenablement justice à l’innocence, à l’apprentissage du métier de tuer, à l’esprit de sacrifice inculqué à coup de Pataugas dans les reins et à la solidité des liens qui se tissent dans la vie d’un soldat. C'est l'une des raisons pour lesquels, les "civils" ne comprennent presque jamais les réactions et les motivations des "corps habillés".

 

Je garde, pour ma part, un souvenir assez pénible des années passées au Prytanée Militaire Charles N’tchoréré de Saint-Louis (Sénégal), du décrassage matinal au champ de tir, de la Préparation Militaire Elémentaire au Brevet de parachutisme, de la « Nuit Noire » à la cérémonie de remise des insignes, des violences subies à celles infligées aux autres. Malgré cela, je n’ai jamais cédé à la tentation du mépris.

 

C’est un privilège de « civils » que de mépriser ou d'aduler les militaires. La mutinerie des soldats maliens en Mars 2012 qui mena au renversement d'Amadou Toumani Touré est condamnable parce que irréfléchie, impétueuse et incroyablement dangereuse. Les membres du CNRDR sont une petite bande assez grotesque de sous-Sankara. Soit. Mais cela n'enlève rien au traumatisme qu'a représenté l'avancée des troupes du MNLA au début du mois de mars, ni à la colère que la lenteur du pouvoir politique à prendre la mesure de cette rébellion a provoqué dans les rangs, ni à la peur que le sous-équipement de ces troufions maliens exilés dans le Nord du pays et les images des exécutions commises par Ansar El Dine ont suscité. Voilà de très jeunes hommes mal payés, mal armés, mal dirigés, mal nourris, mal logés, mal aimés, mal du pays, loin de leurs familles. Et on attend d'eux les plus grands sacrifices. Et on hausse les sourcils parce qu'ils regimbent devant la tâche ingrate?

 

Je ne sais pas si les militaires maliens ont eu raison de s'indigner de leur sort. Je sais néanmoins que la consigne : "un ordre est à exécuter sans hésitation, ni murmures. Et celui qui donne l'ordre en est le seul responsable" est d'une logique moyenâgeuse. On peut condamner la désertion de poste des officiers de Kidal. Je ne crois pas qu'on doive mépriser ces soldats. Aussi forte qu'en soit la tentation.


Joël Té-Léssia


[i] Il existe en revanche d’assez braves œuvres cinématographiques sur la vie de soldat : Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène, We were Soldiers de Randall Wallace ou la série Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks.

 

 

 

 

 

 

Abdoulaye Wade est une invention des Sénégalais

 
 
Pour l'observateur non averti, les élections présidentielles sénégalaises s'apparentent étrangement à une transition démocratique. Elles en portent tous les stigmates : l'intransigeance du camp au pouvoir, le sentiment d'urgence qui étreint l'opposition, la pressante mobilisation de la société civile, les stratagèmes mis en place par les partis d'opposition, les larges et difformes coalitions machinées dans l'urgence, le pouvoir parlementaire muet et unicolore, le pouvoir judiciaire contesté – non plus sa simple indépendance –  les trahisons au sein de la majorité au pouvoir, l'alliance des modères de celle-ci avec l'opposition, le va-tout des conservateurs (ici, les imprécations proprement non-démocratiques de Bethio Thioune), l'irruption de candidature « boulangeo- technocratique » de Youssou Ndour. Même l'attitude d’Abdoulaye Wade : la tentation monarchique, le désir de manigancer une réforme électorale d'urgence, le déni de toute légitimité à ses opposants. Tout respire la fin du régime autocratique.
 
À ceci près justement, que la présidentielle 2012 au Sénégal n'est qu'une banale élection dans un pays de tradition démocratique. Au plutôt : elle n'aurait dû être qu'une banale présidentielle dans une démocratie apaisée. Que cela ne soit pas le cas aujourd'hui est d’abord et avant tout, la responsabilité des Sénégalais. Cette génération devra, un jour ou l’autre, expliquer sa trahison.
 
Abdoulaye Wade est une invention des Sénégalais. C’est l’opposition sénégalaise qui tira un Wade déconfit et découragé de son exil parisien en 1999 pour en faire son champion. Ce sont les Sénégalais qui l’ont porté au pouvoir et qui l’ont reconduit dans ses fonctions en 2007. Ce sont eux qui ont placidement accepté ses dérives autoritaires. Ce sont eux qui, docilement, ont laissé se dégrader leur démocratie.
 
Au début des années 2000, le Sénégal avait :
  • l’armée la plus disciplinée, la plus unie, la plus loyale d’Afrique ;
  • une population globalement libre de tensions ethniques ou de ressentiments tribaux majeurs – y compris la question casamançaise – ;
  • un paysage politique diversifié et solide au début du millénaire ;
 
Une décennie à peine plus tard, l’offre politique se résume essentiellement à un tout sauf Wade, les semaines précédant l’élection se sont écoulées dans une ambiance quasi-insurrectionnelle, personne ne sait exactement ce que sera la réponse des militaires sénégalais si des troubles éclatent à l’issue du second tour, la CEDEAO a dû dépêcher Obasanjo comme médiateur – de tous les coups bas, celui-là est le plus abjecte. Et les citoyens sénégalais ont réalisé ce chef-d’œuvre d’irresponsabilité, en toute liberté, sans pressions extérieures, sans baïonnette aux tempes, avant de se réveiller bruyamment et violemment après des années de silence – dira-t-on "de stupeur" par mansuétude?
 
Que l'on ne s'y trompe pas, au moment du diagnostic, la vraie interrogation n'est pas tant de savoir ce que Wade a fait du Sénégal mais ce que les sénégalais ont fait de Wade et de leur pays. Parce que, bon sang, le droit de vote est aussi un devoir de responsabilité.
 
Joël Té-Léssia

Le Paradis, à marée basse

La polémique née, en mai 2011, de la publication d'une circulaire jointe des ministères français de l'immigration et du travail, restreignant les conditions d'accès et les possibilités offertes aux étudiants extra-communautaires de travailler en France, ne s'est toujours pas résorbée. Certains cataplasmes ont été mis en place, misérables contre-feux, censés remédier la situation – à la marge, comme il est de coutume dans l'Hexagone. Le "Collectif du 31 Mai" né en réponse à cette circulaire est plus actif que jamais : intellectuels, artistes et hommes politiques en France, aux Etats-Unis et dans d'autres pays européens se sont émus de cette situation et un système de parrainage a été mis en place.

Cette polémique a eu, néanmoins, trois effets positifs sur lesquels je souhaiterais revenir.

D'abord, elle a fait voler en éclats un non-dit et une hypocrisie insupportables : il n'y a pas "d'immigration" en France, il n'y a même pas d'"immigrés", à proprement parler, c'est à dire en tant que groupe, en tant que "classe". Il n'y a qu'un ensemble assez hétérogène de gens, aux origines, aux ambitions, aux perspectives, aux situations familiales et financières, aux capitaux humains différents et aux intérêts le plus souvent divergents. Cette divergence des intérêts explique le réveil tardif de "l'élite" des étudiants étrangers aux réalités et aux conditions draconiennes de vie en France qu'ont eu à affronter, les "autres", pendant une dizaine d'années.

Deuxième effet salutaire : les réactions à la circulaire du 31 Mai ont permis de mettre en évidence un rapprochement assez saisissant entre les positions d'une partie des milieux conservateurs européens et d'un sous-ensemble non-négligeable de la population "immigrée", en France notamment. C'est l'idée qu'après leurs études, il est dans l'ordre "normal" des choses que les étudiants étrangers "rentrent aider au développement de leurs pays". Ted Boulou, s'est fait, ici même, le héraut de cette proposition.

Enfin, on ne peut occulter le contraste saisissant entre la stupeur que cette circulaire a créé en Occident (ainsi qu'en Inde, en Chine et en Amérique) et le silence assourdissant qui l'a accueillie en Afrique – alors que ce sont les étudiants originaires de ce continent que la circulaire Guéant-Bertrand visait en premier lieu.

Je n'insisterai pas sur le premier point, assez trivial. C'est toujours à des fins politiciennes que "les Immigrés" ont été présentés, en Occident, comme une masse compacte, menaçante ou porteuse d'un "renouveau" (démographique, culturel, etc.) La reconnaissance de leurs "individualités" et de l'hétérogénéité de ce "groupe" n'avait que trop tardé.

Les deux autres effets positifs que j'ai indiqués plus haut, sont liés. L'espèce d'ambition messianisme qu'expriment, peut-être inconsciemment, certains étudiants Africains formés en Occident, n'a d'égal que l'agacement, la méfiance et le mépris teinté d'envie que beaucoup d'Africains "restés sur place" témoignent à l'égard de ces Chicago-Paris-London-Boys revenus de "derrière l'eau", des théories plein la tête, l'orgueil en bandoulière et la certitude d'avoir une "mission" pour leur pays (ou l'Afrique – tant qu'on y est) gravée dans le coeur. Il y a là l'idée d'une passivité des "Africains d'Afrique", d'une incapacité pleine ou presque, à assumer leur futur. Qu'on se comprenne bien, je ne dis pas qu'il est possible que l'Afrique se développe sans que les méthodes, le savoir et le savoir-faire enseignés et pratiqués dans les meilleures universités, administrations et entreprises du monde ne soient rapportées et adaptées aux réalités du continent. Ce qui m'a frappé dès le départ, c'est l'ambition personnelle drapée en esprit de sacrifice, en "conscience d'un devoir". Dans le feu du débat, au nom du nécessaire combat contre cette politique d'immigration imbécile, je n'avais pas souhaité creuser d'avantage cet aspect. Mais quand même, il y a des relents hugoliens dans cette position, quelque chose dans ce "devoir d'aider l'Afrique" me renvoie à ceci :

"Refaire une Afrique nouvelle ; rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation tel est le problème, l'Europe le résoudra. Allez, peuples, emparez-vous de cette terre Prenez-la. A qui ? A personne ! prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe Prenez-la !"

Si l'émigration a été virtuellement absente des débats, durant les élections législatives et présidentielles qu'a connues l'Afrique en 2011, et si elle n'est que marginalement abordée en 2012, même dans les pays de forte émigration (Sénégal, Mali, etc.) c'est peut-être parce que l'Afrique n'attend pas de Messie. Et les prophètes d'outre-méditerranée devraient se le tenir pour dit.

Au surplus, un sous-entendu odieux traîne, non-traité, dans ce débat : l'obligation que les Africains auraient de se sentir concernés par le sort de l'Afrique. Kwame Nkrumah est mort et enterré. On n'est plus en 1950. Si des Africains, sur le continent ou au sein de la diaspora, se sentent concernés par le futur du continent, s'ils souhaitent s'investir dans le développement de leur communauté, de leur région, de leur pays, ou de leur sous-région etc. tant mieux, pour eux. Ou tant pis. Peu importe, c'est une décision personnelle. Naître en Afrique ou de parents originaires d'Afrique n'a jamais signifié qu'il faille lier ou (pire) subordonner ses ambitions personnelles à la destinée de ce morceau de terre. L'Afrique a-t-elle besoin de ces "enfants" là? Peut-être… Encore faut-il identifier ceux qui pourraient lui être utiles. Et cela ne signifie pas qu'ils aient le "devoir" de répondre à cet appel. Ou même qu'ils aient à se considérer comme porteurs d'une mission, d'une obligation envers "le continent".

Personnellement, je tiens pour co-responsables des tragédies liées à l'immigration clandestine, la myopie des Etats Occidentaux, l'ignominie des passeurs clandestins, les satrapes au pouvoir dans les pays en développement et le messianisme de la diaspora qui non seulement continue de faire miroiter aisance matérielle et nécessairement meilleurs conditions de vie, mais entretient en outre l'illusion d'une sorte d'onction à l'arrivée. Comme si le Paradis terrestre se trouvait quelque part, au Nord avec en son centre, l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et qu'à marée basse, une myriade de Moïse franchirait les Océans, porteurs d'une parole nouvelle et du salut. Ce n'est pas vrai  d'un, il est fort possible que l'Afrique puisse "faire sans eux [nous]" et, deuxièment, cette pauvre Afrique a assez  souffert, comme ça, aux mains de ceux qui lui voulaient du bien.

 

Joël Té-Léssia

Pour que le Mali demeure une mauvaise idée

Le Mali a toujours été une mauvaise idée. De géographie. De Fédération. De politique de développement. De démographie. De protection des femmes . De trajectoire historique. De placement en demi-finale de la CAN. Et probablement une mauvaise idée de chronique dominicale. L’affaire, c’est que les Maliens ne font jamais rien comme il faut, même si, l'un dans l'autre, ça leur réussit plutôt bien.

Le Mali avait bien commencé. Entre l’idolâtrie francophile de Senghor ou l’obsession de stabilité et de contrôle d’Houphouët-Boigny d’un côté et l’irréductible et dangereuse radicalité de Sékou Touré, le Mali accéda à l’indépendance sous la houlette d’un panafricaniste non-doctrinaire, résolument non-aligné mais pragmatique : Modibo Keïta, une sorte de Kwame Nkrumah sans la folie des grandeurs. Et si Keïta se goura, en matière de politique économique (l’endettement colossal du Mali, c’est d’abord une mauvaise idée de Modibo Keïta), il reste définitivement l’un des « socialistes » africains les moins sanguinaires et son éviction du pouvoir fut des plus pacifiques. Mieux, il demeura jusqu’à sa mort (probablement par empoisonnement) un partisan résolu de la démocratie (sinon du multipartisme).

Puis, il y eut les deux décennies de la dictature de Moussa Traoré (1968-1991). Et là encore, à l’aune des calamités que connut l’Afrique des années 70 et 80, cette brave Afrique de l’Apartheid, de Mobutu, Amin Dada et Bokassa, de la Gukurahundi, des guerres civiles angolaise, éthiopienne, mozambicaine ou tchadienne, et même dans cette sereine Afrique de l’Ouest qui vit l’éclosion du conflit casamançais, le coût humain et financier de la dictature de Traoré reste assez mineur. Le Mali réussit même, au tournant de la décennie 90 (oui, celle-là même du génocide rwandais et des guerres civiles en Sierra Léone et au Libéria) à mettre Moussa Traoré aux arrêts, à le faire juger et condamner. Et derechef, le Mali se résolut à décevoir : non seulement, Traoré ne fut pas exécuté, il vit d’abord ses deux peines capitales commuées en détention à perpétuité, avant d’être gracié en 2002 et de bénéficier d’une villa officielle et de 1200 euros de rente publique par mois ; pour aggraver leur cas, les autorités militaires maliennes non seulement présentèrent leurs excuses à la population mais organisèrent une étonnamment rapide dévolution du pouvoir politique aux civils.

Et depuis vingt ans, cahin-caha, le Mali est une démocratie relativement paisible et passablement ennuyeuse. Pauvre, désespérément pauvre mais pas trop misérable, ni sous complète perfusion. Une mauvaise idée quand on a pour voisins la Côte d’Ivoire, l’Algérie ou la Mauritanie.

Voilà que le Mali s’apprête soudain à en prendre une « bonne » : suivre l’exemple de ses voisins et transformer un conflit politico-économique (les griefs des populations Touareg du Nord du Mali) en véritable crise militaro-ethnique.

Depuis la mi-janvier 2012, le Mali doit faire face à la quatrième rébellion Touareg de son histoire. Ce chiffre est assez significatif : de 1961 à maintenant, cet immense Nord malien n’a cessé de gronder, sans que Bamako ne sache exactement quelle solution apporter aux griefs de ses habitants. La pauvreté du pays, sa trajectoire politique depuis l’indépendance et les hérésies du découpage géographique n’expliquent qu’en partie cet échec. Une autre mauvaise idée malienne.

En 1961, une première rébellion éclate. Les chefs Touaregs de la région de l’Adrar des Ifoghas se révoltent contre l’autorité du pouvoir central et la politique de Modibo Keïta. Ce dernier, soutenu par le Maroc et l’Algérie écrase brutalement ces soulèvements, tout en en niant la réalité jusqu’en 1964. La dissidence Touareg n’en est qu’à ses débuts. Le terrible bagne-mouroir de Taoudéni bientôt fonctionnera à plein régime.

La grande sécheresse de 1972-74 fait 100.000 morts dans les régions de Gao et Tombouctou (Nord/Nord-est). L’indifférence coupable du régime de Moussa Traoré est interprétée à raison comme une mesquine revanche contre cette indocile partie du territoire. Pire : l’aide humanitaire reçue pour cette sécheresse et la suivante en 1982-85 est détournée par le gouvernement. Le Mouvement national pour la libération de l'Azawad (MNLA) est créé en 1988. Dès 1990, un second soulèvement éclate, qui voit l’attaque de la ville de Ménaka et des postes militaires avancés. Les accords de Tamanrasset signés en janvier 1991 sont censés régler définitivement la question : la région de Kidal est créée, Taoudéni est fermée, 240 prisonniers politiques sont libérés. Un calme précaire s’établit.

En 2006, les troubles reprennent : l'Alliance démocratique du 23 mai pour le changement dénonce le non-respect des accords de 1991. Le développement économique n’est pas venu, l’administration publique est inefficiente et jugée éloignée des populations. Les Touaregs s’aperçoivent peu à peu que cette administration est essentiellement originaire du Sud. La Côte d’Ivoire a ouvert la voie. Le GSPC et Kadhafi y ont certainement ajouté leur grain de sel. Les Accords d’Alger sont signés en juillet 2006 : un fonds d'investissement, de développement et de réinsertion socio-économique des régions du Nord-Mali sera mis en place et doté de 700 milliards de francs CFA, une nouvelle région administrative (Ménaka) doit être crée. La mécompréhension s’accentue : la majorité du pays est pauvre, elle aussi et ne comprend pas la facilité avec laquelle le gouvernement cède aux desiderata des minorités berbères du Nord du pays. Qu’importe l’état réel (profondément désastreux, même pour le Mali) des infrastructures publiques et sanitaires dans le Nord… Désengagement de l’Etat qui ne semble pas s’améliorer puis qu’une quatrième révolte touareg éclate, cinq ans seulement après ces Accords.

Depuis la mi-janvier 2012 le MNLA mène une violente offensive contre les forces armées maliennes. Les rebelles occupent désormais la ville de Tinzaouatène. L’armée républicaine essaie de contenir leur avancée. La classe politique appelle à l’unité et soutient le Président Amadou Toumani Touré. La crise humanitaire est grande : 30.000 déplacés internes, près de 20.000 réfugiés au Niger, en Algérie, au Burkina et en Mauritanie; les villes de Gao, Kidal, Ménaka, Adaramboukare, Tessalit et Tombouctou sont quasiment désertes, en état de siège.

La rébellion est mieux armée, en partie grâce à l’afflux d’armes sorties de Libye à la suite du « printemps » libyen, en partie grâce au soutien non-assumé d’AQMI. Et pour la première fois, malgré les dénégations du MNLA, le caractère ethnico-culturel de ses revendications est au cœur du problème : des affrontements ont opposé à Bamako, d’un côté, les parents des militaires maliens et les forces de l’ordre ; de l’autre, populations malinkés et Touaregs. Le gouvernement est désormais accusé de trahison et d’abandon par une part non-négligeable de la population. Sa réaction immédiate aux attaques du MNLA est jugée faible et brouillonne. De plus, les populations des principales villes du Sud vivent assez mal ce qu’elles considèrent comme une agression injustifiée de la part du Nord. Les appels au calme fusent de partout. Les incitations à éviter les amalgames entre les rebelles et le reste de la population Touareg, arabe, mauritanienne ou « nordiste » du pays, se multiplient. Pas sûr qu’elles soient suivies. Et ceci d’autant moins que le conflit semble s’accentuer. Ce que n’arrangeront pas les désertions au sein de l’armée malienne

Le libéral en moi, voit ici une autre conséquence de l’interventionnisme étatique (in fine, tout le monde l’accuse de tous les maux puisque tout le monde l’imagine omnipotent), l’Ivoirien ressent, en revanche, une terrible impression de déjà-vu. Il vaudrait mieux que le Mali reprenne sa tradition de mauvaises idées – modérées et progressives.
 

 

Joël Té-Léssia

Je vous reconnais…

 

Les mots auront été, quelle que soit sa fin, l'affaire de ma vie. Jamais je ne les ai considérés comme de simples instruments de joutes oratoires. Dans ma famille d'instituteurs désargentés, ils représentaient une revanche claire : la victoire de l'Esprit sur le Temps. Mieux : leur découverte, l'évolution du sens que je leur donne, leur maîtrise et leur utilisation correcte sont les marqueurs immédiats de ma vie, du milieu dans lequel je me trouve, de mes projets et de mes craintes. L'un d'entre eux me revient constamment en tête, ces derniers mois. Je l'ai évité de mille façons, ai louvoyé autant que possible, opposant arrogance et mépris à son acceptation, à son admission, à sa… « reconnaissance ». Il s'agit de ce mot.

Après sept ans au Prytanée, le sens immédiat du mot « reconnaissance » m'était militaire :  « exploration à l'avance d'un lieu ». Devant rédiger un mini-essai (De Césaire à Sarmiento), l'an dernier, à l'occasion des dix ans du cycle Amérique latine de Sciences Po, je ne pus échapper à cette reminiscence martiale: « je dois, de ce fait, à Olivier Dabène et à la direction du 1er cycle ALEP de m’avoir ouvert à cet étrange sentiment qui est estime, gratitude et humilité. Notre langue ne le sait traduire que par une allusion – presque une boutade – rigidement militaire : la reconnaissance ».

Il devint « juridique » lorsque j'envisageai assez sottement de faire « du droit » et me ruinait la vue dans la lecture de poussiéreux manuels de droit international public : « reconnaissance d'un État » Puis, il y eut cette autre « reconnaissance » la plus commune, la moins commode, celle qu'on ressent devant « la gentillesse d'inconnus ».

Pourtant, la définition de ce terme, la plus solidement ancrée en moi reste la première, étymologique, du mot : « poser comme déjà connu » ; parce que deux portraits magnifiques de cette acception me restent gravés dans la tête, avec une précision légèrement douloureuse.

Le premier est dressé par Dante dans la Divine Comédie (L'enfer, Chant XV), le second par un autre auteur italien, Primo Levi dans Si c'est un homme.

Explorant cette partie de l'enfer réservée aux Sodomites, le jeune poète est interpellé par son ancien maître, condamné à une longue marche infinie, en enfer, au cours de laquelle la moindre hâte est châtiée par un siècle d'immobile consomption. Malgré le visage buriné par tant de tribulations, la fatigue, la distance, Dante reconnaît (au sens propre) l'ancien chancelier de Florence, Brunetto Latini :

« Et moi, voyant le bras qui s'allongeait vers moi,
j'examinai de près ce visage trop cuit,
et ses traits calcinés ne purent m'empêcher

de le trouver enfin parmi mes souvenirs,
et, baissant doucement ma main vers sa figure,
je dis : « Sire Brunet, vous étiez donc ici ? »

Cette image du souvenir est aussi une image de l'amitié et du pardon. Que l'essayiste et l'homme d'Etat qu'était Latini se soit fourvoyé, dans sa vie personnelle, au point de se retrouver, dans cette partie infamante du lieu de destitution, s'efface devant la vigueur, la profondeur de l'amitié et de l'identification, la reconnaissance, proprement dite. Reconnaître est aussi se reconnaître. C'est Proust avant l'heure. Dans ce « passé retrouvé », il y a l'image de ce qui a été, de ce qui fut vu de même que la trace de celui qui vit, de ce qu'il ressentit.

Il y a aussi la « reconnaissance » comme admission : "Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération de la France, dans l'honneur et par la victoire". Elle peut être non-voulue, accidentelle, c'est celle de Levi à Auschwitz, « reconnu », c'est à dire « démasqué » par un compatriote. C'est aussi le long et terrible lamento qui suit : la foule des condamnés, inconnus de lui, mais qui le reconnaît comme un des siens et hurle à s'en damner des appels à l'aide dans un italien spaghetti que le futur auteur de « maintenant ou jamais » « reconnaît » malgré tout comme appel à l'action. Impossible appel à agir, maintenant, là, tout de suite. Il est intéressant de noter que cet événement, est l'amorce, l'annonce de la fin. Si c'est un homme prend, paradoxalement, dès cet instant des allures de conte initiatique. Comme si l'horreur des camps de la mort avait aussi pour but (inavoué, si l'on veut) de faire accepter l'impossibilité de tout sauver. Comme s'il fallait « reconnaître » cette réalité. La reconnaissance comme admission du possible et de l'impossible. La reconnaissance comme humilité.

C'est cette « reconnaissance » comme découverte, admission, acceptation de soi à soi-même, qui est, de fait, la plus douloureuse. Dans l'instant où Dante « reconnaît » Latini et l'accepte comme oracle, prend en compte ses mises en garde, il se « reconnaît », se revoit « élève » à l'écoute du maître. Il s'accepte dans ce rapport probablement immuable et qu'il avait oublié, négligé. Primo Levi aussi finit par accepter et reconnaître son impuissance et est renvoyé à sa réalité : prisonnier, revenant, déjà mort.

Admettre, reconnaître ses ambiguïtés, ses doutes et ses lâchetés. Se reconnaître comme pécheur, comme mortel. Accepter les formes particulières de sa vie, de ses amitiés, et de ses amours, même dans leurs expressions les plus idiosyncratiques. C'est aussi une façon d'apprendre à vivre, une sorte de politesse, d'hygiène morale. Un exercice de liberté.

 

Illustration : Triple autoportrait par Norman Rockwell (1960)

CAN 2012 : pour qui roule la Fédération Sénégalaise?

Je me suis bien réjouis hier, de la défaite du Sénégal, contre la Zambie, lors de la 1ère journée de la Coupe d’Afrique des Nations 2012, organisée conjointement, cette année par le Gabon et la Guinée équatoriale (j’ai écrit cette phrase exprès, pour me moquer du nouveau genre pseudo-journalistique, dont on abuse sur TW, moi le premier : montrer qu’on a bossé, qu’on a tout lu, qu’on a toutes les infos, le faire savoir).

Je la sens bien moi, cette CAN, d’abord et avant tout parce que ni le Cameroun, ni le Nigéria, ni l’Egypte n’y participent. Si avec ça, les Éléphants ne l’a remportent pas, je serais partisan d’une exécution sommaire, télévisée, dès l’atterrissage. Mais je la sens bien aussi parce que le Sénégal ne la remportera pas. (J’ai reçu l’autorisation, la fois passée de reparler du Sénégal, j’en profite avant qu’on ne change d’avis)

Ce que j’ai détesté les « Gaïndés » durant mes études secondaires! Surtout en 2002 : La Côite d’Ivoire finit dernière de son groupe (derrière… le Togo – Ah, ils nous auront tout fait! – et après une défaite contre la RDC, « découragement n‘est pas ivoirien » , mais quand même!) et le Sénégal arrive en finale. Et puis c’est la Coupe du Monde 2002. Toute ma vie, je me souviendrai du match d’ouverture, de l’hystérie collective qui prit le camp entier, du dernier troufion au colonel, et par delà Bango, le pays tout entier, après la victoire contre la France.

Plus que cette joie hautement communicative contre laquelle, de toute mes forces je luttai, c’est une espèce de haine qui surnage quand j’y repense. La Coupe du Monde se déroulait en Asie : monstrueux décalage horaire. Le jour du match, une bande d’imbéciles avait débarqué dans nos chambres, au milieu de la nuit, s’époumonant, criant à tue-tête : « Debout les gniaks, debout! Aïtcha! Debout waay! Le Sénégal joue aujourd’hui! Debout! » Si nous n’étions pas déjà braqués contre cette équipe qui allait de victoire en victoire et dont les succès nous rappelaient douloureusement l’état lamentable de nos équipes nationales respectives (CI, Mali, Niger, Gabon, Centrafrique – oui, il y a une équipe nationale de foot en RCA – Burkina, Guinée), même si nous avions aimé l’équipe du Sénégal, ce réveil brutal et sardoniquement destructeur aurait suffi à nous la faire haïr.

J’avoue, à ma grande honte, avoir été plus heureux, le jour de l’élimination du Sénégal en 2002, par la Turquie, que lorsque la Côte d’Ivoire se qualifia pour la Coupe du Monde 2006. Donc, la seule équipe que je détestais plus que celle du Sénégal était le Cameroun. Je suis Ivoirien, par atavisme, je suis naturellement amené à détester l’équipe du Cameroun. Or voilà que les lions indomptables sont bloqués à Yaoundé. Il ne me reste que le Sénégal, comme souffre-douleur et objet de ressenti. Il se trouve pourtant qu’avec l’âge, ces moments de cordiale détestation prennent une teinte sépia, douce-amère, presque joyeuse. Les moqueries, les injures et les fanfaronnades des camarades de Saint-Louis faisaient partie d’une comédie intime, personnelle, d’un jeu de rôles parfaitement rôdé où chacun jouait sa partition avec entrain et bonheur : eux l’arrogance, nous le martyr, nous la haine, eux le mépris. Nous nous aimions, comme le Vieux Salamano et  son chien : on se détestait sans pouvoir nous résoudre à la rupture.

Mais je reste incroyablement content de la défaite du Sénégal : parce que personne ne souhaite plus une victoire des Lions de Teranga à cette CAN qu’Abdoulaye Wade. C’est le coup de pouce qu’il attend, il ne viendra pas. Et j’en ai le pressentiment, en choisissant un entraîneur aussi mauvais, la Fédération Sénégalaise a fait un choix politique : elle s’est ralliée à l’opposition!
 

 

Joël Té-Léssia

Les habits neufs de Youssou Ndour

« Moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes »
Le mariage de Figaro, Beaumarchais
 
La candidature de Youssou N'dour vedette internationalement reconnue de la chanson sénégalaise et homme d'affaires puissant et réputé, à l'élection présidentielle de février prochain dans son pays natal aurait pu prêter à sourire. C'est un phénomène assez connu. De nombreux capitaines d'industrie, sur le tard, ont souvent eu envie d'influer sur l'opinion publique. On se souvient de l'aventurisme hautement virevoltant de Jimmy Goldsmith, milliardaire franco-britannique qui racheta l'Express en France, créa le très éphémère « Now » en Angleterre et fonda le tout aussi éphémère Referendum Party au Royaume-Uni. Youssou N'dour réussit dans la chanson, il se lança ensuite dans la production audiovisuelle, puis dans l'humanitaire (paludisme et Sida), dans les médias par la suite (Future Médias) et enfin dans la politique. Parcours normal, a priori.
 
Tout Sénégalais après dix-huit ans rêve d'un visa, d'un titre universitaire et de la présidence de la République. Youssou N'dour a reçu tous les visas qu'il souhaitait et même plus, il veut maintenant être président de la République. Soit! Mais : il n'a pas fait d'études supérieures! Or il se trouve que les Sénégalais, moins que les Ghanéens mais certainement autant que les Portugais ou les Italiens souffrent d'une sorte d'obsession du papier! Le diplôme! Le diplôme! Ils continuent d'appeler Abdoulaye Wade, « maître »! La dernière fois qu'il a plaidé, Wade, Giscard était encore ministre! On imagine mal les Français élire « Maître » François Mitterrand ou chérir la mémoire de « Maître » Pierre Mendès-France! Au Sénégal ça passe…
 
Je m'étais promis de ne plus écrire sur le Sénégal : 1) ça n'a aucun impact réel dans ce pays et 2) hors antenne, je me fais chaque fois, très sévèrement, tancer par des « amis » plus ou moins proches. Je suis paresseux et très lâche. Alors, je me disais : pas de Sénégal.
 
Mais, mazette! La volée de bois vert que le bonhomme se prend depuis une semaine! « Comment a-t-il osé? » Le « guignol »! Le « plaisantin ». Le « fou »! 
 
Oui, la déclaration de candidature de N'dour est d'une franchise enfantine et son projet d'une naïveté grotesque quoique touchante : self-made man, il arrive avec l'expérience de celui qui sait s'entourer des bonnes personnes; il veut dégraisser le lion (réduire le train de vie de l'Etat); il compte amener le Sénégal à l'auto-suffisance alimentaire dès 2017 et – cerise – il veut rétablir la rigueur dans la gestion des affaires publiques… Rien sur la politique industrielle, rien sur la réforme électorale, rien sur la santé, rien sur l'emploi des jeunes, rien sur l'infrastructure, rien sur la politique fiscale ou monétaire. À part ça… c'est un assez bon programme…
 
Certes, pour qu'il présente sa candidature aux Sénégalais, son équipe de communication lui a fourni une paire de lunettes à monture épaisse (à la Thuram) qu'il ne quitte plus; ils lui ont fait perdre cinq kilos et ils lui ont infligé probablement des heures et des heures de cours de diction. C'est donc un Youssou neuf qu'on trimbale de plateaux-télés en émissions radiodiffusées. Ça fait machiné, artificiel. Il se trouve pourtant que les programmes des autres candidats déclarés à la présidentielle sénégalaise ne brillent guère plus par leur intelligibilité ou leur ambition. Mieux, l'adresse et l'intelligence avec lesquelles Youssou N'dour constitua son groupe de presse et développa sa carrière internationale témoignent d'une connaissance exceptionnelle de l'environnement politique et économique de son pays et d'une sagacité rare. L'enfant de la Médina s'est construit posément, patiemment et avec brio une stature de personnalité publique disponible, indifférente à l'argent public et possédant une sérieuse « conscience sociale ». à ce jour, aucun de ses adversaires potentiels, Abdoulaye Wade encore moins que les autres ne dispose d'un tel capital social. Ceci d'autant plus qu'une importante part de la jeunesse sénégalaise reste résolument insensible au fétichisme du diplôme, justement parce qu'elle n'en a pas. La cassure générationnelle est ici plus forte que jamais. Youssou N'dour peut très bien figurer au second tour de l'élection présidentielle sénégalaise. Et Face à Wade, l'emporter tout à fait.
 
Depuis trois générations au moins, le Sénégal est dirigé par des « intellectuels » avec la réussite qu'on connaît (à tel point que les seuls miracles « sénégalais » sont aujourd'hui sa relative « stabilité » et l'exode massif de ses citoyens…) Voici un homme doté d'un vrai sens des affaires, aussi à l'aise au contact des grands de ce monde que de l'homme de la rue, s'exprimant simplement et proposant une « alternative » crédible, limpide et intelligible à la grandiloquence impotente et corrompue d'Abdoulaye-2000-projets-farfelus-en-tête-Wade. Ajoutez à cela que la formidable bataille d'égos au sein de l'opposition sénégalaise l'a rendue incapable, jusqu'ici, et c'est un comble, de proposer ne serait-ce qu'un simili front commun face à Wade. En quoi ces gens-là sont nécessairement plus aptes à diriger le Sénégal que Youssou N'dour m'échappe totalement.
 
Je ne veux pas faire de peine à mes amis Sénégalais, mais si Arnold Schwarzenegger a pu être gouverneur de la Californie (400.000 km2, 37 millions d'habitants et un PIB de 2000 milliards de dollars), Youssou N'dour peut bel et bien diriger le Sénégal.

La candidature de Youssou N'dour peut être attaquée de mille façons, j'en ai indiqué quelques unes plus haut. N'empêche que les réponses qu'elle a suscité chez l'intelligentsia et une partie de la population de ce pays ne dit rien de bon. Ce qui est choquant et aberrant, c'est que l'indignation que sa candidature a soulevé dans certains quartiers de la population sénégalaise respire les séquelles coloniales : il n'est pas allé à l'école des "Blancs", comment peut-il oser vouloir diriger ce pays? L'intelligence avec laquelle il a bâti une carrière et fondé des entreprises florissantes s'efface soudain devant celle sanctionné par le crayon. À ce jeu-là, Malraux s'efface devant Frédéric Lefebvre…
 
C'est ce qui est rassurant néanmoins, avec le Sénégal : dans beaucoup de pays africains, à moins de quarante morts, on considère que l'élection s'est déroulée sans « incidents majeurs », à Dakar on s'écharpe sur la candidature d'un businessman-chanteur. N'est-ce pas merveilleux?
 
Je crois qu'on va bien se marrer en 2012.
 
Joël Té-Léssia