Le regard du professeur Kom

Ambroise Kom est un professeur de littérature reconnu qui longtemps a dispensé son savoir aux Etats-Unis. Il fait partie de ces critiques qui ont beaucoup travaillé sur des auteurs de la trempe de Mongo Beti. Pour le lecteur que je suis, c’est toujours un plaisir d’échanger avec une telle sommité pour confronter une lecture et dans le fond, ouvrir le champ d’une lecture variée d’une oeuvre…


Nous avons donc eu le plaisir d’échanger sur une oeuvre que j’ai rangée dans le rayon de mes coups de coeur 2016 : Racines d’amertume du béninois Landry Sossoumihen.                                                                                                                                                                    

Je ne pense pas que le professeur m’en veuille de rendre public cet échange passionnant. La CENE littéraire a organisé des tables rondes durant le salon du livre de Genève sur les oeuvres qui ont fait partie de la sélection finale du Prix du livre engagé. Je ne sais plus trop comment notre discussion a démarré. Le professeur Kom a relevé le fait que ce premier roman s’il traite de manière relativement intéressante la question du retour des élites africaines sur le continent, il comporte quelques lacunes qui se centrent autour de la récurrente démonstration de la compétence de ce médecin urgentiste béninois basé à Cherbourg dont Landry Sossoumihen relate le combat constant contre la mort. Cette permanence des cas cliniques a été relevée par plusieurs lecteurs soulignant peut être une limite pour l’auteur à fictionnaliser le sujet. Il me semble pourtant dans la lecture que j’ai faite de ce roman qu’il s’agit plus d’une toile de fond importante, un contexte que le romancier propose à ses lecteurs. 

Ce contexte brosse une forme de réussite, le portrait de cette élite africaine qui tente de s'intégrer en France. Une place saisie par le mérite et l'application d’un savoir chèrement acquis. Un renversement d’un certain rapport de force. En effet, si le challenge de Vandji – personnage central – est avant tout de maintenir ses patients en vie, de repousser les affres et offensives de la mort, le lecteur lit aussi une quête passive chez Vandji de la reconnaissance du patient. Je ne serais pas naïf en sous-estimant ce regard à rebours où la question raciale ne peut être expurgée. Toutefois les rapports de force s’expriment dans ce regard premier. D’ailleurs ce regard est proposé sous trois formes différentes dans ce roman. Celui d'un milieu socio-professionnel pédant, se cachant derrière des statuts et des lois pour refuser à Vandji la reconnaissance de ses pairs. Celui d’une vieille dame affable et sans intention trouble qui souligne à Vandji de manière douce qu’il n’est pas indispensable en France et que le vrai challenge pour lui est de répondre aux attentes en terme de santé des Béninois. Enfin, il y a celui de François Pesnel qui offre par sa folie, l’expression d’un discours franc et sans équivoque : vous êtes en France un sous-médecin, un médecin esclave. Ambroise Kom souligne que ce regard dans la sphère publique est beaucoup plus important à analyser que ce qui est exprimé dans les salons ou dans le secret du lit conjugal.

Dans le fond, la réussite sociale est finalement dans le rapport à ce regard. La discussion prend une tournure passionnante. On sent dans les mots que la réussite des élites en France est une imposture si ce regard est sous-pesé. Et d’une certaine manière les démonstrations en compétence de Vandji ne font que souligner un mensonge qui ne dit pas son nom. Produit du système américain, j’ai le sentiment qu'Ambroise Kom à une lecture outre-Atlantique du sujet. Mais il rappelle qu’aux Etats Unis, le rapport à l’autre est différent. Dans le fond, si le job est bien fait, on se fout du regard de l’autre. La condescendance ne s’exprime donc pas de cette manière. Et pout caricaturer la chose, je dirai qu'en France, avant que la question de la compétence soit posée, il est demandé au Noir en France : "Que fais-tu là ?"

Il y a donc une débauche inutile d’énergie de Sossoumihen selon le point de vue exprimé par Ambroise Kom à vouloir prouver quoique soit à celui qui décide d’accueillir ou pas. De plus, il pousse son analyse plus loin en rappelant que sur la terre d’origine, Vandji n’est pas attendu et le sentiment d’impuissance est criard.  Ce que j’aime dans cette discussion avec cette homme de lettres camerounais droit dans ses bottes, ce sont les partis pris assumés. Et la littérature, c’est avant tout cela. La sphère familiale qui, de mon point d'attaque, est intéressante puisqu’elle est dans le cas de Vandji un lieu de perpétuels questionnements, est relativement secondaire pour l'universitaire camerounais. Tenir debout dans la sphère publique repose pour moi sur cet exo-squelette. Le combat intérieur dans la cellule familiale est essentielle. Il permet de bâtir des hommes et des femmes solides prêts à affronter n’importe quel système, raciste ici, corrompu là-bas. Nayline est la gardienne des rêves de son mari, l’élément non corrompu par le confort et un projet de dissidence. Le discours sur la structure familiale est donc à mon sens tout aussi importante que les combats menés sur la place publique.

Dans le fond, tous les regards sur Vandji sont instructifs et révélateurs de la réussite ou pas de cet homme et de son intériorité. Mais, le plus important est celui qu'il porte sur lui-même. Face au rejet, le sensibilité de médecin urgentiste béninois touchera un grand nombre de lecteurs. Droit dans les yeux, le professeur Kom me regarde.

Lareus Gangoueus

Quatorze propositions pour repenser le système éducatif au Mali

maliDepuis l’indépendance du Mali le 22 septembre 1960, les différentes autorités successives ont toujours considéré que le système éducatif était un secteur prioritaire. Dès 1962, la première réforme fut adoptée pour rompre avec le système éducatif colonial avec un enseignement de masse et de qualité tout en préservant la culture et les valeurs maliennes. Mais au fil des années, cette réforme a été revue maintes fois, notamment lors des séminaires de 1964 et  1978,  des  Etats  généraux  de l’éducation en 1989, de la Table ronde sur l’éducation de base, du Débat national sur  l’éducation en 1991,…, et plus récemment, le Forum national tenu en octobre-novembre 2008. Aujourd’hui encore, l’État continue à investir dans l’éducation et d’ailleurs plus du tiers du budget national y est consacré. Malgré tous ces efforts, le système éducatif du Mali reste l’un des moins performants dans le monde avec un taux d’alphabétisation estimé à 38,7% pour les enfants qui commencent l'école primaire. Le rôle de l'éducation étant crucial pour le développement d'un pays, le Mali doit penser encore à améliorer son secteur de l'enseignement. C'est pourquoi, Nelson MANDELA disait : « L’éducation est l'arme la plus puissante qu'on puisse utiliser pour changer le monde ». Cela nous ramène à poser les questions suivantes : Quelle éducation pour un enfant citoyen ? Quel système éducatif pour répondre aux défis du monde actuel et aux défis auxquels fait face la société malienne ? Cet article propose des pistes pour réformer le système éducatif malien en vue de le rendre plus performant et plus adapté aux défis de la société malienne.

Par Eloi TRAORE[1]

                                                                          

  1. Ecrire à ses enfants à la « Maison »

L’état des lieux se résumant le plus souvent par : « On ne peut pas leur parler » ; « Je leur parle ou j’essaye de leur parler, mais cela ne marche pas, ils n’écoutent pas » etc. L’adolescent normal dira qu’il n’en a rien à faire ! Mais ce n’est pas parce qu’il dit, qu’il n’en a rien à faire, qu’il n’en a rien à faire, et qu’il ne faut plus lui parler ! Et surtout parce qu’il ne veut pas écouter qu’il ne faut plus lui écrire. C’est justement là qu’il faut lui écrire ! Tenir la famille par le dialogue. Donc l’écriture comme alternative au discours oral. L’éducation, c’est travaillé avec nos enfants au quotidien. En parallèle, il faut redonner à la science, la littérature, l’histoire, leur pouvoir symbolique. La capacité à faire rêver et à faire comprendre l’enfant. Qu’elle renvoie l’enfant aux problèmes qu’il se pose, sans qu’elle ne soit pas un ensemble d’exercices sur un parcours du combattant pour vérifier qu’il peut passer en classe supérieure. Ex : Il n’y a pas un enfant qui ne sera pas animé ou intéressé si on y met un peu d’enthousiasme, de vivacité  devant « les Etoile Sirius des Dogons ou l’Orion des Touaregs», ou du jeu de « wôli » et qui ne dira pas qu’il se joue–là quelque chose qui le concerne directement, parce que c’est de l’humain dont il est question, c’est-à-dire de lui.

  1. Adopter la pratique du « Conseil en Classe »

Le conseil doit être est un moment ritualisé. Il s’agit de motiver d’une part l’enfant à écrire éventuellement sur le cahier de la classe, ou à mettre dans la boîte aux lettres un petit mot pour expliquer qu’il veut que l’on discute d’un sujet  en classe. Mais c’est uniquement au conseil que l’on en parlera, pas tout de suite. On va y réfléchir en se donnant le temps pour en parler. Donc un rituel de prise de parole, qui permet de s’écouter et d’entrer dans une discussion collective qui inclura d’autre part les préoccupations du personnel enseignant. En ce sens que le rituel doit permettre à cet effet à l’enseignant aussi de s’adresser directement et facilement aux différents responsables de l’éducation. Concrètement, il s’agira de rentrer dans un processus de dédramatisation des problèmes en les exposant dans un climat de confiance mutuelle.

  1. La création de « Classes vertes »

« L'abeille qu'on met de force dans une ruche ne fera pas de miel » dit un proverbe malien. En effet, vivre ensemble l’expérience du monde avec les éléments de la nature et évoquer après le vécu par écrit, pour que l’expérience du monde leur permette d’accéder à la littérature. Faire savoir aux enfants ce que c’est « une pirogue, un éclat, une ruche », parce que beaucoup n’ont jamais été en pique-nique au bord d’une rivière. Ce n’est pas parce qu’on ne leur a pas appris à lire le, la, les; ce qu’ils ne voient pas, c’est ce que c’est. Le rapport des enfants par rapport au moment, par rapport au monde étant un rapport questionnant,  « la littérature et les sciences » constituent à titre d’exemple des excipients dans ce principe innovateur que sont les « classes vertes ». Comment se fait-il que des gamins fascinés par la science-fiction tirent la gueule devant la loi de Joule ? Ou par les éléments de la nature (eau, feu, air, lumière) ont du mal à comprendre les propriétés chimiques des CO2 + H2O ? Travailler donc la littérature et les sciences en classes vertes revient á insuffler donc une dynamique aux programmes d’enseignements qui sensibilisent dans le primaire, se consolident dans le secondaire et responsabilisent dans le supérieur.

  1. Ré-institutionnaliser les lieux éducatifs

L’école est complètement dans une logique dans laquelle les intérêts individuels prennent le pas sur la cohérence du collectif. Une école où l’emploi du temps est une tranche napolitaine, qui juxtapose des cours au gré de la fantaisie du chef d’établissement et de ses adjoints, mais aussi des impératifs de l’institution, n’est pas véritablement institutionnalisée. Il s’agit et surtout de construire des institutions centrées autour d’un projet qui est celui de l’apprentissage à travers la prise en compte de la spécificité régionale, c’est-à-dire si le Kénédugu ou le Dogon ou encore le Gourma etc. doit rester à Sikasso, au Pays Dogon, à Gao, Tombouctou ou pas.

  1. La motivation des enfants face au laxisme généralisé 

On dit souvent, les élèves ne réussissent pas parce qu’ils ne sont pas motivés, mais on peut retourner l’affirmation : les élèves ne sont pas motivés parce qu’on ne leur transmet pas assez l’envie de réussir. Et rien ne démotive plus que l’échec. Il faut donc trouver les moyens de motiver les élèves afin de les inciter à donner le meilleur d’eux-mêmes. Et c’est seulement comme cela que l’évaluation aura  une vertu positive et permettra de déceler les véritables capacités des apprenants. Partir de l’évaluation de ce que chacun sait faire et par une exigence au coude à coude l’aider à ce qu’il peut faire le mieux.

 

Par Hermann DIARRA[2]

  1. Prôner une scolarisation massive des filles 

Le Mali est un pays où les femmes comme dans le reste du monde, passent plus de temps que les hommes à s’occuper des enfants. Par conséquent, éduquer les filles dans une conjoncture de plus en plus difficile, serait une solution pour la maîtrise de notre croissance démographique. De plus, l’éducation des femmes apportera certainement la croissance économique car avec peu d’enfants et des femmes professionnellement actives, le revenu par habitant pourrait être plus élevé. Mais avant d’en arriver là, il serait indispensable de changer la vision des parents qui pensent que l’éducation de leurs filles est un investissement moins prometteur que celui des garçons à long terme. En effet, pour ces parents, l’avenir des filles serait réservé au mariage et à la maternité. Pour inciter les familles à envoyer leurs filles à l’école, les autorités pourraient prendre en charge la totalité de la scolarité des filles inscrites dans l'école publique ainsi que leurs soins et nourriture. Par ailleurs, concevoir des programmes de bourses et d’aides financières pour les filles scolarisées est une piste à étudier. Plus de promotion pour les filles !

  1. Une famille responsable dans l'éducation de ses enfants 

La famille doit prendre conscience de sa responsabilité dans l’éducation de leurs enfants. Éduquer ses enfants n’est pas uniquement les nourrir, les vêtir, les soigner et les protéger, mais c’est aussi leur transmettre les valeurs de la vie, notamment le courage, le respect. L'enfant a besoin d'être guidé : nul besoin de rappeler qu’il ignore ce qui est le mieux pour lui. Il incombe à la famille de préparer leurs enfants à être des adultes responsables, car le sens élevé de la responsabilité est une condition sine qua non de toute réussite. Parce qu’un étudiant responsable mis dans des conditions de travail adéquates a sans doute toutes les chances de réussir. Par ailleurs, dans le cadre de l’éducation de leurs enfants, certains foyers qui sont comme de véritables camps militaires où règne la terreur doivent plutôt privilégier la communication au châtiment corporel. Donc concrètement établir un dialogue permanent. L´Education, c’est de tenir le contact au quotidien avec l’enfant pour maintenir intacte la structure familiale. Sinon, l’enfant aura du mal à se confier à ceux qui sont censés être ses protecteurs. Par ailleurs, pour accompagner les parents, les écoles doivent convoquer les parents au moins une fois par an pour un dialogue sur les progrès,  les  difficultés et les efforts de leurs enfants.

  1. Une éducation civique et patriotique

Dans cette ère de mondialisation, vu la situation, si rien n’est fait, c’est l’âme du Mali qui sera vendu. Pour faire face aux enjeux et défis de la globalisation, le Mali a certes besoin de citoyens compétents mais surtout responsables et engagés. C’est pourquoi Thomas SANKARA disait : « Il faut que l’école nouvelle et l’enseignement nouveau concourent à la naissance de patriotes et non d’apatrides », car un patriote sera pour la justice, contre la corruption et pour un Mali un et indivisible. D’où l’intérêt de la mise en place d’actions concrètes comme l’instauration d’une journée de l’éducation civique et patriotique lors de laquelle, les enfants pourront intérioriser notamment l’amour de la patrie, le respect des biens publics, de la discipline et des aînés. Par ailleurs, les élèves doivent comprendre que les symboles ont un sens et que tout ce qui a un sens est important. C’est pour cela que les autorités doivent tout mettre en œuvre pour que le drapeau du Mali flotte au-dessus ou au centre de chaque école en permanence, et l’hymne national joué avant chaque rentrée de classe. Il faudrait amener les élèves à réfléchir progressivement selon les cycles sur chaque ligne de l’hymne nationale et en débattre…

  1. Le parrainage des enfants de familles pauvres 

L’état devrait réfléchir à la mise en place d’un système de parrainage qui pourrait être un moyen efficace pour permettre aux élèves d’avoir accès à une scolarité souvent difficile, voire impossible pour les enfants de familles pauvres. Concrètement, chaque école aura la mission d’identifier les enfants nécessitant un appui financier pour la  poursuite de leur scolarité ou ceux en très grandes difficultés. Ainsi, la générosité de certains maliens pourra s’exprimer en faveur de cette noble cause nationale. Pour cela, on peut mettre en place de rencontres sous forme de soirées organisées par l’ORTM, ou dîner entre hommes d’affaires sélectionnés/invités pour la bonne cause : aider les familles défavorisées dans la réussite de l’éducation de leurs enfants. Cette soirée profitera à toutes les parties. D’un côté, financer les familles défavorisées et d’un autre, rencontre entre personnalités (tissage de nouvelles opportunités peut être…). Non seulement cette mesure serait un coup de pouce non négligeable à la stimulation de la scolarisation mais elle pourrait également être considéré comme un travail social, qui serait utile à la réduction des inégalités sociales criantes au Mali. Donc solidarité et le suivi de la générosité pour s’assurer que l’investissement a été utilisé à bon escient…

 

Par AMADOU SY[3]

  1. Appliquer le « numerus clausus » dans les facultés maliennes

L’université́ doit être réservée aux candidats ayant le baccalauréat avec la mention 11/20.  Le système de « numerus clausus » ou « nombre fermé » consiste à limiter les effectifs à l’entrée des facultés. Il faut impérativement désengorger les amphithéâtres qui sont pléthoriques. Il faut reconnaitre que tout le monde n’est pas apte à poursuivre des études universitaires. Dans ce cas, il serait plausible de définir les qualifications obligatoires pour tous depuis la dernière année du lycée. Chaque candidat devrait avoir un dossier dans lequel sont détaillés ses motivations et un choix sur 2 ou 3 universités. Selon les résultats de chaque lycéen au Bac, il reviendrait à l’Etat à travers son ministère de l’éducation d’orienter les candidats en fonction de leurs motivations et choix d’universités. Bien sûr, pour certains, cette qualification impliquera une formation universitaire. Pour d'autres, non ! Puisque certains se dirigent vers l'université parce que c'est "la façon" qu'on leur a indiqué de réussir dans la vie, sans autre réflexion… Alors que pour eux, pour les individus qu'ils sont, ce n'est pas le cas, la bonne formation à la bonne personne et non sans l'université, point de salut ! Grâce à ces mesures, les universités recruteront en fonction des besoins, des qualifications, des budgets pouvant assurer un enseignement supérieur de qualité́.

  1. Reformer en profondeur les programmes d’enseignements secondaire et supérieur

Le paysage du système éducatif du Mali montre aujourd’hui un décalage entre les programmes actuels surchargés et sans débouchés professionnels, et des secteurs économiques en carences de personnel qualifié pour aviver leur essor. Il faut dans un premier temps, revaloriser les métiers liés à l’agriculture, l’élevage et l’artisanat. Dans un deuxième temps, insérer des programmes plus adaptés à l’histoire du Mali et créer un programme de culture générale nécessaire afin de préparer les élèves et étudiants à  faire face une fois diplômés, aux exigences de la vie professionnelle malienne. Enfin dans un troisième temps (le plus important ?), il est nécessaire de promouvoir l'apprentissage assisté par ordinateur. Des réformes sont indéniablement nécessaires dans ce sens pour inciter (obliger ?) les établissements privés secondaires et supérieurs à s’équiper au moins d’une salle informatique. Par ailleurs, l’Etat malien doit aussi remplir pleinement son rôle en équipant davantage les écoles publiques du secondaire à l’université, de salles informatiques de qualité. Ces réformes permettront de réduire significativement les incartades entre les programmes scolaires et les besoins réels de l’économie en main d’œuvre qualifiée dans les secteurs de l’agriculture, l’élevage et la pêche.

  1. La création de l’Université de l’agriculture, de l’élevage et de l’artisanat (UAEA)

Nos universités actuelles forment des futurs chômeurs qui basculeront très rapidement dans l’informel. C’est inconcevable de constater que les jeunes diplômés parfois même après un doctorat, sont obligés de travailler dans des métiers qui sont en décalage total avec leur domaine de qualifications. Pour remédier à ce problème majeur, la création de l’Université de l’Agriculture, de l’Elevage et de l’Artisanat (l’UAEA) est nécessaire pour former de véritables agents économiques en parfaite adéquation avec la configuration actuelle de l’économie malienne. L’UAEA permettra de former de nouveaux agents aptes de bien rentabiliser par exemple les terres agricoles, de bien maitriser l’eau, d’accroître la productivité et au final de contribuer significativement à la réduction du chômage surtout dans les zones rurales. D’après Moussa MARA, « la croissance de l’urbanisation du Mali est beaucoup plus rapide que sa croissance démographique. 60% de la population urbaine vie à Bamako ». Dans ce contexte, l’UAEA permettra aussi de baisser les flux d’émigration des zones rurales vers les zones urbaines.

  1. Mettre en place le système de l’alternance dans les formations techniques et professionnelles

En tenant compte des besoins de l’économie du pays, la réussite de l’éducation nationale passera aussi par le système d’alternance dans les formations techniques et professionnelles. Il s’agit d’établir un contrat tripartite entre l’élève, l’école professionnelle et l’entreprise. L’accès au monde du travail de l’élève se fait tout d'abord par une phase d'apprentissage dans l’entreprise d’une à deux semaines par mois. Cette phase est complétée par une formation parallèle d'une à deux semaines par mois dans une école technique ou professionnelle. Ce caractère dual de la formation professionnelle composée d'une phase en entreprise et d'une phase scolaire, est l’une des solutions pour redonner de l’élan au système éducatif malien. Grâce à l’alternance, les jeunes pourront faire le bilan sur leurs atouts et points faibles, et acquérir des aptitudes professionnelles complètes, directement axées sur l'entreprise et un métier précis bénéficiant à toutes les parties prenantes.

  1. Mettre les collectivités au cœur du système éducatif

Dans un contexte de décentralisation au Mali, l’objectif est de donner plus de pouvoir aux collectivités territoriales. Dans ce sens, la place de l’éducation est primordiale pour la réussite de cette décentralisation. Les collectivités territoriales à travers les communes, les cercles et les régions ont un rôle important à jouer. L’Etat malien doit privilégier des opérations de décentralisation des compétences qui exalteront le poids des collectivités territoriales pour le bon fonctionnement du système éducatif. Il faut la mise en place des lois pour définir et préciser la répartition des rôles et des compétences des collectivités locales en matière d’éducation. Pour les communes, l’accent doit être mis sur l'implantation, la construction, l'équipement, le fonctionnement et l'entretien des écoles maternelles et élémentaires. Elles sont responsables du personnel non enseignant (accueil, restauration, etc). Pour les cercles, l’accent doit être mis sur la construction et les travaux dans les écoles de l’enseignement secondaire. Enfin, les régions doivent se consacrer à la fois sur la définition de la politique régionale d’éducation et la bonne gestion de l’UAEA. Grâce aux collectivités, la décentralisation du système éducatif permettra d’apporter de l’authenticité et de l’efficacité dans le développement des territoires en impliquant l’élève à la fois au cœur du système éducatif et dans le développement de la collectivité.

 

L’école doit faire son auto critique, c’est-à-dire apprendre autre chose que ce qu’elle apprend actuellement, en permettant d’apprendre un certain nombre de valeurs comme le « civisme » sans tomber dans le discours politique. Par exemple la morale c’est l’enseignement de l’autre, d’autrui, donc on n’est pas tout seul. La morale, ce n’est pas de dire c’est ceci le bien ou le mal. Mais « autrui existe ».

 

Eloi TRAORE, Hermann DIARRA & AMADOU SY

 

 


[1] Conseiller Pédagogique Office de la Migration des Jeunes et Prof. des Universités Populaires Gießen / Lahn-Dill-Kreis Allemagne

 

[2] Membre du Centre d’études et de Réflexion du Mali (CERM), de L'Afrique des Idées, il est sympathisant de l’Union des fédéralistes africains (UFA). Titulaire d'un master en Réseaux et Télécommunications, il est aussi diplômé en management des systèmes d'information

 

[3] Consultant en Diagnostic Economique et Financier auprès des Comités d’Entreprise/Comité de Groupe Européen, membre du Centre d’Etudes et de Réflexion du Mali (CERM) et membre de l’Association des Jeunes pour les Nations Unies à Genève (ADJNU). Il a publié de nombreux articles sur le développement de l’Afrique en général et le Mali en particulier notamment sur le champ de l’éducation

 

Comores : De l’art et des femmes puissantes

Marche des femmes dans la capitale pour les droits des femmes, 2014. Copyright RFI
Marche des femmes dans la capitale pour les droits des femmes, 2014. Copyright RFI

"Ce dont une femme a besoin, c'est d'une chambre à soi, et d'un peu d'argent", disait Virginia Woolf. En attendant la chambre, les femmes Comoriennes s'attaquent depuis longtemps aux fondements mêmes leur société, à travers l'art notamment, et parfois sans avoir conscience de leur impact sur les tabous qui les encerclent. Peut-être grâce au droit de cité que leur cède, bon an mal an, la structure matrilinéaire de leur société, elles posent les problématiques propres au pays : Education des enfants, condition féminine, vivre-ensemble dans un pays morcelé. Echo de ces voix qui s'expriment principalement par la musique, le cinéma et, plus récemment, la littérature.


Bora : Le chant-transmission

Comme un secret murmuré a l'oreille, le bora dévoile plus que ne le laisse soupçonner son.rythme entrainant. Le refrain de cette litanie poétique populaire, fréquente dans les mariages et les cérémonies,  se chante en chœur et accompagne une soliste qui, la plupart du temps, se sert des confidences quelle fait dans ses couplets pour sonder la société dans laquelle elle vit. Ainsi, dans ulindo mgu, on retrouve la problématique du mariage arrangé et de la déchéance programmée de la femme en tant que sujet de la société : mariée jeune, mère (trop) tôt, puis affublée par son époux d'une coépouse ou d'une maîtresse plus jeune, car flétrie avant l'âge. Le chant deplore la situation de cet être Éternellement défini selon une autre personne et jamais selon ce qu’il est. Debe, un autre chant, prend le parti de triompher de la vie malgré tout et de célébrer l' éternité dans l éphémère de la beauté féminine. Ce faisant, le chant érige la femme, perdante dans de nombreuses batailles, en gagnante de la guerre, car il lui reste finalement les mots et leur poésie :
 

" C'est le destin qui m' a donné cet homme, ô Tarora ; mais il n' a pas mon coeur
Et quand je me drape de mon hami, que je l' attache à ma hanche pour en faire un pli
Quiconque me voit ne baisse point les yeux, mais me fait du sourcil ! "


Côté nouvelle génération, on connaît surtout Imany et sa voix atypique.  Avant elle, les deux voix engagées du pays, Chamsia Sagaf et Zainaba Ahmed, ont assuré une transition entre les complaintes formulées a demi voix dans les bora et l'entrée dans la  musique contemporaine. Leurs chansons a messages démontrent une prise de position plus ferme dans tous les apsects qui touchent à la sociét, comorienne. Tantot Controversées, tantôt louangées, Zainana Ahmes, « la voix d’or », et Chamsia Sagaf, sa congénère, ont exhorté la femme d' aujourd'hui à sortir de son mutisme, à "rompre ses chaînes", à "se prendre en charge sans tarder" et à participer activement à l'avenir de l'humanité comme égale de l'homme. Aujourd'hui, les voix de Nawal et Mame, pour ne citer que celles-là,  font entendre l’héritage spirituel soufi de l’archipel, et continuent de percer la coquille.

 

L'identité et la maternité au cinéma

Le cinéma comorien est encore tout jeune, mais ce qu'il a de surprenant, c'est que les femmes en sont les pionnières. Dans une communauté réputée pour surprotéger ses femmes, la matrilinéarité, en faisant de la femme la gardienne des traditions, semble évoluer avec son temps et pousser, malgré les tabous sociaux, des femmes à libérer leur parole. Ces trois dernières années, deux des  héritières de cette parole  se sont distinguées par leurs productions : Sania Chanfi, réalisatrice d'Omnimum, et Hachimiya Ahamada, réalisatrice de L'ivresse d'une oasis. Les sujets abordés sont loin du plaidoyer pour le droit des femmes, et s'attaquent directement à des questionnements profondément universels. L'ivresse d'une oasis, deuxième œuvre de Hachimiya Ahamada, suit la réalisatrice dans son  parcours à travers un  pays-archipel morcelé par la mer, dont les habitants se ressemblent bien plus qu'ils ne se connaissent entre eux. Omnimum traite, avec transparence et délicatesse, des  méandres de la monoparentalité, situation d'extrême solitude dans une communauté où le mariage est une institution sacrée.


Littérature : Le corps censuré

Taboue dès la puberté, destinée au mariage et a la maternité, car  "femme avant tout" : Le corps de la femme comorienne serait il un prêt, dont elle ne peut se servir que comme support de sa tête en attendant que les propriétaires le récupèrent ? C'est en tout cas le message qui ressort dans les discussions féminines, et gare à celle qui oserait affirmer un peu trop fort son droit  de propriété sur son propre corps. Faiza Soulé Youssouf, auteure du roman Ghizza, (éditions Coelacanthe 2015, 12e), en a fait les frais : La présence d"une scène érotique dans son ouvrage, où il est question d'une jeune fille qui tente de reprendre le contrôle de son corps confisqué par la société, a soulevé le débat sur les réseaux sociaux. Une polémique qui dessine, à n'en pas douter, les contours du prochain grand thème artistique comorien : L'appropriation par la femme de son propre corps. A l’instar de Woolf, de Simone de Beauvoir ou de Sylvia Plath, on  peut compter sur les intéressées pour s'emparer de la question, avec ou sans une chambre à soi. 

Touhfat Mouhtare-Mahamadou

Mongo Beti, le pauvre Christ de Bomba

MongoBeti_PauvreChristdeBombaDans le cadre de sa comédie littéraire intitulée La couleur de l’écrivain déjà chroniquée sur l'Afrique des idées, l’essayiste togolais Sami Tchak propose au lecteur, au détour d’une séquence consacrée au romancier Mongo Beti, de redécouvrir sino
n d’aborder le travail littéraire de l’homme de lettres Camerounais. Si Sami Tchak a une vision très nuancée de l’engagement en littérature – il en parle  d'ailleurs très bien dans cette essai-comédie – il ne manque pas d’interpeler et encourager le lecteur à aller à la rencontre de cet auteur engagé sur le champ littéraire pour lui épargner la mort attendue par ceux qui combattaient son discours pertinent et dérangeant sur la Françafrique en le confinant à la marge : la mort littéraire.

Pour ma part, j’ai pris commande du Pauvre Christ de Bomba. Un ouvrage publié en 1956 aux éditions Robert Laffont réédité depuis aux éditions Présence Africaine. La première réflexion que je me suis faite concerne la jeunesse de l’écrivain au moment de la publication de ce roman. Déjà auteur de Ville cruelle sous le pseudonyme d’Eza Boto, le Camerounais a déjà marqué les esprits. Avec le Pauvre Christ de Bomba, il place le lecteur au cœur d’une mission catholique quelque part dans l‘arrière pays camerounais. Là, il nous donne de suivre le R.S.P, un fervent prêtre d’origine suisse, le père Drummond. Le poste d’observation proposé par Mongo Beti est Denis, un jeune boy sur la mission qui nous narre avec ses yeux d’adolescent le contexte et les faits qui vont conduire au naufrage de cette œuvre missionnaire. Le RSP porte un intérêt particulier pour l’accompagnement des femmes-mères, il est en guerre ouverte contre les pratiques liées à polygamie. L’équilibre semble toutefois stable quand cet homme engageant se décide à faire le tour de la mission en s’orientant chez les Talas, population particulièrement réfractaire à l’Evangile ou au changement imposé par la nouvelle religion.

Cette tournée va durer près d’un mois. Elle va être très riche en enseignement, en surprise. L’approche prise mongo-beti-1par Mongo Beti est particulièrement édifiante et révélatrice de l’empreinte qu’il donnera à ses prises de position. Le roman décrit essentiellement deux choses. La posture du RSP se traduit par le désir de réduire les résistances à la doctrine catholique qu’ils observent chez les Talas. Ces actions sont téméraires pour réduire les « usurpateurs » qui sapent l’amplification de son discours dans son espace de jeu. Mais l’audace de ce religieux européen repose-t-elle sur sa foi en Dieu ou sur le pouvoir colonial qu’incarne sa couleur de peau ? Cette question est exprimée par le père Drummond qui n’est pas dupe et ne se ment pas. D’ailleurs dans des échanges avec le jeune administrateur colonial Vidal, il a conscience que l’église catholique (dans ce contexte) joue finalement un rôle de refuge dans une stratégie du bâton et de la carotte. Les inhumanités des travaux forcées et autres répressions poussent une population fébrile dans les bras de l’église. Dans la description qu’en fait Mongo Beti.

C'est étonnant combien les hommes peuvent avoir soif de Dieu quand la chicote leur strie le dos.

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 67

A propos des travaux forcés, les mots du RSP Drummond.

Vois-tu, Zacharie, des Blancs vont maltraiter des Noirs et quand les Noirs se sentiront très malheureux, ils accourront vers moi en disant : "Père, Père, Père…", eux qui jusque-là se seront si peu soucié de moi. Et moi je les baptiserais, je les confesserais, je les intéresserais. Et ce retournement heureux des choses, je le devrais à la méchanceté des Blancs!… Moi aussi je suis un Blanc!…

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 189

La critique la plus subtile de Mongo Beti et son argument matraque sont dans l’affirmation que le ver est dans la pomme et que l’évangélisation n’a jamais pris corps dans ce qui constitue à la mission de Bomba. Le dépucelage forcé du jeune narrateur introduit le lecteur au cœur de la dite-corruption du système sensé être par essence vertueux. L’aveuglement du RSP est consternant de ce point de vue pour le lecteur. Je n’irai pas plus loin afin de laisser au lecteur de découvrir un final pour le moins…

Mon avis de lecteur est que Mongo Beti écrit un livre à charge contre le système colonial et l’église catholique. Et même si le livre a le défaut des œuvres de fiction imprégnées par une pensée politique, il est difficile d’ignorer la qualité du traitement des personnages par Mongo Beti. Le lecteur s'attachera autant au passionné et passionnant homme de Dieu et du pouvoir colonial, qu'à son boy, Denis qui nous narre cette histoire. J’avoue que la réflexion qu’offre Chinua Achebe dans Un monde s’effondre est beaucoup plus engageante justement parce que l’auteur Nigérian choisit de se mettre en retrait et ne nous soumet que les faits d'une confrontation intéressante entre missionnaires et les autochtones en pays igbo.. Il n’empêche que Mongo Beti offre là un texte unique, étonnant, drôle, subversif.

Pour la route, un dernier extrait d'un chef de village dont le RSP Drummond vient d'exploser un instrument  de musique, le père catholique ne supportant pas l'idée de ces populations dansant au rythme de cette musique envoûtante…

Je vous en supplie, frères, laissez-moi écraser cette sale vermine sous mon seul pied gauche et vous n'en entendrez plus jamais parler. Qu'est-il venu ficher dans notre pays, je vous le demande? Il crevait de faim dans son pays, il s'amène, nous le nourrissons, nous le gratifions de terres, il se construit de belles maisons avec l'argent que nous lui donnons; et même nous lui prêtons nos femmes pendant trois mois

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 94

Lareus Gangoueus

 

Mongo Beti, Le pauvre christ de Bomba, Editions Robert Laffont, 1956 – Réédition Présence Africaine 

Alain Mabanckou, écrire pour ne plus se faire voler son enfance

MabanckouLe grand public a découvert Alain Mabanckou il y une dizaine d’années avec son truculent roman Verre Cassé et sa casquette vissée sur la tête. Depuis il est devenu une des voix importantes de la littérature africaine et un emblème de la vitalité culturelle du Congo-Brazzaville. Ce petit pays de quatre millions d’habitants est, il est vrai, un terreau fertile pour l’écriture, que l’on songe à Tchicaya U Tam’si ou Sony Labou Tansi dans le passé. Avec son nouveau roman, Petit Piment, aux éditions du Seuil, Alain Mabanckou nous raconte avec délicatesse le parcours d’un enfant ballotté par une société congolaise peu disposée à lui faire une place. Ce récit initiatique prend aussi une dimension politique. L’auteur y interroge la place de l’enfant dans le Congo socialiste des années 70 et dénonce toutes les formes de crispations identitaires. Pour l’Afrique des idées, Alain Mabanckou revient sur ce roman et sur ses inquiétudes quand à la situation politique de son pays.

Dans Petit Piment, vous reprenez un personnage récurrent dans la littérature: l’orphelin, l’enfant des rues. Qu’est ce qui vous intéresse dans cette figure ?

C’est un personnage qui me ressemble. Toute la vie il reste en quête d’une famille. La question du père et de la mère est essentielle dans ce livre. J’ai eu la chance de vivre mon enfance avec les deux, mais je les ai perdus par la suite. Cela a créé un vide tel que mes trois derniers livres posent cette question de l’orphelin, de l’absence et du vol de l’enfance par les adultes. Parce que les adultes n’ont jamais assumé le rôle qui était le leur durant l’enfance de cette jeunesse africaine. Celle-ci est désormais perdue, sans repères, sans aucune autre éducation que celle de la rue, de la loi du plus fort. Petit Piment, c’est le prototype de l’enfant africain qui n’a pas eu la chance d’avoir de vrais parents, une vraie éducation et qui désormais ne peut compter que sur la force de son destin qu’il se forge lui-même en posant des actes dans la vie quotidienne.

Le livre est d’ailleurs dédié à un enfant dont on se sait pas très bien si il s’agît de vous ou d’un jeune homme que vous avez rencontré au Congo.

C’est un mélange de tout ça. De moi et d’un personnage que j’ai rencontré qui lui était déjà âgé mais qui voulait vraiment être un personnage de roman car il estimait que la vie y serait meilleure que dans le monde réel.

C’est aussi un roman politique sur le Congo socialiste. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

C’était l’endoctrinement, la tenue scolaire identique, les récitations des discours du président de la République. Nous pensions que tout cela était normal, que tous les enfants de la terre devaient aimer leur président comme si il était leur père. Mais il fallait du recul pour comprendre que nous étions dans un système du culte de la personnalité. Et que ce culte de la personnalité a peut être fait plus de ravages que la colonisation dans la mentalité des Africains, parce que ça nous a donné le sens des intolérances, et poussé à considérer que dès qu’on a le pouvoir c’est pour soi-même et pas pour le peuple. Ils voulaient nous voler notre enfance et ils y ont réussi parce qu’on a créé des perroquets, des béni oui oui, une jeunesse qui s’est endormie pendant longtemps et qu’il faut réveiller le plus vite possible.

Deux femmes jouent un rôle central dans votre texte, une infirmière dans l’orphelinat, et une mère maquerelle, qui prend Petit Piment sous son aile. Que représentent-elles ?

L’infirmière est une forme de Mère Teresa, elle représente l’adoucissement, l’épaule sur laquelle peuvent se reposer les enfants. La deuxième femme Maman Fiat 500 est une prostituée et dirige dix filles dans la prostitution. C’est l’exemple de la situation dans laquelle on pense qu’il faut lui jeter la pierre mais en réalité, elle sert de lien, prend sous sa protection les enfants des rues, les nourrit. Elle incarne le prolongement de la maternité auprès d’enfants qui souffrent de n’avoir jamais eu de mère. On peut juger la prostitution comme un tas d’immondice, je voulais trouver à l’intérieur une pépite d’or et cette pépite d’or, c’est Maman Fiat 500.

ll y a un autre personnage central dans ce livre comme dans vos deux ouvrages précédents, c’est la ville de Pointe Noire, où vous avez grandi au Congo. Comment décririez-vous cette ville aux lecteurs qui ne la connaissent pas ?

Ça fait trois livres que je tourne vraiment autour de Pointe Noire. Je l’avais fait dans Demain j’aurai vingt ans, puis en 2013 dans Lumières de Pointe Noire, et maintenant dans Petit Piment. C’est une sorte de trilogie. Cela rappelle le fait que nos mamans préparaient en général la cuisine sur trois pierres sur lesquelles il y avait la marmite, posée au dessus du feu. J’ai posé trois pierres, et la marmite Pointe Noire est posée sur ces trois pierres. Moi j’ajoute le feu pour faire bouillir quelque chose, remettre en bonne condition. Je ne sais pas encore si il y aura une quatrième pierre et comment j’arrangerai l’installation. Pointe Noire reste le personnage de tous mes romans. Elle est le prototype de la ville africaine, côtière, avec l’océan Atlantique, le chemin de fer Congo-Océan, un centre-ville très européen, des quartiers populaires et une grande artère qui coupe la ville en deux et qui s’appelle l’avenue de l’Indépendance, dans un pays qui paradoxalement n’a pas l’air indépendant. Quand on a visité Pointe Noire, on a visité beaucoup de capitales africaines.

La ville a aussi une dimension mystérieuse, difficile à appréhender au premier regard…

Pointe Noire a l’habitude de cacher son passé. Elle est tentaculaire et ne se livre pas facilement. Quand vous arrivez, il faut traverser tout le centre ville pour aller dans les quartiers populaires. Ce sont des enchevêtrements qu’il faut connaître. Dans un quartier comme le Rex ou le quartier Trois-Cents, si vous ne faites pas attention, vous vous perdez dans les sinuosités. C’est une ville dont il faut découvrir les mystères. Elle est comme une tortue. Dès qu’elle voit venir un étranger, elle rentre sa tête dans sa carapace. Si l’étranger ne fait pas attention, il va prendre la carapace pour une pierre et marcher dessus.

Dans Petit Piment, vous racontez aussi une opération pour renvoyer les prostitués dans leur pays d’origine, le Zaïre. Ce thème fait écho à une vague d'expulsions lancée par les autorités de Brazzaville en 2014. Est-ce votre manière de la dénoncer ?

Quand j’écrivais le livre, j’ai lu avec exaspération la chasse aux “Zairois”. Ca m’a révolté, indigné. J’ai trouvé aberrant que les Congolais de Brazzaville chassent les Congolais de Kinshasa. Parce que après tout, nous sommes un peuple avec la même culture, la même langue, la même civilisation. Se chasser les uns les autres c’est faire le jeu des anciennes puissances coloniales qui ont établi les frontières que nous avons. Ca a été un choc de voir mon pays capable de faire ça. Si la France faisait ce genre de choses, on dirait aussitôt que c’est une politique d’extrême droite.

Petit_Piment

Stylistiquement, Petit Piment ne prend-il pas une forme plus classique que vos précédents textes. Il semble davantage porté par le récit et les personnages que par la truculence qu’on pouvait lire dans Verre Cassé…

Chaque roman doit avoir sa texture. Le pire pour un écrivain c’est de vouloir écrire le même roman, parce qu’on pense avoir trouvé la recette. Il faut se laisser porter par la voix des personnages. Dans Petit Piment, il y a plusieurs voix. La voix de la description, car il faut bien expliquer l’itinéraire de quelqu’un, son destin. Puis dans une deuxième partie, il y a une autre voix, quand le personnage arrive dans les quartiers populaires et commence à perdre la raison. Là on retrouve l’absurde et des situations cocasses qui rappellent des romans que j’avais écrit avant. Je laisse toujours marcher les personnages. Il y a toujours une route même si dans Petit Piment, elle est peut être en train de se transformer en impasse.  

En parlant d’impasse, vous vous êtes exprimé publiquement sur la situation politique de votre pays pour demander à votre président de ne pas s’accrocher au pouvoir. C’est une des premières fois que vous prenez position aussi clairement. Pourquoi maintenant ?

Parce que j’ai senti un appel du peuple congolais et de la jeunesse. Avant c’était juste quelques personnes de la diaspora qui voulaient ma voix. Mais je ne parle jamais au nom des intérêts de quelques individus. Et je ne suis pas candidat à quoi que ce soit. Je ne parle qu’en tant qu'écrivain et en tant que Congolais. Si on devient comme l'ambassadeur de son pays à l'étranger, il faut le faire quand vous sentez que les fondements de la nation sont en train de trébucher. Dans l'intérêt du Congo-Brazzaville, le président Denis Sassou Nguesso ne doit pas se représenter pour un autre mandat. Je pense qu'il faut qu'il favorise une transition vers une nouvelle génération. Mais l'opposition congolaise est l'opposition la plus bête au monde, je m'excuse de le dire, parce que elle ne sait pas ce qu'elle veut, elle vit aux dépens du gouvernement donc sa parole n'est pas forcément légitime. En disant au président Sassou Nguesso de ne pas se présenter, je ne donne pas un chèque en blanc à cette mauvaise opposition pour qu’elle aille squatter le pouvoir. Je voudrais que mon pays puisse trouver les moyens de porter au pouvoir une nouvelle génération qui n'a jamais été corrompue par le système.

Mais que faire aujourd’hui. Si on ne passe pas par l’opposition, par qui passer ?

L'opposition a pris en otage la jeunesse congolaise. Elle a menti, elle a fait croire que son heure était venue de gouverner. Ils ont emmené les jeunes dans la rue, et quand ça a commencé à crépiter l'opposition s'est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles. L'opposition est complice du manque de transition au Congo-Brazzaville, elle est peut être pitoyable dans ce sens là. Si il y a une élection présidentielle je m'exprimerai. Si on arrive encore à imposer aux Congolais par la peur, par les armes, un régime dictatorial qui va encore prendre des années, le monde entier prendra date. Mais chaque chose a une fin, nul n'est immortel sur cette terre, vous pouvez gouverner comme vous voulez mais à un moment donné l'âge naturel va vous faire défaut.

Le président Sassou Nguesso a-t-il fait du mal à votre pays ?

Je ne juge pas le président Sassou Nguesso mais dans son intérêt je pense qu'il devrait prendre la posture du sage et pousser à la transition. Il y a des choses qui se sont faites dans ce pays, on ne peut pas le nier. Mais après trente ans, il y a quand même la fatigue et l’usure du pouvoir. Ce n'est plus le président qui gouverne mais c'est un clan qui profite. Trente ans au pouvoir, c'est trente ans de privilèges, d'entourage, d'un clan qui est en train de manger ce que le peuple aurait pu manger. Je crois que le changement de la constitution a été fait pour le maintenir au pouvoir. Aujourd'hui je peux vous parier vu le larbinisme de l'opposition que nous aurons Sassou Nguesso qui va rempiler pour deux mandats.

Certains Africains vous reprochent de plaire davantage aux lecteurs blancs et de ne pas être lu en Afrique. Cette critique vous touche-t-elle ?

Cela ne m’affecte pas car 99,9% des gens qui le disent ne m’ont jamais lu. Ca vient souvent de la diaspora, des gens qui sont coupés des réalités africaines. Est-ce qu’ils savent que je suis au programme dans les collèges et les lycées au Bénin ? Que je suis étudié dans les universités africaines ? Ou que les Ponténégrins se disputent Lumières de Pointe Noire… Dire qu’on écrit pour les blancs, c’est idiot, c’est une forme de fondamentalisme et d’intégrisme. Cela vient de gens qui veulent tout expliquer par la couleur de peau. C’est hors de ma conception. Je n’aime pas expliquer mon existence parce que je suis noir ou parce que mon peuple a subi l’esclavage ou la colonisation. J’explique mon existence par les actes que je pose au présent en évitant de commettre les mêmes erreurs que dans le passé. Je suis noir, j’en suis fier. Je suis Africain, je ne l’oublie jamais. Mais je suis aussi quelqu’un qui vit avec les autres et la place et la vie des autres m’intéressent. Je voudrais être un écrivain qui sans cesse est en train d’ouvrir les portes et les fenêtres et non les fermer. Ceux qui veulent entrer dans ma maison, ils sont les bienvenus, ceux qui veulent entrer dans les maisons où ils s’enferment à clé, tant pis pour eux, le monde continuera avec ceux qui ont l’art d’ouvrir les fenêtres.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Source Photo Gilbert Lieval

La violence, creuset de la plume d’Hakim Bah

Tachetures1 est une série de six nouvelles plus ou moins courtes. L’auteur, Hakim Bah, nous transporte dans chacune de ces nouvelles en Guinée Conakry. Il y traite de sujets assez attendus quand on plonge en littérature africaine : La violence sourde, son impact, la métamorphose qu’elle engendre sur ses victimes et la question du vivre ensemble. Il est important de souligner que lorsqu’on a dit cela, un bémol est à poser tout de suite. Tachetures est transposable dans n’importe quelle société de notre planète et je pense que c’est l’une des forces du livre. Cette violence  a, dans son expression, une forme d’absurdité. Après la lecture. Au moment où je vous écris. Car, quoi de plus absurde, lors de la répression d’une manifestation de lycéens ou d’étudiants guinéens par les hommes de main du pouvoir en place, de voir le désir naissant d’une relation amoureuse volé en éclats par le fait d’une balle qui pourrait être perdue ou visée? Pourquoi l’espoir qui se forme sous les pavés est-il anéanti si brutalement? Cette première nouvelle dont je vous ai parlé de manière détournée pour ne pas trop vous en dire, donne le ton de ce recueil. Il en définit un acteur central : la jeunesse. On me dira, la jeunesse guinéenne. Mais, j’ai le sentiment que ce livre dépasse largement le cadre de la Guinée. A l’explosion du partenaire accidentel de combat, la folie ou la déshumanisation de l’individu semble être une des voies de garage. Implacablement, le système répressif rattrape ses brebis égarées pour les remettre au pas.

Hakim Bah, écrivainCette nouvelle renvoie à des manifestations importantes en Guinée. Plus, on avance dans le texte, plus les viols se succèdent. Ils prennent des formes différentes et ne prenez pas au premier degré, ce que je dis. Mais pour faire simple, comme si cela est possible quand on fait de la recension, tout écart aussi minime soit-il est violemment, sinon cruellement sanctionné. Les dominants, les adultes usent de leur puissance pour assujettir, réprimer, briser toute forme d’originalité, de beauté dans l’individu. Une des nouvelles m’a d’ailleurs rappelé « I », une magnifique texte de la comorienne Touhfat Mouhtare publié dans le recueil Ames suspendues (éditions Coelacanthe, 2012). Le texte d’Hakim Bah fait écho à celui de sa consoeur comorienne. Ils sont écrits avec la même émotion, le même sentiment d’impuissance. Ils diffèrent sur les conséquences. Là encore la désorientation, l’incapacité à assumer un acte subi s’expriment sous le portrait brossé d'une jeune guinéenne par Hakim Bah.

Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un dispositif littéraire voulu pour accentuer l’impact de la violence subie. Mais, ce sont principalement des femmes qui subissent les coups, les gifles, les viols. Que cette violence soit l’expression de l’institution politique, l’institution familiale ou l’institution du mariage. Elle se traduit aussi dans un impossible dialogue qui ne permet pas de saisir le propos de la victime. Tachetures, la dernière nouvelle, est de ce point de vue terrifiante. L’absurdité y atteint un tel niveau d’intensité que le lecteur pourrait se déconnecter si le processus narratif de la nouvelle n’avait pas été aussi rondement mené. La qualité de la plume tient en laisse le lecteur et la justesse du propos ne fait qu’asseoir la crédibilité d’une scène : une mère qui livre sa fille à peine pubère à la nuit guinéenne. Un dernier mot portera sur une nouvelle qui traite de l’albinisme, du rejet et encore une fois de la violence physique qui s’abat sur les albinos pour des raisons obscures.

Hakim Bah réussit en très peu de mots a faire parler cette jeunesse africaine. Quand on réalise que la moitié de la population africaine a moins de 20 ans, une attention particulière doit être apportée à cette prise de parole. Hakim Bah, 27 ans, est également dramaturge. Si sa plume doit encore gagner en puissance, il a déjà la maîtrise de la mise en scène de son propos. Comment sortir de ce cycle de violence est la question qui se pose à chaque lecteur et plus largement aux africains de ma génération et de celle de mes parents qui sont aux manettes du pouvoir et qui dévoient, oppressent cette jeunesse. Mais, là, c’est moi qui parle, et non Hakim Bah.

Le livre dont je vous ai parlé est court, mais il est particulièrement dense dans son propos. Je vous le recommande.

Laréus Gangoueus

1. Tachetures, recueil de nouvelles (éditions Ganndal, Conakry Guinée, 2015) / Photo Hakim Bah – source RFI

La guerre du Biafra revue par Chimamanda Ngozi Adichie

biafra_1967-1970Je classe résolument Chimamanda Ngozi Adichie parmi les meilleurs auteurs que j’ai jamais lus. L’an dernier, je la découvrais avec L’Hibiscus pourpre, un roman qui s’imprime avec force dans le souvenir du lecteur. Cette année j’ai enfin pu contempler L’Autre moitié du soleil, son second roman, qui vous saisit avec la même intensité, vous plonge dans l’histoire du Nigéria, une histoire si actuelle, si familière aux Africains qui, depuis quelques décennies voient se déclarer sur leurs territoires des guerres sur fond tribal. J’étais persuadée que L’Hibiscus pourpre demeurerait mon préféré, malgré toutes les productions ultérieures de l’auteur, si belles soient-elles, mais je ne suis plus aussi catégorique, je ne sais plus lequel des deux je préfère.

 

Ce sont deux œuvres différentes du point de vue thématique et pourtant unies par la profondeur du discours et la qualité de la narration. Il y a aussi d’autres similitudes, comme celle de trouver au sein d’une même famille le clinquant de la classe aisée et le dénuement des classes populaires qui pourtant ne perdent en rien leur vitalité, leur joie de vivre, elles se distinguent même par une sérénité, une « paix lumineuse » (p. 71) qui font souvent défaut aux riches.

Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels. Ugwu s’en rendra compte lorsqu’il comparera sa situation à celle des autres boys du voisinage. Odenigbo, alias Master, refuse même d’être appelé « maître » par ses domestiques qu’il gratifie du titre d' « ami », en particulier lorsqu’il s’adresse à Ugwu.

C’est également la même bonté qui émane d’Olanna, sa compagne, qui n’a pas été gangrenée par la richesse de ses parents. Bien souvent l’argent, comme la rouille, gâte les âmes, mais Olanna a gardé une grande simplicité dans ses relations avec les autres. Ses études, Sa grande beauté ne lui ont pas non plus fait perdre le sens des valeurs. Sa jumelle, Kainene, qui ne lui ressemble point, m’a fait penser à un des personnages de Blues pour Elise, une des « Bigger than life » (Shale, si je ne me trompe). Elle a un caractère bien trempé. Ses petits amis sont souvent des blancs, elle en rencontre un avec qui elle engage une relation durable : Richard, un journaliste qui aspire à être écrivain.

Dans ce Nigeria des années soixante, les Blancs ont leurs préjugés sur les Noirs et réciproquement. De part et d’autre, les vices ne manquent pas, car l’homme est ainsi fait que, d’où qu’il vienne, son égoïsme, son caractère intéressé, sa volonté d’être remarqué… ont du mal à être mis en sourdine.

Le récit est mené selon le point de vue de trois personnages : le jeune villageois Ugwu, la belle Onana, et Richard, le Blanc qui ne se contente pas de juger Adichie ADIde l’extérieur, mais qui apprend à connaître le pays, les autochtones, a envie de faire découvrir au monde la beauté, la culture de ce Nigeria qu’il a adopté. Il apprend même l’ibo, langue de la tribu de sa compagne, Kainene. A côté des ibos, il y a les Haoussas, les Yorubas et bien d’autres ethnies encore, comme souvent dans les pays d’Afrique qui, de ce fait, sont multilingues. Là aussi, les préjugés sont bien ancrés, on se méprise les uns les autres, on se considère comme la tribu la plus digne etc. Gare aux jeunes gens qui vont trouver l’amour dans l’autre ethnie, ils se mettent leurs parents à dos ! Mais cela aurait-il suffi pour faire se dresser les uns contre les autres au point de se massacrer sans merci dans ce qui allait devenir la guerre du Biafra ? C’est une guerre qui oppose principalement les Haoussas aux Ibos. Ces derniers, qui connaissent à un moment donné un traitement inhumain, se révoltent et décident de déclarer leur territoire indépendant. Les puissances occidentales agissent en souterrain, en armant les uns au détriment des autres. Mais pour la presse, pour tous, cette guerre illustre combien les Nigérians sont tribalistes et prompts à s’entredéchirer.

Et voici sur quoi se fondent parfois leurs arguments :

‘‘Les articles le contrariaient. « D’anciennes haines tribales », écrivait le Herald, étaient à l’origine des massacres. La revue Time avait intitulé son article HOMME DOIT TAPER, reprenant une expression inscrite sur un camion nigérian, mais l’auteur avait pris le mot au sens littéral et en avait tiré la conclusion que les Nigérians étaient si naturellement portés à la violence qu’ils allaient jusqu’à inscrire sa nécessité sur leurs camions de voyageurs. Richard avait envoyé une lettre lapidaire à Time. En pidgin nigérian, écrivit-il, le mot « whack », « taper », signifiait « manger » (p. 261)

[Au Congo, on dit parfois « damer » pour « manger », ce qui est aussi susceptible d’être interprété par de la violence pour qui ne maîtrise pas le langage familier du pays.]

Richard ne s’arrête pas là dans sa volonté de mettre les points sur les i, il rédige un article dont voici un extrait :

"L’idée que les tueries récentes seraient le produit d’une haine « séculaire » est trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l’attestent certaines magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste." (p. 262)

C’est curieux comme le schéma qui a produit la guerre du Biafra est presque identique à celui qui a opposé le Nord et le Sud au Congo-Brazzaville, j’a envie de dire aussi les Tutsi aux Hutu. Chaque fois on a réduit les affrontements meurtriers à une simple guerre tribale, alors que les enjeux, les circonstances, les causes sont multiples et n’épargnent personne, surtout pas les Occidentaux.

J’ai apprécié la saveur nigériane de l’écriture marquée par les expressions locales. J’ai aimé l’organisation du récit, oscillant entre le début et la fin des années soixante et réparti entre Ugwu, Olanna et Richard, dans le regard desquels on perçoit successivement les événements, jusqu’au chapitre 12. Cet ordre minutieux est bouleversé à partir du chapitre 13, lorsque la guerre s’amplifie.

L’autre moitié du soleil, c’est l’histoire d’une guerre, celle du Biafra, avec toutes les horreurs qu’implique la Folie des Détonations (tueries macabres, viols, vols, humiliations, déplacements massifs des populations, enrôlements forcés…). C’est aussi l’histoire d’un grand amour, celui d’Olanna et d’Odenigbo, qui va connaître les pires épreuves mais qui résiste, malgré tous les assauts qui sont lancés contre lui.

Le titre évoque le signe distinctif du drapeau qu’avaient choisi les Biafrais : une moitié de soleil. Mais le roman aurait pu aussi porter comme titre « Le monde s’est tu pendant que nous mourions », projet romanesque de Richard, repris par Ugwu, qui est retourné à l'école grâce à son patron et a pris goût à la connaissance, à la lecture et à l'écriture.

C’est un de ces romans qui prennent en otage le lecteur et risquent de vous faire passer une nuit blanche.

Chimamanda Ngozi Adichie, L’autre moitié du soleil, Gallimard, collection Folio, 2006 pour l’édition originale, 2008 pour la traduction française, par Mona Pracontal, 670 pages.

Le roman a été couronné par l’Orange Prize et la traduction de Mona Pracontal récompensée par le Prix Baudelaire de la traduction 2009.

Liss Kihindou

Chimamanda Ngozi Adichie © Beowulf Sheehan/PEN American Center

1 / Blues pour Elise, roman de Léonora Miano

L'Afrique des idées est partenaire du festival de cinéma nigerian, Nollywood weeks à Paris qui démarre  le 4 juin 2015

Americanah, par Chimamanda Ngozi Adichie

Adichie_chimamandaComme la plupart des personnages centraux dans les romans de Chimamanda Ngozi Adichie, Ifemelu est une jeune femme igbo, nigériane, africaine. Après un séjour relativement long aux Etats Unis d’Amérique, elle envisage de rentrer à Lagos, la grande ville de la côte nigériane où elle a vécu sa jeunesse et fait ses études primaires et secondaires. Depuis un salon de coiffure africain glauque dans le New Jersey où elle se fait durement tresser le cheveu, elle se remémore son adolescence, les conditions de son départ, treize ans plus tôt du Nigeria, son arrivée aux Etats-Unis. Elle se souvient des contraintes qu’imposent ce type de migration sur l’individu et de son regard naïf sur ce pays de rêve qui dès son atterrissage s'est avéré être loin de l’Eden annoncé depuis son université nigériane.

Alors que ces images défilent avec une précision qui va plonger le lecteur dans l’univers du migrant nigérian en Amérique, elle porte en parallèle un regard sévère et distant sur les individus gérant ou fréquentant ce bastion africain qu’est le salon de coiffure de Mariama. Par une forme d’association d’idées, se passe le temps d’une journée, un condensé de ce qu’aura été son séjour américain.

Pourquoi certains jeunes nigérians partent-ils ?

Ifemelu quitte le Nigeria pour poursuivre un cycle universitaire dans une université de Philadelphie. Fille unique, elle fait partie de cette jeunesse issue de la classe moyenne nigériane. Son père est un fonctionnaire a été mis au chomage pour une maladresse à l'endroit de sa hiérarchie. Sa mère, convertie à la foi évangélique, affronte les circonstances de la vie au travers de cette mystique qu’Ifemelu croque avec férocité et distance. Un point récurrent dans le travail de la romancière nigériane Chimamanda Adichie déjà traité dans L'hibiscus pourpre. Les pérégrinations de cette mère dans les différents courants du protestantisme nigérian sont très intéressantes et justement décrites dans leurs énumérations et dans la qualification de ce que certains désigneront les incongruités du croyant. Comme Achebe, Adichie est une fine observatrice des impacts du protestantisme sur l’individu nigérian. Peut-être juge-t-elle trop par le regard de son personnage là où le père de la littérature nigériane offrait une analyse plus nuancée dans Le monde s'effondre en laissant l'interprétation au lecteur seul. Ifemelu est, vous l’avez compris, un personnage singulier et particulièrement critique et lucide sur  les travers de la société qui l’environne. Quand sa jeune tante, médecin, se fait entretenir par un haut gradé de l’armée, Ifemelu est la seule à fustiger le « Mentor ». La dépendance de ces femmes même instruites à la puissance financière des hommes lui est insupportable et ne cessera de dicter les choix d’Ifemelu dans son parcours. Pourquoi partent-ils ? Obinze, le petit ami d'Ifemelu, exprime très bien les raisons de ces départs, d’une jeunesse nourrie à la mamelle de la culture occidentale : le sentiment d’enfermement et, en même temps la soif de découvrir l’autre et la conviction qu’une vie meilleure est forcément dans ces univers fictifs…

Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l'âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d'échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n'avaient pas manqué d'eau, mais étaient englués dans l'insatisfaction,  conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu'aucun d'entre eux ne meure de faim, n'ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d'avoir le choix, avide de certitude.

P.309 éditions Gallimard

Difficile atterrissage

Pour Ifemelu comme Obinze, l’atterrissage va être très difficile dans ces terres d’exil et d’asile que sont les USA et l’Angleterre. Avec ces deux champs d’observation différents, Chimamanda Ngozi Adichie va s’employer à décrire le parcours du combattant d’une jeunesse africaine outillée et confrontée à la fermeture de ces espaces sublimés. Et c’est peut-être là toute l’originalité de ce roman. Cette mise en scène de ces jeunes issues des classes moyennes qui fuient à grandes enjambées leur continent. Comment fait-on pour survivre à un environnement contraignant, méfiant, pour faire face aux défis de payer un loyer quand on n'existe pas administrativement parlant? La relation amoureuse qui unissait Obinzé à Ifemelu va se distendre dans le feu de ces épreuves de la vie en Occident. Cet atterrissage, puis la tentative d'immersion va participer à la révélation ou l'évolution de l'identité de ces migrants nigérians que Chimamanda Ngozi Adichie décrit remarquablement.

La question de l’identité

Elle est centrale dans la construction de ce roman et dans le discours de Chimamanda Ngozi Adichie. Comment rester soi-même quand l’autre vous définit ? Cette question est analysée avec beaucoup de puissance et cela, avant le départ du Nigéria et après le retour au pays Natal en passant par les USA et l’Angleterre. Les baromètres d'évaluation vont être la langue, le cheveu, la race. Entière, altière, Ifemelu veut garder une authenticité africaine sur cette terre américaine et refuse de se laisser enfermer sous l’étiquette « noire » ou « black » même si elle comprend le poids de cet héritage en Amérique. Être noire est une notion qu’elle découvre aux USA. Elle l'intègre car elle n'a pas le choix. Par la même occasion, elle s’octroie d’observer l’Amérique sous le prisme du regard d’une africaine non américaine. Au travers de son blog, elle décrit avec son regard chargé d’humour et de sarcasmes, d’ironie et d’un vécu, une Amérique obamaïenne qui demeure marquée par le poids et la douleur des rapports raciaux. Sous le prisme d’Americanah, on comprend assez aisément les manifs de Ferguson. Une triste réalité qu’Hollywood masque très bien : le rêve américain est monocolore. Dans ces questions d'identité, Ifemelu a une posture intéressante qui lui permet d'observer les points de friction entre africains-Américains et Africains ou le regard misérabiliste et compassionnel porté de manière générale par l'élite blanche à l'endroit du continent africain.

Retour au pays natal

Quand, après moult réflexions, Ifemelu décide de rentrer au Nigéria elle est incomprise. La structure du roman permet aux lecteurs d'avoir une vision globale des enjeux et des réalités qui attendent la jeune femme au bercail. Ce retour est toutefois un choix. L'attitude du migrant est là encore scrutée avec minutie par notre héroïne. Les amies retrouvées. Les préoccupations des jeunes femmes attachées à l'idée de faire un bon mariage. L'arrogance des americanahs, ces jeunes nigérians revenus des Etats Unis dans l'idée de faire fortune. La question de l'identité n'est pas plus violemment frappante que dans l'observation des références américaines intégrées et qui dictent leur rapport à l'autre. Americanah! Un retour synonyme de retrouvailles avec Obinze. Parce qu'il s'agit d'un vrai roman où les personnages sont tout aussi importants que les problématiques qu'ils mettent en scène. Je vous laisse découvrir cette romance et réflexion sur l'illusion des amours de jeunesse.

Chief se tourna vers Nneoma. Tu connais cette chanson. "Personne ne sais ce que sera demain". Puis il se mit à chanter avec une vigueur juvénile. Personne ne sait ce que sera demain! Demain! Personne ne le sait!  Il se versa une autre généreuse rasade de cognac. "C'est le principe sur lequel est fondé ce pays. Le principe majeur.

P.36 éditions Gallimard

Ce passage résume tout le drame d'un continent et la philosophie prédatrice de celles et ceux qui ont une once de pouvoir en Afrique. Cette instabilité va être remarquablement illustrée dans ce roman.
 

Conclusion

Cette note est insuffisante. Je me dois de respecter un format web 2.0 pour que l'internaute ne décroche pas. C'est évidemment par l'exhaustivité des problématiques qu'il soulève qu'Americanah s'affirme comme étant le roman phare sur les nouvelles migrations africaines. Il n'y a pas eu, de mon humble avis meilleur traitement du sujet. Mais là où Chimamanda Ngozi Adichie fait fort, c'est dans une critique nette et sans bavure de l'Amérique raciale et souvent encore raciste. Le poids de l'histoire pèse lourdement sur les rapports sociaux et ethniques. Obama ne suffit pas même s'il participe symboliquement à des déconstructions de certaines forteresses. Mais, si Ifemelu est légitime dans ce regard sur les USA, c'est qu'elle n'en est pas moins critique vis-à-vis de sa terre d'origine. Le féminisme enfin, est l'un des discours dominants qu'on ne pourrait passer sous silence ainsi que la nouvelle prise de parole publique. Il est traité finement et finalement de manière subversive. Chimamanda Ngozi Adichie poursuit également ce regard sur les classes moyennes nigérianes comme dans ses précédents romans.  C'est pourquoi, sans excès, je peux dire que cette oeuvre est brillante, agréable à la lecture, et ouverte à de profondes et nombreuses pistes de réflexion. Ce fut le cas, en janvier dernier, avec l'African Business Club au Café des livres.

LaRéus Gangoueus

La mémoire du Togo et la plume de Kpelly

david_kpelly1906Au fil des pages de Pour que dorme Anselme me revenaient des vers de l’immense Césaire : « Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts ». J’avais l’intime sensation que la mémoire togolaise me parlait et que le jeune – le très jeune – élève, Anselme Sinandaré, qui fut abattu par un corps habillé, à Dapaong, au Nord du Togo le 15 avril 2013, nous appelle à quelque chose, au moins à un témoignage !

David Kpelly, le Togolais de Bamako, a entendu cet appel, j’exagère à peine ! Il suffit de lire ses lettres Pour que dorme Anselme (le livre sort officiellement le 15 avril à Lomé) pour s’en convaincre. Douze lettres adressées au premier ministre togolais qui, à l’époque des faits, a promis une enquête qui ne se fera jamais comme toujours. L’Histoire togolaise est pleine malheureusement de ces drames et le politique togolais s’est fait depuis expert dans l’amnésie de la mémoire comme méthode pour endormir la masse.  Je cite Kpelly :

« Monsieur le Premier ministre, quand, en avril 2013, j’avais décidé de vous interpeller chaque mois pour vous rappeler votre promesse, je savais très bien que mes appels ne feraient rien, ne peuvent rien faire, pour changer votre quotidien. J’étais même presque totalement convaincu que vous ne lirez même pas une seule ligne d’aucune de ces lettres. Mais chaque mois je vous les ai adressées avec la même détermination, avec l’enthousiasme d’un émetteur regardant devant lui un récepteur bien identifié. Douze fois consécutives en onze mois, j’ai fait ce ridicule geste désespéré de parler à quelqu’un qui ne m’écoute pas »

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Qu’il a raison, David Kpelly !  Les partisans de l’amnésie de la mémoire n’écoutent jamais. Pour eux, le silence fera taire  les morts, l’Histoire. Sauf que, comme le prouve Kpelly dans ses lettres, Anselme et toutes les autres victimes togolaises, sont devenus des martyrs qui témoignent à travers la plume des vivants. Le politique togolais peut continuer à faire sourde oreille. Les écrits, petit à petit, font leur chemin et comme le dit l’universitaire Apedo-Amah cité par Huenumadji  Afan :

« Les esprits naïfs ne soupçonnent pas qu’une plume peut engendrer un monde… ».

À suivre !

Anas Atakora,

cet article est extrait de son blog La plume est une forêt

Jamal Mahjoub ou une quête identitaire dans le désert

 

Jamal-MahjoubD’emblée Jamal Mahjoub pose le décor: aucun compromis, aucune nuance, le Soudan est et sera toujours un pays de violence. Nulle commisération à espérer de ces terres burinées pétries dans la douleur d’un soleil implacable. Seulement survivre pour les hommes et les femmes qui ont le courage ou le malheur résigné de s’y débattre et à de rares moments à s’y exalter. Ici, se sont déroulées des guerres séculaires qui se poursuivent et n’auront de cesse de continuer entre un Nord, lieu de pouvoir, abandonné au désert, et un Sud guère plus charitable mais riche en minerais de valeur – un commerce qui a remplacé celui, séculaire, du bois d’ébène. Khartoum, capitale d’une nation soi-disant unifiée est le lieu d’oubli d’une élite prédatrice. Peu importe à celle-ci les files ininterrompues des nomades du désert qui fuient la sécheresse et la famine et s’entassent aux abords de la ville avec leurs dromadaires efflanqués, ultimes richesses. Peu leur importe les légions de pauvres hères qui par dizaines de milliers peuplent les ruines d’une cité à l’abandon. 

Dans ce décor de fin de règne, Tanner, un Anglais de vingt-cinq ans d’origine soudanaise, erre dans les rues et s’abandonne dans la lecture de vieux romans de gare, des jours et des nuits durant, dans une chambre exiguë à la touffeur infernale. Episodiquement, il se rend au bureau de son entreprise qui organise des missions dans le désert pour y trouver des richesses minérales enfouies. Venir se perdre dans ce pays de violences, oublié de tous, n’est pas l’aboutissement d’une quelconque ambition professionnelle mais la volonté de satisfaire ce besoin qui le hante depuis si longtemps, connaître ses racines, mettre des mots sur son métissage et pouvoir espérer enfin s’intégrer et renaître. Possédé par la langueur de Khartoum et sa pusillanimité, Tanneur hésite, se perd, recule, s’abandonne. Mais la venue de Gilmour, un noir américain quinquagénaire bien énigmatique, va mettre en branle ce désir d’identité et bien plus loin qu’il ne l’aurait jamais souhaité. Car Gilmour qui désire rejoindre une équipe de chercheurs explorant un sous-sol dans une partie perdue du sud du pays, va le mener aux confins de la raison, à l’endroit et au moment où le désir de violence et son acte naissent. Là où la vie, selon Gilmour, prend un sens. Dans le dénuement désertique, s’aventurant au plus près du centre sismique apocalyptique, les deux hommes vont faire l’expérience ultime sur le pourquoi de la vie, la raison de leur existence. Difficile à la lecture du cheminement de Tanner le conduisant à un paroxysme vital paradoxalement mortifère de ne pas penser au chef-d’œuvre cinématographique de Coppola, Apocalypse Now. Tant dans la forme que dans le suspens et dans la folie exacerbée qui page après page dans la deuxième partie du roman s’installe, le lecteur est emmené à un point de rupture qu’il pressent inéluctable.

     « Vois-tu, recommença t-il, toi et moi sommes semblables en ce sens que nous sommes issus d’origines opposées, de la fusion de la diversité. Nous sommes tous nés de l’intégration. C’est la seule solution. L’autre voie n’aboutit qu’à la destruction. J’étais là (…) lorsqu’au nom de la liberté ils décapitèrent Gordon. Cela a conduit aux pires famines qu’on puissent imaginer. Mais pis encore, j’ai vu à Verdun des hommes si saouls qu’il fallait les porter à leurs postes de combat. J’ai vu les enfants brûlés jusqu’à devenir des ombres à Hiroshima. Seul l’homme est assez cruel pour employer de telles méthodes. Dieu n’a rien à voir avec cela, il y a longtemps qu’Il a perdu le contrôle de la situation. » 239-240 p.

 

La navigation du faiseur de pluie est un roman magnifique et d’une fantastique intensité servi qui plus est par une prose d’une grande beauté. C’est un livre à s’y abandonner, peu importe les blessures inéluctables à la plongée abyssale dans l’âme humaine.                 

Hervé Ferrand

Jamal Mahjoub, La navigation du faiseur de pluie, Actes Sud, Collection Babel, 2006.

 

Nafissatou Dia Diouf ou la délicieuse utopie d’un nouvel accompagnement du patient

Posons le décor, évitons les introductions rébarbatives, décrivons les vibrations en nous générées par ce roman étonnant forgé par la très belle plume de la sénégalaise Nafissatou Dia Diouf. Posons le décor. La Maison des épices est un fort, un ancien comptoir bâti sur une haute falaise en pays sérère. Nous sommes au Sénégal. Dans un lieu chargé par l’Histoire, où par vagues successives des aventuriers, des militaires, des commerçants hollandais, anglais, français ou portugais y ont entreposés pacotilles, épices, esclaves en partance pour les Amériques, une équipe de médecins sénégalis décident, sous la férule d’une jeune femme déterminée, de reconstruire ce site à l’abandon pour y soigner des malades. Le docteur Aïssa N’Daw a pris le parti de réunir des philosophies de restauration physique et psychique différentes : la médecine traditionnelle sénégalaise et la médecine moderne. Ce cadre expérimental est un lieu où le malade, le sujet ne se résume pas à un lit, à un chiffre, à une donnée rentable.

C’est dans ce contexte qu’un chirurgien de renom, ayant fait ses classes en Loire-Atlantique, débarque avec un patient amnésique. Le docteur Yerim Tall. Quand commence le roman de Nafissatou Dia Diouf, ce médecin découvre l’équipe et l’esprit de la Maison des épices. Il est préoccupé par l’état de son patient. Ce chirurgien est dans une phase de rupture. Pourquoi est-il là, dans ce coin certes exotique, mais loin des grandes salles de chirurgie où, à coups de scalpel, il pourrait développer une carrière prometteuse. Le lecteur sent qu’il revient de loin et qu’il est lui même en reconstruction. Toute l’intelligence de la romancière sénégalaise va être de dévoiler progressivement, subrepticement les zones d'ombre et l'entêtement de cet intellectuel dont des éléments de vie lui échappent.

Vol au dessus d'une falaise

Etrangement, ou par un formidable concours de circonstance, j’ai revu hier le remarquable film du

cinéaste tchèque Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou. Et il est difficile de ne pas faire le lien entre les deux oeuvres artistiques. Certes, la maison des épices n’est pas, à proprement parlé, un asile psychiatrique. Mais, on retrouve dans ce roman la thématique de l’enfermement, les thérapies innovantes pour traiter les patients. Là s’arrête la comparaison. Nafissatou Dia Diouf propose une réflexion portée par un idéalisme prenant où médecins et guérisseurs travaillent dans une harmonie relative pour le bien être des patients. Harmonie relative, car, et c’est là toute la force du roman de la sénégalaise, elle arrive à brider ses personnages pour ne pas trop parfaire leurs rapports et rendre envisageable cette utopie. Ce roman pose des questions sur l’implication du médecin et, par de là l’individu, celle de l’institution dans le traitement du malade et la possibilité de créer un cadre cathartique pour la libération de l’individu. Et cette question passe au-delà de l’absence de finance qui est brandi par nombre de pouvoirs publics africains pour expliquer la déliquescence des hôpitaux hérités de la période coloniale.

Thérapie et mémoire

Au centre de notre roman, il y a ce personnage amnésique. Sans prénom. Sans nom. Sans histoire. Enfin, si. Une histoire dermique puisqu’il est métis. Qui est-il? Lui. Lui… Louis. Il vous appartient de découvrir la reconstruction délicate de ce jeune homme ayant perdu la mémoire en lisant l'ouvrage. Il est difficile de ne pas avoir une seconde grille de lecture. L’amnésie de Louis dans un lieu chargé d’histoire tue, ignorée, passée sous silence a quelque chose de délicieux. En lisant l’enfermement puis la possible renaissance du personnage, il est difficile de ne pas s'interroger sur le rapport qu’a le Sénégal aujourd’hui, mieux le Sénégalais, avec le passé. La Traite négrière et ses comptoirs. L’Ile de Gorée. Quels rapports ont les Sénégalais avec ce lieu d’histoire? Quel rapport ont-il avec le passé colonial? Avec Saint-Louis? Avec la soldatesque sénégalaise au service de la conquête coloniale du continent et de Madagascar? Louis est possédé. L’amnésie finit par être un refuge. Affronter les monstres, les crimes est trop douloureux. L’intervention d’un personnage inattendu, improbable, un peu comme Jack Nicholson dans le film cité plus haut, va permettre des possibilités nouvelles pour le jeune homme.

C’est quoi le bonheur?

Nafissatou Dia Diouf conduit le lecteur dans une quête existentielle. Pour ranimer la mémoire de Louis, l'entourage tente de donner un sens à la vie. Les développements qu’elle propose sont intéressants et sans aucune prétention. Elle déploie de très beaux échanges entre Louis et un personnage « joker » sur la spiritualité et le bonheur. Des questions extraites de l'adolescence qui font terriblement sens quand on réalise comment certains, aujourd'hui, profanent la vie, d’autres ont perdu tout goût à la vie. C’est un formidable roman écrit dans un style certes classique mais également parfaitement léger. La profondeur donnée à certains personnages est vraiment un plus. Je retiendrai particulièrement de cette lecture, le bonheur et la passion du Dr Aïssa N'Daw acquis dans son acharnement à remettre le patient au coeur d'un système de santé alternatif.  Belle découverte, je vous souhaite en pays sérère, la terre de Senghor. 

LaReus Gangoueus

La maison des épices, Nafissatou Dia Diouf  – Editions Mémoire d'encrier – Première parution en 2014

« Nafi Photo » par Pascal Boissiere — Travail personnel. Sous licence GFDL via Wikimedia Commons – 

Kgebetli Moele : Chambre 207

Au moment où commence la rédaction de cette chronique, force est de constater que ce livre initie plusieurs ravissements et questionnements à mon niveau. Pour de multiples raisons qu’il serait trop long d’expliciter, l’observation de cette couveuse installée sur la rue Van der Merwe, quelque part à Hillbrow, le fameux quartier de Johannesburg où sévit une violence unique sur le continent africain, cette obsevation disais-je, fut passionnante. Quartier dortoir, mal famé que ses habitants nomment pourtant la cité des rêves.  

Chambre 207, une couveuse 

Six jeunes sud-africains noirs, produits de la période post-apartheid, cohabitent dans une petite chambre miteuse, quelque part dans un immeuble d’Hillbrow. Ils occupent la chambre 207. Pour la plupart, ce sont des éléments rejetés de la grande université Witwatersrand de Johannesburg. Une sortie de route qui, pour nombre d'entre eux, est le résultat des contraintes pécuniaires lourdes imposées pour terminer un cycle d'études. Les ressources intellectuelles ne suffisent pas pour vous venir à bout du mastodonte universitaire censé vous faire toucher les étoiles et exploser le plafond de verre de cette société sud-africaine. Le personnage narrateur raconte en début de texte les profils de ces différents pensionnaires. Tous ne sont pas, cependant, des étudiants désabusés. Ils sont aussi, ethniquement parlant, une vision de cette Afrique du Sud plurielle. Même s’ils sont tous noirs. Sotho. Pedi. Zoulou. Tswana. Il n’y a pas de xhosa, élément intéressant puisque ceux-ci sont l’incarnation du pouvoir politique, valet de la puissance économique blanche. Pour rappel, le livre est paru en 2007 sous le mandat de Thabo  Mbeki.  Cette cohabitation est heureuse. Le dieu Isando règne sur les beuveries consolatrices. Comme toute jeunesse instruite, les pensionnaires de la chambre 207 refont l’Afrique du sud sans misérabilisme, sans désignation d’un coupable à leur sort.

Introspection d’une jeunesse sud-africaine qui se cherche

C’est en effet assez surprenant. Je réalise, en écrivant cette chronique, qu’à aucun moment, Kgebetli Moele ne fait porter au poids lourd du passé, la responsabilité de la situation de ces colocataires fantasques et épicuriens. Chose d’autant plus étonnante, car quand on lit John Maxwell Coetzee, Prix Nobel de Littérature, dans son désormais célèbre roman Disgrâce, les lourdeurs de l’apartheid sont particulièrement marquantes et la peur du lendemain est certaine. Nos anciens étudiants se questionnent sur la condition du Noir (débat singulier sur le continent africain), sa violence, son autodestruction. Aucune histoire ne justifie que des hommes violent un bébé de trois mois, laissent pourrir leur quartier, tirent sans raison sur une foule en liesse lors d’une soirée dansante. Du moins, c'est ce qu'ils se disent sans trop d'illusions. C’est en cela que Kgebetli Moele fait de la bonne littérature et fait des joyeux lurons de cette chambre, des personnages auxquels on peut s’identifier.

Précarité et confort

Il ne sera pas question ici de vous décrire ces personnages que sont Modishi, Molamo, Matome, D’Nice, Zulu-Boy et le narrateur Noko. Chacun cherche des opportunités avec les valeurs qui les guident. Le narrateur tente avec une certaine subjectivité de retranscrire ces figures incarnant une lutte pour la survie. Un combat féroce. Il décrit aussi les contraintes auxquelles ils sont tous soumis. Comme celle, très simple, de faire face aux échéances mensuelles d’un bailleur qu’on ne voit jamais mais qui possède à sa solde une armée d’esclaves pour récupérer son dû. C’est à peine métaphorique. La précarité sied. Le narrateur nous prend par la main pour nous faire marcher dans Hillbrow. Une ville que je me représente comme celle que m’avait décrite mon meilleur ami, likwérékwéré* de son état, comprenez étranger d’origine africaine, qui a failli y laisser sa  vie sur un trottoir. Kgebetli Moele aborde la xénophobie sans état d’âme de cette jeunesse par la bouche de Zulu-Boy.

Je pense que l’élément fort de ce roman, en dehors du style détaché, adapté au discours de ces jeunes, est finalement la sortie de la chambre 207, d’une zone de confort, et finalement d’Hillbrow que certains d'entre eux abhorrent. Et Kgebetli Moele réussit le tour de force de faire passer le lecteur dans une forme de réalité terrifiante. Un même espace. Une incubation commune. Les uns trouvent une voie. D’autres périssent. C’est poignant. C’est touchant. C’est une Afrique du Sud d’aujourd’hui. C’est la vie. C'est de la très bonne littérature.

A propos de cette relation charnelle qui lie JoBurg, Hillbrow à ses habitants :

Bienvenue à Johannesburg. Cette fois tu l'as vraiment sentie, ton sang a été versé et s'est mélangé à son sol. Toi et la ville êtes maintenant en parfaite connexion l'un avec l'autre. Ton sang coule dans ses veines et elle coule dans ton sang. 

Lareus Gangoueus

Chambre 207, Kgebetli Moele – Titre original Room 207 paru en 2006 chez Kwela Books -Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par David Koënig, en 2010, 269 pages

Le syndrome Senghor d’Alain Mabanckou

PARIS : Alain Mabanckou
Credit photo: Ulf Andersen/Sipa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chevalier de la légion d’honneur française 2010, lauréat du prix Renaudot en 2006 et de diverses autres récompenses régionales et académiques, régulier des mondanités du café Flore et des dorures germanopratines, Alain Mabanckou vit une romance avec la France. Il en vit d’ailleurs deux qu’il vit entre deux eaux : celle où il baigne dans le renom d’un professeur de littérature africaine à Los Angeles, et celle où l’écrivain nage avec volupté dans son statut de  vedette, vendeur de livres et ami avec les personnalités de l’hexagone. L’on pourrait s’en féliciter comme la consécration d’un destin brillant, les ingrédients d’un honneur dû, le cours banal des choses, c’est d’ailleurs mon cas. Je vis le succès de Mabanckou, sans passion, sans outrage non plus. Je ne le trouve pas moins méritant qu’Atiq Rahimi, encore moins Tierno Monénembo ou Leonora Miano. J’ai renoncé à la critique littéraire comme occupation depuis que j’ai découvert qu’il y avait plusieurs échelles de lecture, que les sentences sur le style ont beaucoup de chances de basculer dans l’injustice subjective à partir du moment où on déplace le curseur du lectorat. Il faut, quelque sacrosainte qu’on élève la littérature, admettre qu’il y en plusieurs, à mesure de chaque cible. Mais ce n’est pas tellement le terrain où Mabanckou voit sa gloire ruinée par des critiques assassines. Dans le tribunal des intellectuels africains, un poil identitaires, il souffre du syndrome Senghor, le mal ultime : écrire pour les blancs.

Pour ne rien arranger à son affaire, il semble bien le vivre. Coupe à la main, on le voit fréquenter les salons, produire une œuvre démythifiante du ghetto africain, une œuvre qui décontenance les attentes doctrinaires. Pour ainsi dire, il alimente la réputation qu’on lui tricote : celle d’un acculturé qui produit presque sous commande voire sous injonction. Ce reproche est faux. Je n’ai pas épuisé son œuvre mais de Verre Cassé à Le sanglot de l’homme noir, il y a eu de multiples Alain Mabanckou : le jeune conteur qui s’imprègne de son histoire et restitue finalement les couleurs vives de l’école congolaise, le romancier international qui convoque dans son œuvre ses deux terres et en fait un mixte. Le rigolard aux histoires loufoques mais où point toujours une force de narration et une lecture sociale du monde. Mémoire d’un Porc-épic, Demain j’aurai 20 ans, Black Bazar, portaient l’empreinte d’un dandy sans urgence, détaché, nombriliste, conteur sans prises de position catégoriques. Cet Alain Mabanckou ne clivait pas ou très peu. L’écrivain prolongeait une tradition du conte modernisé et laissait place à une force imaginative qui s’inspirait et du réalisme magique du type sud-américain, et du merveilleux africain. De mauvais esprits ont l’heur de voir dans cette inclination drolatique un amuseur de galerie, un bouffon nègre à la cour. Cette critique s’essouffle de sa propre bêtise.

L’aura de Mabanckou s’est gâtée quand il osé regarder le continent et chanter son amour du français. Il traîne depuis, l’opprobre d’écrire pour ses maîtres blancs. Vieille rengaine dont Senghor fut le plus célèbre martyr. Cette critique est tellement lancinante qu’elle finit par grandement m’agacer. Il y dans chaque carrière d’écrivain africain, le moment du livre confession. Ce livre, c’est le sanglot de l’homme noir. C’est ce livre qui a attiré la foudre des critiques hostiles. L’auteur raconte sa passion pour une langue qui a conditionné son destin, le devoir de ne pas se renfermer dans une histoire au risque d’en être prisonnier, le refus du communautarisme, le tout avec une lucide appréciation du devenir du continent. En l’espèce, je n’ai trouvé à ce livre aucunes défaillances graves. Il est le plus sincère et le plus dur. Personnellement, j’ai toujours milité pour que les écrivains africains opèrent cette révolution d’écrire l’Afrique. Mabanckou l’a fait, à sa façon, de manière tout à fait perfectible. Il faut en tenir compte, tout simplement, comme une part du débat. Je regrette qu’il n’y ait que ce livre dans sa production sur les sujets durs africains.

La disqualification de ceux qui décrivent l’Afrique par ceux qui s’arrogent le droit d’en être les défenseurs zélés, procède toujours par le même anathème de « suppôts de ». La littérature est peut-être l’un des seuls champs de sincérité absolue. Ployer sous le joug du devoir identitaire en Afrique est le pire des renoncements. Sans être un fanatique de l’œuvre de Mabanckou, je lui reconnais sa place de grand et le lave de cette tâche impure.

Il faut éviter des destins à la Calixte Beyala. On n’écrit jamais pour un continent. C’est une ambition malsaine.

Entretien avec Koulsy Lamko de “Rwanda : Écrire par devoir de mémoire”

“Si j’écris, c’est pour participer aux différentes luttes que mènent mes semblables, c'est-à-dire ceux qui résistent au système ; si j’écris c’est pour raconter ce qui nous fait mal ; mais aussi pour dire notre espérance.”  Koulsy Lamko

Pendant la semaine de la 20ème commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda, Ishyo s’est entretenu avec l’auteur Koulsy Lamko du projet ‘Rwanda : Écrire par devoir de mémoire’. Ce projet avait réuni une dizaine d’auteurs d’origine africaine pour une résidence d’écriture au Rwanda en 1998 afin de produire des œuvres en tout genre sur le génocide.

Au cours de ce séjour au Rwanda, Koulsy Lamko, fondateur du Centre Universitaire des Arts de Butare, a participé à diverses rencontres littéraires et de nouveau, a souligné l’importance de connaître l’Histoire de ce continent, de préserver sa mémoire et d’œuvrer pour que les générations futures prennent en main leur destin et ne connaissent pas les affres d’un avenir immanquablement marqué par les conséquences de l’esclavage, de la colonisation du néo-colonialisme, du mondialisme.

Ishyo : Présentez-vous et parlez-nous de votre parcours artistique.

Koulsy Lamko : Je m’appelle Koulsy Lamko.  Je suis originaire du Tchad mais je suis panafricain, c’est-à-dire marqué par le refus des frontières héritées de la Conférence de Berlin et l’adoption de l’idée que notre continent a besoin d’être uni pour pouvoir faire face à tous les défis – l’esclavage, la colonisation, le néo-colonialisme, le mondialisme, tous ces défis qu’il rencontre depuis bien plus de 500 ans.

Je suis docteur en lettres, poète, écrivain, chanteur, musicien et puis entrepreneur culturel… bref je touche un tout petit peu à tout ce qu’englobe l’activité artistique. Je vis au Mexique depuis onze ans, pays où j’ai fondé la Casa Hankili Àfrica, qui est un centre de résidence d’artistes et d’auteurs dont les œuvres sont en danger, ainsi qu’un centre de diffusion des cultures africaines. C’est un espace à partir duquel nous déconstruisons, au niveau universitaire, les nombreux préjugés que l’anthropologie victorienne et les philosophies positivistes eurocentristes ont tissé sur l’homme noir et les cultures africaines.

J’enseigne aussi à l’ITAM, un institut technologique où je donne des cours au département de relations internationales, sur la politique, l’économie et la sociologie africaine.

Ishyo : Parlez-nous de votre rencontre avec le Rwanda et de votre roman La phalène des collines écrit sur le génocide des Tutsi ?

K.L. : C’est une rencontre qui s’est déroulée en  plusieurs étapes.

Je vivais à Limoges où je travaillais au Festival International des Francophonies quand le génocide a commencé ici au Rwanda… du moins, celui de 94, parce que les autres massacres de 59 et 74 l’étaient tout aussi, quand bien même, la « jurisprudence de l’establishment » ne les a jamais répertoriés comme tels. J’avais retrouvé les bancs des classes de la fac, pour préparer ma thèse. Les étudiants que nous étions à l’époque, avions alors été complètement désinformés : le déni de la réalité. La version que l’on nous servait à la télé, c’était que les hordes des Rwandais qui se déversaient sur Goma fuyaient les attaques du FPR ; ensuite qu’il fallait aider ceux qui dans les camps vivaient dans le dénuement total, envoyer des couvertures, etc.

Un peu plus tard, feu Théogene Karabayinga, journaliste de RFI, m’a éclairé la lanterne sur les tenants et aboutissants de cette tragédie : ceux que la presse et l’opinion européenne présentait comme « victimes » dans les camps de Goma était bien au contraire « les bourreaux ». Nocky Djedamoum et Maimouna Coulibaly de Fest’Africa ayant par la suite sollicité ma participation au projet de résidence d’écrivains qu’ils développaient, je me suis associé au groupe d’écrivains qui venaient ici pour Ecrire par devoir de mémoire. J’avais accepté immédiatement  leur proposition. C’est comme cela que j’ai rencontré le Rwanda en 1998.

Douloureuse rencontre ! Impossibilité de mettre de la distance entre la douleur que pouvaient vivre et que continuent de vivre beaucoup de survivants et ma douleur d’être humain… tout simplement. Je m’interrogeais incessamment sur les causes, ce qui avait pu générer cette immense tragédie. L’empathie a été immédiate. J’ai rencontré pendant ce premier séjour Alice Karekezi, Valentine Rugwabiza, Clément le journaliste et bien d’autres rwandais qui m’ont aidé à entrevoir des pistes de réflexion. Il faut dire que bien des rescapés nous rendaient visite à Nyamirambo, à l’Hôtel de la Mise pour partager avec nous leur témoignage, comme nous souhaitions apporter le nôtre également : celui de solidarité.

A l’époque, ce qui m’avait le plus perturbé, c’était de constater la passivité dont avaient fait preuve les Africains du voisinage, pendant que se déroulait la tragédie. Pour les autres – les occidentaux, je veux dire-, il n’y a plus de doute, de toutes les façons, on sait qu’ils ne nous ont jamais « aimés », qu’ils nous ont fait subir et nous font encore subir toutes les innommables atrocités possibles… Je savais que l’on ne pouvait rien attendre ni de leurs casques bleues ou blancs, ni de leurs institutions de domination impérialiste… mais des africains, je ne pouvais comprendre,  admettre l’apathie, le manque de réactions. Je pense que ce premier séjour a opéré comme un point de rupture dans ma compréhension des événements jalons de notre Histoire.

La phalène des collines est née à Nyamata. J’étais à Nyamata  où j’ai vu les 20,000 crânes d’êtres humains entassés dans l’église. J’en avais les jambes flageolantes. Impossible d’en sortir indemne. Sur le bas-côté, il y avait, étalée sur une espèce de caisse, la dépouille de Mukandoli. L’on pouvait aisément voir un bâton que les tueurs ont introduit dans son intimité après l’avoir violée, déstructurée. J’en étais fou de rage. Un prêtre rwandais nous accompagnait, faisait le guide. Il nous expliquait que de temps à autre, dans cette même église, une messe était célébrée. Ce fut pour moi le comble de l’insupportable. C’était pour moi inconcevable que des gens viennent profaner cet espace là où tous ces crânes blanchis rassemblés racontaient l’histoire de toutes ces vies humaines arrachées sauvagement. Je me souviens avoir crié un « c’est pas possible ! Et pourquoi le gouvernement ne réquisitionne t-il pas cet espace pour éviter cette profanation ? » Devant ma rage, le prêtre est demeuré calme. Je suis ressorti, je suis revenu et ai posé la même question. Ce à quoi, il m’a répondu que l’église était une propriété du Vatican. Ce qui m’énerva davantage. Il a fini par me dire de me calmer parce qu’au milieu de ces cranes se trouvait celui de sa mère. Ça m’avait coupé le souffle : notre guide, un homme capable de conduire des inconnus sur cet espace-là, avoir la force d’un certain discours pour communiquer ce qui était un chagrin profondément enfoui en lui : la mort de sa mère… Cela m’a convaincu du devoir de faire quelque chose.

D’où la décision de commencer à écrire La phalène des collines en août 1998. Pour moi le crime commis sur la personne de Mukandoli devenait emblématique de tous les crimes, c’est-à-dire l’Église, la colonisation, tout ce qui avait violé le Rwanda, l’Afrique de façon générale. Cette charge symbolique ne pouvait être portée que  par le personnage de Gicanda, qui représente la souveraineté violée.

Une autre douleur toute personnelle s’est rajoutée pendant mon séjour au Rwanda avec les décès de mon père et de mon petit frère l’un et l’autre à une semaine d’intervalle. J’ai quitté le Rwanda et suis revenu en avril 1999, au moment des commémorations, sur l’invitation du ministère de la culture. Pendant mon second séjour, j’ai animé un atelier à l’Université Nationale du Rwanda et celui-ci s’est déroulé et a été conclu par l’appel des étudiants qui demandaient à ce que l’on fasse quelque chose de plus grand. Un an plus tard, je revenais alors  pour mettre en place le Centre Universitaire des Arts.

Au départ, nous avons institué de nombreux ateliers de formation artistique appelés « Arts Azimuts » car il fallait réellement embrasser  le plus largement  possible pour qu’il en sorte quelque chose, à un moment où le silence était encore l’expression de traumatisme.

Je viens d’une tradition très répandue sur le continent où le deuil ne se vit pas seul. Dans mon village lorsque quelqu’un décède, les habitants des villages alentours viennent apporter leur soutien aux proches du défunt/de la défunte pour leur montrer qu’ils sont eux aussi dans l’espace de la mort et qu’ils sont solidaires face à la douleur que le destin impose. Celui qui vient d’ailleurs est beaucoup plus fort que celui qui est dans le cercle premier de la mort et a donc le devoir d’accompagner car il peut aider à ‘organiser’ les émotions de celui qui est endeuillé. Pendant des jours, certains joueront du tambour, entonneront des chants funèbres, d’autres boiront de la bière de mil, de l’arki et s’assoiront pour discuter, faire la cour, socialiser. Tout une atmosphère  qui se tend et se détend entre la vie et la mort ; les temps mythiques et historiques se mélangent petit à petit pour créer un espace de résilience pour ceux directement touchés par la mort. Ces derniers-ci ne sont jamais laissés seuls, à eux-mêmes.

Je décidai alors d’apporter ma contribution de tiers-médian à ce processus de résilience que commençaient à aborder les Rwandais eux-mêmes.  Je suis resté pratiquement quatre ans pour mettre en place le Centre Universitaire des Arts qui fut adopté par le sénat académique après septembre 1999. Il fallait motiver et aider les jeunes à utiliser l’expression artistique comme espace permettant d’évacuer émotionnellement le trauma par « la parole poétique ».

Je suis fier de ce centre parce que j’estime qu’il a pu faire naître et croître la force du dire poétique. Bien des jeunes – qui  pratiquaient déjà le théâtre, qui faisaient de la musique, ou qui avaient envie de faire du cinéma ou des arts plastiques— à partir des ateliers, qui y étaient organisés et où étaient invités des panafricains, des Africains, des Européens, des brésiliens, y ont rencontré l’espace du renouveau, d’une certaine renaissance. Tout cela dans le but de relancer l’activité artistique et culturelle !  Le Ministère de la culture et de la jeunesse nous a aussi beaucoup aidés en nous envoyant, lorsque c’était possible, des artistes en formation dans notre Centre. Le CUA a atteint son objectif premier qui était de montrer que « la parole est acte » et qu’écrire un roman sur le génocide c’était très bien, mais que ma tradition mère, – mémoire et fidélité oblige- imposait plutôt qu’un roman, une présence effective lorsque l’on prétend apporter un témoignage de solidarité pendant un deuil.

Je précise que je n’étais pas seul à organiser le Centre. Il y avait un cadre institutionnel : l’Université, le concours décisif du recteur  Emile Rwamasirabo, Alice Karekezi alors responsable du Centre de Gestion des conflits…. Et puis tous ces jeunes étudiants-artistes qui m’ont accompagné : Aimable Twahirwa, Gakire Katese, Paulin LouveBasinga, Diogène ‘Atome’ Ntarindwa, feue Christine Milimba et bien d’autres. De ce mouvement collectif est né comme dans un élan désormais irréfrénable, cette volonté têtue d’utiliser les arts dans le processus de résilience.

Ishyo : Quel est votre point de vue sur la mémoire panafricaine du génocide des Tutsi?

K.L. : Beaucoup l’ont noté, le continent est amnésique, joue à cache –cache avec son Histoire, sa mémoire. Notre continent oublie son Histoire parce qu’il se laisse inonder par les stratégies culturelles pensées, mûrement réfléchies et mises en place pour que cette histoire-là soit oubliée et que nous, Africains, soyons obligés de vivre au jour le jour, sans  la possibilité d’aller puiser des forces dans notre marche millénaire pour construire des prospectives alternatives. Ceci est vraiment dommage, fatal !

Normalement, les vingtièmes commémorations du génocide des tutsi au Rwanda devraient avoir lieu dans chaque pays d’Afrique, pour que l’on se souvienne qu’ici nous sommes tombés tout bas, si bas, que nous n’avons d’autre alternative que de nous relever… commémorations pour un passage de l’information, du témoin de la mémoire à la nouvelle génération. Ainsi se gagnent les luttes collectives. Il fallait que l’on martèle partout sur le continent qu’ici au Rwanda l’occident a réussi à falsifier l’histoire, l’église catholique et la colonisation ont fabriqué des identités meurtrières; et finalement réussi à diligenter une histoire fausse… une histoire insidieuse et terriblement traitresse qui petit à petit a détruit des valeurs profondes de solidarité, les valeurs politiques et éthiques… ici l’occident a commis un crime contre l’humanité. Le génocide a été pour l’occident, comme un baroud d’honneur avec ce ricanement qui veut dire «  regardez, même vos royaumes organisés avant notre venue, nous pouvons les détruire et les faire voler en éclats sur plusieurs années, voire des siècles »

L’Afrique aurait dû réagir de façon unanime. Elle ne l’a pas fait à l’époque du génocide ; ni même 20 ans après. Beaucoup de gens ignorent ce qui s’est passé ici parce qu’il n’y a pas de volonté politique, au niveau d’un certain type de leadership, de faire en sorte qu’on dise « Plus jamais ça ! » C’est ce qui est décevant ! un bon seau d’eau au moulin des afro-pessimistes !

Mais n’oublions pas ces îlots de résistance que constituent ces écrivains-là qui ont écrits il y a pratiquement 16 ans. Ces œuvres ont permis de démultiplier les espaces de communication parce que beaucoup ont été traduits dans plusieurs langues.

La phalène des collines a une version publiée en allemand, en espagnol, en italien et une version anglaise qui va être publiée. Dans beaucoup d’autres cas, que ça soit Murambi de Boubacar Boris Diop ou le roman de Véronique Tadjo, il existe plusieurs versions dans plusieurs langues.  À travers les œuvres de ce groupe d’écrivains, nous avons été des porte-paroles des survivants et des morts, nous avons essayé de fabriquer des sépultures symboliques à ceux qui nous ont été violemment arrachés. Nous avons donc apporté notre petit témoignage, dans des conférences, séminaires, tables rondes, etc. Nous l’avons fait en regardant l’Afrique, le Rwanda dans l’Afrique et en nous regardant nous-mêmes, nos pères, nos mères, nos enfants.

En effet, c’est notre humanité qui a été déniée, qui a été détruite et c’est l’humanité entière qui devrait s’approprier cette histoire-là, la raconter pour que nos morts ne soient pas morts dans le silence et pour rien. C’est cela la première des choses par rapport à la mémoire. Mais la mémoire doit aussi être celle du futur, c’est-à-dire à partir de ce qui s’est passé, comment devons-nous faire pour que les jeunes générations puissent bénéficier d’un cadre beaucoup plus humain où ils sentent l’envie de vivre, de créer, de rire, d’imaginer, d’inventer le futur, de résister, etc. Que devons nous faire pour reterritorialiser leurs espérances ? La mémoire n’est pas quelque chose à reléguer au fond du musée de l’Histoire. Elle est constamment dynamique, doit être dynamique.

Aujourd’hui le Rwanda est un exemple de miracle avec sa reconstruction extraordinaire et une résilience sans nul pareil au plan des individus et au plan collectif. Ce pays doté d’un leadership éclairé, intelligent qui va puiser dans sa culture et dans les arts des forces pour pouvoir se reconstruire en conservant son identité et ça c’est très important. Par exemple sans les gacaca[i] je ne sais pas où l’on en serait aujourd’hui avec les milliers de prisonniers dans les maison d’arrêts. Il y a également cette tradition revisitée du girinka, cette  tradition de redistribution des ressources qui permet aux familles dans la nécessité, de recevoir de la communauté une vache (girinka) ou encore cette idée, qui vient de la tradition, qui mobilise la communauté pour certains travaux, infrastructurels par exemple, car l’État ne peut pas tout faire (umuganda). Puiser dans les traditions c’est vraiment un exemple à suivre pour beaucoup de pays africains. Réfléchir, analyser, revenir à nos valeurs pour en faire des leviers de notre développement pour moi c’est ça la mémoire pour le futur. Une mémoire panafricaine avec une flamme, qui émerge d’un petit espace comme le Rwanda mais qui illumine l’Afrique. Nous qui vous côtoyons, nous sommes fiers de l’exemple extraordinaire qu’est le Rwanda et nous nous disons que tout n’est pas perdu sur le continent.

Ishyo : Pour conclure, sur quels projets littéraires travaillez-vous en ce moment ?

KL : Je ne sais pas si ceux sont vraiment des projets littéraires. Mais je suis entrain de travailler sur un livre d’interviews justement sur le nouveau leadership africain. C’est un livre politique qui me passionne beaucoup parce que j’ai toujours été un militant activiste et révolutionnaire. Assez souvent je ne me suis pas arrêté parce que je me disais « ou on travaille ou on archive ».  On ne peut pas faire les deux à la fois, sinon on se regarderait marcher et ce serait comme le mille-pattes, s’il devait se voir poser chaque patte il ne pourrait pas du tout marcher.

J’ai toujours été très actif et ce depuis que j’ai quitté mon pays il y a plus d’une trentaine d’années. Là je me pose un peu pour réfléchir sur le continent et les projets politiques qui l’ont traversé, ses économies et ses organisations sociales. Il faut analyser notre histoire et évaluer ce qui nous a été arraché du plus profond de nous, en analyser les conséquences et jeter des pistes de réflexion constructives. S’il n’y a pas de réels efforts pour recréer une nouvelle mentalité, nous restons vivement colonisés dans nos esprits, nos mentalités et nos façons de faire et nous continuerons à regarder l’Occident comme le pôle à imiter, à reproduire. Le travail que je fais est donc de ré-interroger tous les concepts qui nous ont été balancés comme acquis et cela m’aide aussi à me structurer.

Depuis quelques temps je fais aussi des documentaires sur les 300 mille descendants d’esclaves de la Costa Chica de Guerrero et de Oaxaca au Mexique. Dans ces zones là ils ont tout perdu, même l’orientation géographique de l’Afrique puisque cette histoire ne leur est pas racontée. Ils savent qu’ils viennent de quelque part car ils sont noirs sur un continent où normalement il ne devrait pas avoir de noirs. Au Brésil, à Cuba, dans les Caraïbes, les gens sont arrivés en groupe et ont maintenu certains rituels qui ont renforcé leur identité. Mais au Mexique non. Dans le cadre de la Casa hankili Africa, nous travaillons avec eux pour aider à recréer cette mémoire.

J’ai également un roman en cours qui s’intitule Darfour. Le Darfour fait partie d’une de nos douleurs également, d’autant plus que ce territoire, l’occident s’apprête encore à le séparer du Soudan parce qu’il y a du pétrole et beaucoup d’autres ressources minières. Une grande partie des réfugiés du Darfour vivent sur le territoire tchadien. J’écris un roman là-dessus, troisième pièce de la trilogie qui a commencé par Sahr, Champs de folie, puis Les racines de Yucca, J’espère pouvoir venir le terminer en résidence ici.

Ishyo : Merci pour cet entretien Mr. Lamko!

K.L. : Merci à Ishyo qui se bat pour soutenir un dynamisme nécessaire à la culture et aux arts ici au Rwanda. Continuez ce travail et ne baissez jamais les bras! Si j’écris, c’est pour participer aux luttes de mes semblables, ceux qui sont debout et qui disent qu’il faut que nous résistions, que nous agissions. Il faut que nous contions ce qui nous fait mal ; mais aussi notre espérance. C’est la seule motivation qui me tienne et qui me donne envie de parler d’écriture… Le reste est pure vanité !

(Propos recueillis à Ishyo Arts Centre le 12 avril 2014).

[i] Les gacaca sont des séances au cours desquelles les victimes du génocide sont appelées à témoigner de ce qu’elles ont vu et vécu en présence des génocidaires responsables de crimes commis dans leurs communautés. Ces séances sont dirigées par des juges sélectionnés par les habitants de ces mêmes communautés et en échange de leurs aveux, les génocidaires peuvent recevoir une remise de peine. Ce système judiciaire introduit en 2001, et clôturé en 2012, provient d’une tradition rwandaise qui permettait aux membres d’une même communauté de parler ouvertement des conflits vécus afin de faire trouver au(x) fautif(s) le moyen de se faire pardonner pour le mal commis.

Kamel Daoud entre Camus et Meursault

Mise en page 1Meursault, contre-enquête1 est un roman de l’Algérien Kamel Daoud sorti en octobre 2013. Roman qui vient rappeler la formule de Robbe-Grillet selon laquelle « l’œuvre d’art, comme le monde, est une forme vivante ». Forme vivante, donc informe, mutante, insaisissable et inclassable. Cela va à juste titre au narrateur de ce roman : Haroun

Etrange personnage ! Assis dans un bar, lieu où se déploie son récit comme celui de Verre cassé d’Alain Mabanckou, Haroun se raconte à un jeune universitaire. Il dit son monde de marginal dans une Algérie des années 60 où l’Histoire s’écrivait entre maquis, conscience nationale et légitime défense d’une terre longtemps séquestrée par les roumis, les étrangers. On peut bien les imaginer !

Mais plus encore, le récit de Haroun se veut un contre-enquête de l’œuvre de Camus, singulièrement L’étranger. Le narrateur se présente, en effet, comme le frère de « l’Arabe » tué par Meursault, et a pour ambition de relater sa version de l’histoire sous l’angle, non plus du meurtrier, mais de celui de la victime. Une logique de contre-pieds des faits et de l’écriture de Camus :

C’est simple : cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l’ont mené à sa fin, le prénom de l’Arabe, jusqu’à sa rencontre avec la balle.

p. 19

Si L’étranger de Camus étonne par sa simplicité à tous points de vue, le roman de Kamel Daoud charme par sa déconstruction narrative : son personnage va dans tous les sens, se fait maître de longues digressions qui, par endroits, amoindrissent le charme du discours. Mais qui peut demander à un paumé alcoolique d’être charmant ?

Kamel Daoud est un auteur qui prend du plaisir à voir son personnage lui échapper, à le voir aller vers son destin de paumé solitaire qui promène sa liberté comme une provocation (p.188). Avec l’artifice littéraire sur sa probable parenté avec un personnage d’un autre livre, le personnage de Kamel Daoud s’octroie le droit de fondre dans le même moule la vie et la fiction de l’auteur de La Peste.

Dans un style qui emprunte à l’aparté sa liberté, son narrateur verbalise tout le monde : lui-même, les autres, la société, sa mère et Meursault en tête de liste. Un intertexte avec Camus, qui joue à flouer les frontières entre le réel et la fiction. Tout un style! Une sorte de palimpseste sur l’absurde et la solitude de l’humaine condition.

Anas Atakora

Cet article est également consultable sur le blog Bienvenue sur Mes Monts

[1] Kamel Daoud, Meursault contre-enquête, édition Barzakh (Algérie), 1ère parution en Octobre 2013