Le miracle mauricien

Qu’on se le dise : il existe un miracle mauricien. C’est en tout cas l’avis, de poids, de l’un des plus brillants économistes de notre époque, Joseph Stiglitz, livré sur son blog, « Sagesse économique non-conventionnelle ». Le prix Nobel d’économie chante les louanges de cet archipel africain de l’océan indien, peuplé d’1,3 million d’habitants. Le miracle est autant économique, politique que social. Le pays se caractérise par la stabilité de ses institutions démocratiques et se distingue comme le meilleur élève de la classe du continent africain en matière de bonne gouvernance, selon le classement de la fondation Mo Ibrahim. Au niveau économique, le pays a connu une croissance supérieure à 5% pendant trente ans, et ce bien qu’il soit dénué de ressources minières ou pétrolières. Il est classé 1er en Afrique en terme d’attractivité par le rapport 2010 Doing Business de la Banque mondiale. Mais surtout, et c’est ce que souligne Joseph Stiglitz, le pays se singularise par un système social qui n’a rien à envier aux pays du Nord de l’Europe : éducation (y compris universitaire) gratuite pour tous ; transports scolaires et soins médicaux offerts aux citoyens. 87% des habitants sont propriétaires de leur maison.

Non sans malice, Joseph Stiglitz rappelle le diagnostic d’un autre Nobel d’économie, James Meade, qui prédisait en 1961 (l’île Maurice a pris son indépendance en 1968) que les perspectives de développement économique de l’archipel étaient très faibles. Or, le revenu par habitant est passé de 400$ au moment de l’indépendance à 6700$ aujourd’hui. Le modèle économique de l’île Maurice est sans aucun doute l’un des plus solides d’Afrique car le plus diversifié. Alors que l’île était spécialisée dans une monoculture de la canne-à-sucre, l’économie repose actuellement sur le tourisme, la finance, l’industrie du textile, et peut-être bientôt sur le secteur des nouvelles technologies.
La démarche de Stiglitz, à son habitude, est particulièrement innovante : l’auteur questionne les modèles européens et américains à l’aune de cet exemple de réussite africaine. Si Maurice allie système social avancé et bonnes performances économiques, pourquoi les pays européens et les Etats-Unis, beaucoup plus riches, n’y arriveraient pas également ? Nous nous permettons de transposer cette critique latente à l’échelle du continent africain qui nous intéresse : il faut arrêter de croire que le développement économique nécessite de sacrifier le bien-être social des habitants, de faire une surenchère de dumping social pour sortir son épingle du jeu.

Joseph Stiglitz cherche les raisons qui peuvent expliquer ce succès singulier et inattendu. Il en présente un certain nombre, parmi lesquels nous retiendrons le fait que l’Ile Maurice a choisi de ne pas investir dans l’armement militaire, tirant les conséquences d’un système international où les risques d’invasions étrangères ont fortement diminué ; dénuée de ressources minières, Maurice a choisi de concentrer ses investissements dans ses ressources humaines en investissant prioritairement dans l’éducation ; enfin, Stiglitz pointe du doigt le consensus très social-démocrate entre syndicats de travailleurs, gouvernement et patronat comme terreau propice au modèle mauricien.
Maurice n’est cependant pas un jardin d’Eden et des problèmes existent. L’économie mauricienne souffre actuellement d’une perte de compétitivité liée à son taux de change. Les consommateurs mauriciens souffrent quant à eux de l’inflation des produits alimentaires de première nécessité ainsi que de l’énergie. L’impact est d’autant plus fort pour une Ile qui importe beaucoup de ces produits par bateaux avec des coûts de transport élevés. Enfin, héritage de son passé colonial, la répartition des terres est très inégalitaire.

On peut toutefois reprocher à Stiglitz de ne pas rentrer dans le détail des difficultés économiques rencontrées par la République de Maurice durant la récente crise financière et économique mondiale en 2009. Maurice n’étant pas intégré à un marché local suffisamment large, l’archipel est extrêmement dépendant de l’extérieur. Le ralentissement du commerce international, la chute des cours du sucre (exportation mauricienne) concomitante à la hausse des cours du pétrole et des denrées alimentaires importées, ont eu un effet ciseau extrêmement violent. Nous conseillons la lecture de deux articles qui détaillent ces difficultés :
http://www.syfia.info/index.php5?view=articles&action=voir&idArticle=5140
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2549p044-045.xml0/gouvernance-classement-crise-economique-mauricemaurice-mauvais-point-pour-le-premier-de-la-classe.html
En mettant les évènements récents sous le boisseau, Stiglitz oublie de préciser que le « modèle mauricien » qu’il porte aux nues est en danger de disparition. Le gouvernement mauricien actuel tente de répondre à la crise en libéralisant l’économie locale, c'est-à-dire en remettant en cause les acquis des travailleurs mauriciens au nom de la flexibilité du travail et des impératifs d’attractivité promus par des rapports comme le Doing business. L’ironie veut donc que ce soit au moment où il jette peut-être ses derniers feux que le modèle « social-démocrate » mauricien est louangé comme jamais. Il appartient aujourd’hui à la gauche mauricienne de réinventer et de raffermir ce modèle, pour que les générations futures continuent d’en bénéficier, et que les socialistes africains puissent s’en inspirer.
Joseph Stiglitz, redresseur des torts de l’impérialisme américain devant l’éternel, finit son article en enjoignant les Etats-Unis qui occupent pour des raisons militaires une île de l’archipel Mauricien, Diego Marcia, à en remettre la souveraineté aux Mauriciens et permettre aux autochtones Chagossiens de retrouver leur lieu de vie ancestral.
 

Emmanuel Leroueil

L’article original de Stiglitz : http://www.project-syndicate.org/commentary/stiglitz136/French