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Décodage et analyse de Black Bazar d'Alain Mabanckou et Au nom du père, du fils et de ma Weston de Julien Mabiala Bissila

Très peu d’ouvrages en littérature africaine ont traité de la question du vêtement. Le vêtement non pas dans sa dimension moderne ou traditionnelle, ni dans sa portée esthétique uniquement ;  mais du rapport de l’individu à l’habit, de ce qu’il est prêt à débourser et sacrifier pour garnir son dressing, de la manière dont il se perçoit lui-même  et qu’il perçoit autrui à travers le code vestimentaire auquel chacun adhère et obéît.

Deux livres, Black Bazar de l’écrivain Alain Mabanckou et Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila, semblent toutefois répondre à ces attentes et comptent certainement parmi les rares productions littéraires francophones à se pencher aussi ouvertement sur la question de la « SAPE ».

La SAPE, acronyme composé des initiales de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, est ce mouvement lancé dans les années soixante dix au Congo Brazzaville, mouvement adulant la haute couture ou du moins les vêtements des grandes marques, et prônant l’élégance vestimentaire comme signe extérieur de réussite sociale[1]. Alain Mabanckou et Julien Mabiala Bissila, auteurs des ouvrages qui font l’objet de notre analyse, sont tous deux Congolais ; cela peut en grande partie justifier de l’aisance avec laquelle ils évoquent le sujet et l’illustrent dans leur œuvre respective.

Black Bazar d’Alain Mabanckou

Le livre parait en 2009 aux éditions le Seuil. Il retrace l’histoire d’un dandy Congolais immigré en France où il réside depuis plusieurs années, Fessologue qu’on le surnomme à cause du culte qu’il voue au postérieur des femmes. En proie à un chagrin d’amour causé par le départ de sa compagne, notre héros plonge dans une certaine mélancolie. Et c’est dans l’écriture qu’il trouvera refuge. Dans une narration à la première personne, Fessologue s’épanche : il revient sur sa relation avec son ex, parle de ses potes du Jip’s, ce bar en plein cœur de Paris où il passe le plus clair de son temps libre, de son voisin de palier cet « antillais qui n’aime pas les noirs », de l’épicier arabe du coin qui à la moindre occasion lui tient de grands discours sur l’Occident et ses torts et travers, et de toutes les rencontres qui auront un rôle déterminant dans sa vie.

Ce qui caractérise ce personnage au verbe pétillant et à l’humour piquant c’est d’abord son amour du vêtement. Il possède des malles pleines à craquer de costumes chaussures et autres accessoires de mode :

Weston en croco en anaconda ou en lézard, vestes en lin d’Emanuel Ungaro, vestes en tergal de Francesco Smalto, chaussettes Jacquard, cravates en soie, etc.[1]

Et si notre homme est toujours habillé en costard, c’est « pour maintenir la pression » explique-t-il. Pression dans un milieu de dandies, qui se côtoient dans les bars, les fêtes communautaires et autres cercles où l’élégance vestimentaire est de mise ; des sapeurs qui se jaugent, se valorisent ou se déprécient en fonction de la coupe du costume, du nouement de cravate, du soulier bien ciré qui claque au contact du sol, et surtout du coût de tous ces apparats. Des immigrés aux conditions de vie précaires pour la plupart, s’entassant dans des logements exigus et insalubres parfois, à l’instar de Fessologue lui-même dans ce studio de Château d’Eau qu’il partagera avec quatre autres compatriotes pendant plusieurs années.

.La SAPE comme la quête d’une reconnaissance sociale

Dans le portrait qu’il dresse de Fessologue le personnage principal du roman, Alain Mabanckou, semble établir une subtile corrélation entre le statut social de celui-ci et son rapport au vêtement.

Fessologue est un travailleur à mi-temps dans une imprimerie où sa tâche consiste à soulever des cartons. Et s’il ne parle à personne (pas même à ses plus proches amis) de la nature exacte de cet emploi, c’est sans doute parce qu’il éprouve une certaine gêne par rapport à sa situation. Elle est disqualifiante et non valorisante dans une société qui prône la réussite professionnelle comme valeur de richesse. Alors la reconnaissance sociale, c’est dans la SAPE, l’étalage de vêtements chics et coûteux, que Fessologue devra l‘acquérir. Le regard que  porte sur lui autrui quand il s’exhibe « bien habillé », le console et l’emplit surement d’un réconfortant sentiment de revanche. Et c’est de cette société Française dans laquelle il vit qu’il se venge ainsi, des injustices et humiliations propres à sa condition d’immigré, de la précarité de son emploi.

. La sape comme l’aveu d’une carence intellectuelle et d’un malaise identitaire

Une rencontre déterminante (le lecteur le découvrira dans l’épilogue du récit page 243) emmènera plus tard Fessologue à tout remettre en question : certitudes et priorités. C’est un homme nouveau. Il a élargi son horizon culturel, s‘intéresse à l’art et aux livres surtout qu’il possède en grande quantité désormais.

« Les bouquins que je lis sont plus nombreux que les paires de chaussures Weston, les costumes Francesco Smalto et les cravates Yves Saint Laurent que je portais lors des concerts de Papa Wemba, de Koffi Olomide ou de J-B. Mpiana » confiera-t-il en page 260.

Un enrichissement culturel donc qui semble l’avoir émancipé de « ses vieux démons ».

Cette mutation qui s’opère chez Fessologue s’illustre dans le changement radical de son apparence physique et vestimentaire. Il a troqué ses costumes clinquants contre des pantalons pattes d’éléphant à la mode hippie des années soixante-dix.Il se défrise les cheveux et les tire en arrière, « Regardez-vous, on dirait un singe ! se fera-t-il même un jour vertement tancer. Ces cheveux lissés c’est pour ressembler au blanc ou quoi ? Vraiment la colonisation continue ses ravages dans la communauté ! (…) Après les cheveux, il te restera la peau à blanchir, surtout les coudes, les talons et les genoux ! »[2]

Plusieurs fois dans ce roman, on le remarquera,  Alain Mabanckou revient sur l’épineuse question de l’épiderme : « Couleur d’origine » est par exemple le surnom dont Fessologue affuble son ex compagne à cause de la peau de celle-ci qu’il juge trop foncée ; et il sera plus loin dans l’ouvrage question de Diprosone et autres crèmes éclaircissantes. Des produits à dénégrifier.  

Se dénégrifier ou s’affranchir de sa condition de noir, renoncer à une couleur que l’on porte comme un opprobre, vouloir à tout prix ressembler à l’homme blanc.

Une quête  que la SAPE dans une moindre mesure pourrait tout aussi bien symboliser, puisque si l’on remonte aux origines de ce mouvement, au lendemain des indépendances donc, on observe que ses partisans ont une volonté assumée de s’habiller désormais comme le colon, de devenir les nouveaux blancs locaux, de se venger d’une histoire qui aura longtemps fait d’eux des opprimés.

 

Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila

Couronnée par le Prix des journées de Lyon des auteurs de théâtre 2011, l’œuvre de Julien Mabiala Bissila est un texte décalé sur les horreurs d’une guerre civile et le prestige de la SAPE. L’histoire se déroule dans une banlieue sud de Brazzaville au Congo. Criss et Cross, deux frères, reviennent dans le quartier où ils ont vécu avant qu’un conflit armé n’éclate et ne les contraigne à l’exil. Dans un décor défiguré par la violence des affrontements qui auront ébranlé ces rues de leur enfance, ils tâtonnent et se chamaillent pour retrouver la maison familiale où quelque part dans la cour, ils ont avant leur fuite, enseveli un trésor : Une paire de chaussures Weston. Celle-ci, sera tout le long de cette pièce de théâtre à la prose imagée et truculente, le symbole de la vie avant le chaos, la vie avant la guerre.

« Nous après ces années grises de concerto pour kalache (la guerre) la première des choses était de retrouver dans ce grand chaos l’odeur du cirage, juste ce parfum ça calmait en nous tout ce qui bougeait.

C’était quelque chose le cirage, c’est fou comme tout une vie peut rentrer dans un parfum de cirage (…)

Les caresses de la brosse sur le cuir.

D’abord le geste, doucement, puis ça s’accélère. Le cuir ce contact, cette musique. C’est une partition de Jazz entre ces deux objets infiniment liés : Brosse et cirage.

Le charme de la cravate, enlacements autour du cou, vipère en chaleur, le nœud papillon jaloux de la cravate, quel spectacle ! Les applaudissements du carrelage à chaque passage de la chaussure J.M Weston, la prestance, la djatance. Enfin la vie.

Oui, la vie enfouie dans ce trou.

Le trou enfoui au milieu de la parcelle de mon père.

La parcelle enfouie dans une des rues de cette ville… Ouais ! »[3]

. La SAPE comme un palliatif

Criss et Cross illustrent bien cette jeunesse de Bacongo, arrondissement populaire de la capitale, berceau même de la SAPE. Une jeunesse très soucieuse de son apparence et qui dans le culte du vêtement a su trouver une sorte d’exutoire ou d’abri dans une société malade où la politique tue, où le système scolaire est déficient. C’est un bol d’air qui permet de supporter un quotidien fait d’incertitudes, un palliatif pour ces jeunes comme la bière pour quelques autres. « Ici la sape c’est du sérieux ! Et puis il y a l’alcool ! Aimer la bière, c’est du patriotisme, c’est porter les couilles du pays en soi parce que l’alcool  tue la vie tendrement, alors que le pays, lui, quand il s’agit d’en finir avec vous…» peut-on ainsi lire à la page 37.

L’illustration de couverture de l’ouvrage où l’on peut voir un pied levé exhibant une Weston avec en arrière plan des jeunes attablés dans un bar témoigne bien de cette réalité.

. De Limoges à Brazzaville : de l’Europe des créateurs à l’Afrique des consommateurs

L’une des démarches de Julien Mabiala Bissila consistera dans cette œuvre à remonter aux origines de la SAPE et illustrer son évolution : des prémices du mouvement en 1920 à Brazzaville avec le retour de France d’André Grénard Matsoua « le premier dandy africain, toujours dans son costume rayé, qui marquera les premiers pas en tant que playboy et imposera la tendance à suivre »[4] aux nouvelles figures contemporaines du milieu à l’instar de Ben Moukasha, initiateur des dix commandements de la sape.

Dans un brillant rappel historique, l’auteur évoque également les débuts de l’aventure de fabrication de la chaussure Weston.

« Tout commence à Limoges en 1891 Edward Blanchard fonde un établissement de fabrication de chaussures. Eugène, le fils d’Edward Blanchard, se rend à Weston, aux États-Unis afin d’étudier les techniques innovantes du cousu Goodyear et de la fabrication en différentes largeurs (…) »

La première boutique J.M Weston ouvrira ses portes en 1922 sur le boulevard de Courcelles à Paris. L’activité de cette entreprise qui s’est imposée dans l’industrie du luxe, n’a pas cessé d’accroître depuis tout comme les sapeurs africains n’ont pas eux cessé de « consommer » du Weston. Plus de cinquante ans après la naissance du mouvement de la SAPE, on note qu’il n’existe toujours aucune démarche entrepreneuriale pertinente pour exploiter et valoriser  le filon. La « création » voilà la dynamique qui fait défaut au concept.

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Conclusion

Le roman Black Bazar et la pièce de théâtre Au nom du père du fils et de J.M Weston livrent une approche complémentaire de la question du rapport au vêtement. L’environnement – la première histoire se déroulant à Paris et la seconde à Brazzaville – est l’élément qui contextualise les clichés et messages délivrés à travers les personnages de ces œuvres : l’immigré sapelogue de Château rouge chez Mabanckou et le jeune sapeur de Bacongo chez Mabiala Bissila.

Si les deux auteurs décrivent un phénomène dans ce qu’il a d’attractif ou d’absurde, la démarche d’Alain Mabanckou est ouvertement  plus critique, puisqu’il met en exergue l’irrationalité de son personnage (l’inadéquation entre son niveau de vie et le coût des tenues qu’il collectionne par exemple). Julien Mabiala Bissila à l’opposé s’attelle à dresser le portrait d’une jeunesse qui dans un pays malade, s’égaye et se consoler par la sape et l’alcool. Le premier porte un jugement sur l’individu lui-même, quand le second indexe une responsabilité plus collective, celle d’une société qui livre ses jeunes au désœuvrement et à ses travers.  

Le romancier et le dramaturge se rejoignent sur un point essentiel cependant : la question de l’instruction et du niveau culturel. On observe avec Mabanckou que Fessologue, au contact des livres, se désintéresse de la sape. Criss et Cross, dans Au nom du père du fils et de J.M Weston, évoqueront quant à eux l’état déplorable du système scolaire de leur pays.

Black bazar et Au nom du père du fils et de J.M Weston, deux ouvrages qui par les thématiques qu’ils abordent et leur style respectif (la plume jubilatoire de Mabanckou et la prose décalée de Mabiala Bissila savant mélange de drame et de gaieté) ne laisseront pas leurs lecteurs impassibles.

Ralphanie Mwana Kongo

Voir aussi

http://www.franceculture.fr/oeuvre-black-bazar-de-modogo-et-sam

Photo – Baudouin Mouanda

[1] Pages 44 et 45, Black Bazar

 

 

[2] Page 245, Black bazar

 

 

[3] Page 28 et 29, Au nom du père du fils et de J.M Weston

[4] Page 67, Au nom du père du fils et de J.M Weston