Dis-moi ce que tu portes, je te dirai ce que tu es !

Décodage et analyse de Black Bazar d'Alain Mabanckou et Au nom du père, du fils et de ma Weston de Julien Mabiala Bissila

Très peu d’ouvrages en littérature africaine ont traité de la question du vêtement. Le vêtement non pas dans sa dimension moderne ou traditionnelle, ni dans sa portée esthétique uniquement ;  mais du rapport de l’individu à l’habit, de ce qu’il est prêt à débourser et sacrifier pour garnir son dressing, de la manière dont il se perçoit lui-même  et qu’il perçoit autrui à travers le code vestimentaire auquel chacun adhère et obéît.

Deux livres, Black Bazar de l’écrivain Alain Mabanckou et Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila, semblent toutefois répondre à ces attentes et comptent certainement parmi les rares productions littéraires francophones à se pencher aussi ouvertement sur la question de la « SAPE ».

La SAPE, acronyme composé des initiales de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, est ce mouvement lancé dans les années soixante dix au Congo Brazzaville, mouvement adulant la haute couture ou du moins les vêtements des grandes marques, et prônant l’élégance vestimentaire comme signe extérieur de réussite sociale[1]. Alain Mabanckou et Julien Mabiala Bissila, auteurs des ouvrages qui font l’objet de notre analyse, sont tous deux Congolais ; cela peut en grande partie justifier de l’aisance avec laquelle ils évoquent le sujet et l’illustrent dans leur œuvre respective.

Black Bazar d’Alain Mabanckou

Le livre parait en 2009 aux éditions le Seuil. Il retrace l’histoire d’un dandy Congolais immigré en France où il réside depuis plusieurs années, Fessologue qu’on le surnomme à cause du culte qu’il voue au postérieur des femmes. En proie à un chagrin d’amour causé par le départ de sa compagne, notre héros plonge dans une certaine mélancolie. Et c’est dans l’écriture qu’il trouvera refuge. Dans une narration à la première personne, Fessologue s’épanche : il revient sur sa relation avec son ex, parle de ses potes du Jip’s, ce bar en plein cœur de Paris où il passe le plus clair de son temps libre, de son voisin de palier cet « antillais qui n’aime pas les noirs », de l’épicier arabe du coin qui à la moindre occasion lui tient de grands discours sur l’Occident et ses torts et travers, et de toutes les rencontres qui auront un rôle déterminant dans sa vie.

Ce qui caractérise ce personnage au verbe pétillant et à l’humour piquant c’est d’abord son amour du vêtement. Il possède des malles pleines à craquer de costumes chaussures et autres accessoires de mode :

Weston en croco en anaconda ou en lézard, vestes en lin d’Emanuel Ungaro, vestes en tergal de Francesco Smalto, chaussettes Jacquard, cravates en soie, etc.[1]

Et si notre homme est toujours habillé en costard, c’est « pour maintenir la pression » explique-t-il. Pression dans un milieu de dandies, qui se côtoient dans les bars, les fêtes communautaires et autres cercles où l’élégance vestimentaire est de mise ; des sapeurs qui se jaugent, se valorisent ou se déprécient en fonction de la coupe du costume, du nouement de cravate, du soulier bien ciré qui claque au contact du sol, et surtout du coût de tous ces apparats. Des immigrés aux conditions de vie précaires pour la plupart, s’entassant dans des logements exigus et insalubres parfois, à l’instar de Fessologue lui-même dans ce studio de Château d’Eau qu’il partagera avec quatre autres compatriotes pendant plusieurs années.

.La SAPE comme la quête d’une reconnaissance sociale

Dans le portrait qu’il dresse de Fessologue le personnage principal du roman, Alain Mabanckou, semble établir une subtile corrélation entre le statut social de celui-ci et son rapport au vêtement.

Fessologue est un travailleur à mi-temps dans une imprimerie où sa tâche consiste à soulever des cartons. Et s’il ne parle à personne (pas même à ses plus proches amis) de la nature exacte de cet emploi, c’est sans doute parce qu’il éprouve une certaine gêne par rapport à sa situation. Elle est disqualifiante et non valorisante dans une société qui prône la réussite professionnelle comme valeur de richesse. Alors la reconnaissance sociale, c’est dans la SAPE, l’étalage de vêtements chics et coûteux, que Fessologue devra l‘acquérir. Le regard que  porte sur lui autrui quand il s’exhibe « bien habillé », le console et l’emplit surement d’un réconfortant sentiment de revanche. Et c’est de cette société Française dans laquelle il vit qu’il se venge ainsi, des injustices et humiliations propres à sa condition d’immigré, de la précarité de son emploi.

. La sape comme l’aveu d’une carence intellectuelle et d’un malaise identitaire

Une rencontre déterminante (le lecteur le découvrira dans l’épilogue du récit page 243) emmènera plus tard Fessologue à tout remettre en question : certitudes et priorités. C’est un homme nouveau. Il a élargi son horizon culturel, s‘intéresse à l’art et aux livres surtout qu’il possède en grande quantité désormais.

« Les bouquins que je lis sont plus nombreux que les paires de chaussures Weston, les costumes Francesco Smalto et les cravates Yves Saint Laurent que je portais lors des concerts de Papa Wemba, de Koffi Olomide ou de J-B. Mpiana » confiera-t-il en page 260.

Un enrichissement culturel donc qui semble l’avoir émancipé de « ses vieux démons ».

Cette mutation qui s’opère chez Fessologue s’illustre dans le changement radical de son apparence physique et vestimentaire. Il a troqué ses costumes clinquants contre des pantalons pattes d’éléphant à la mode hippie des années soixante-dix.Il se défrise les cheveux et les tire en arrière, « Regardez-vous, on dirait un singe ! se fera-t-il même un jour vertement tancer. Ces cheveux lissés c’est pour ressembler au blanc ou quoi ? Vraiment la colonisation continue ses ravages dans la communauté ! (…) Après les cheveux, il te restera la peau à blanchir, surtout les coudes, les talons et les genoux ! »[2]

Plusieurs fois dans ce roman, on le remarquera,  Alain Mabanckou revient sur l’épineuse question de l’épiderme : « Couleur d’origine » est par exemple le surnom dont Fessologue affuble son ex compagne à cause de la peau de celle-ci qu’il juge trop foncée ; et il sera plus loin dans l’ouvrage question de Diprosone et autres crèmes éclaircissantes. Des produits à dénégrifier.  

Se dénégrifier ou s’affranchir de sa condition de noir, renoncer à une couleur que l’on porte comme un opprobre, vouloir à tout prix ressembler à l’homme blanc.

Une quête  que la SAPE dans une moindre mesure pourrait tout aussi bien symboliser, puisque si l’on remonte aux origines de ce mouvement, au lendemain des indépendances donc, on observe que ses partisans ont une volonté assumée de s’habiller désormais comme le colon, de devenir les nouveaux blancs locaux, de se venger d’une histoire qui aura longtemps fait d’eux des opprimés.

 

Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila

Couronnée par le Prix des journées de Lyon des auteurs de théâtre 2011, l’œuvre de Julien Mabiala Bissila est un texte décalé sur les horreurs d’une guerre civile et le prestige de la SAPE. L’histoire se déroule dans une banlieue sud de Brazzaville au Congo. Criss et Cross, deux frères, reviennent dans le quartier où ils ont vécu avant qu’un conflit armé n’éclate et ne les contraigne à l’exil. Dans un décor défiguré par la violence des affrontements qui auront ébranlé ces rues de leur enfance, ils tâtonnent et se chamaillent pour retrouver la maison familiale où quelque part dans la cour, ils ont avant leur fuite, enseveli un trésor : Une paire de chaussures Weston. Celle-ci, sera tout le long de cette pièce de théâtre à la prose imagée et truculente, le symbole de la vie avant le chaos, la vie avant la guerre.

« Nous après ces années grises de concerto pour kalache (la guerre) la première des choses était de retrouver dans ce grand chaos l’odeur du cirage, juste ce parfum ça calmait en nous tout ce qui bougeait.

C’était quelque chose le cirage, c’est fou comme tout une vie peut rentrer dans un parfum de cirage (…)

Les caresses de la brosse sur le cuir.

D’abord le geste, doucement, puis ça s’accélère. Le cuir ce contact, cette musique. C’est une partition de Jazz entre ces deux objets infiniment liés : Brosse et cirage.

Le charme de la cravate, enlacements autour du cou, vipère en chaleur, le nœud papillon jaloux de la cravate, quel spectacle ! Les applaudissements du carrelage à chaque passage de la chaussure J.M Weston, la prestance, la djatance. Enfin la vie.

Oui, la vie enfouie dans ce trou.

Le trou enfoui au milieu de la parcelle de mon père.

La parcelle enfouie dans une des rues de cette ville… Ouais ! »[3]

. La SAPE comme un palliatif

Criss et Cross illustrent bien cette jeunesse de Bacongo, arrondissement populaire de la capitale, berceau même de la SAPE. Une jeunesse très soucieuse de son apparence et qui dans le culte du vêtement a su trouver une sorte d’exutoire ou d’abri dans une société malade où la politique tue, où le système scolaire est déficient. C’est un bol d’air qui permet de supporter un quotidien fait d’incertitudes, un palliatif pour ces jeunes comme la bière pour quelques autres. « Ici la sape c’est du sérieux ! Et puis il y a l’alcool ! Aimer la bière, c’est du patriotisme, c’est porter les couilles du pays en soi parce que l’alcool  tue la vie tendrement, alors que le pays, lui, quand il s’agit d’en finir avec vous…» peut-on ainsi lire à la page 37.

L’illustration de couverture de l’ouvrage où l’on peut voir un pied levé exhibant une Weston avec en arrière plan des jeunes attablés dans un bar témoigne bien de cette réalité.

. De Limoges à Brazzaville : de l’Europe des créateurs à l’Afrique des consommateurs

L’une des démarches de Julien Mabiala Bissila consistera dans cette œuvre à remonter aux origines de la SAPE et illustrer son évolution : des prémices du mouvement en 1920 à Brazzaville avec le retour de France d’André Grénard Matsoua « le premier dandy africain, toujours dans son costume rayé, qui marquera les premiers pas en tant que playboy et imposera la tendance à suivre »[4] aux nouvelles figures contemporaines du milieu à l’instar de Ben Moukasha, initiateur des dix commandements de la sape.

Dans un brillant rappel historique, l’auteur évoque également les débuts de l’aventure de fabrication de la chaussure Weston.

« Tout commence à Limoges en 1891 Edward Blanchard fonde un établissement de fabrication de chaussures. Eugène, le fils d’Edward Blanchard, se rend à Weston, aux États-Unis afin d’étudier les techniques innovantes du cousu Goodyear et de la fabrication en différentes largeurs (…) »

La première boutique J.M Weston ouvrira ses portes en 1922 sur le boulevard de Courcelles à Paris. L’activité de cette entreprise qui s’est imposée dans l’industrie du luxe, n’a pas cessé d’accroître depuis tout comme les sapeurs africains n’ont pas eux cessé de « consommer » du Weston. Plus de cinquante ans après la naissance du mouvement de la SAPE, on note qu’il n’existe toujours aucune démarche entrepreneuriale pertinente pour exploiter et valoriser  le filon. La « création » voilà la dynamique qui fait défaut au concept.

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Conclusion

Le roman Black Bazar et la pièce de théâtre Au nom du père du fils et de J.M Weston livrent une approche complémentaire de la question du rapport au vêtement. L’environnement – la première histoire se déroulant à Paris et la seconde à Brazzaville – est l’élément qui contextualise les clichés et messages délivrés à travers les personnages de ces œuvres : l’immigré sapelogue de Château rouge chez Mabanckou et le jeune sapeur de Bacongo chez Mabiala Bissila.

Si les deux auteurs décrivent un phénomène dans ce qu’il a d’attractif ou d’absurde, la démarche d’Alain Mabanckou est ouvertement  plus critique, puisqu’il met en exergue l’irrationalité de son personnage (l’inadéquation entre son niveau de vie et le coût des tenues qu’il collectionne par exemple). Julien Mabiala Bissila à l’opposé s’attelle à dresser le portrait d’une jeunesse qui dans un pays malade, s’égaye et se consoler par la sape et l’alcool. Le premier porte un jugement sur l’individu lui-même, quand le second indexe une responsabilité plus collective, celle d’une société qui livre ses jeunes au désœuvrement et à ses travers.  

Le romancier et le dramaturge se rejoignent sur un point essentiel cependant : la question de l’instruction et du niveau culturel. On observe avec Mabanckou que Fessologue, au contact des livres, se désintéresse de la sape. Criss et Cross, dans Au nom du père du fils et de J.M Weston, évoqueront quant à eux l’état déplorable du système scolaire de leur pays.

Black bazar et Au nom du père du fils et de J.M Weston, deux ouvrages qui par les thématiques qu’ils abordent et leur style respectif (la plume jubilatoire de Mabanckou et la prose décalée de Mabiala Bissila savant mélange de drame et de gaieté) ne laisseront pas leurs lecteurs impassibles.

Ralphanie Mwana Kongo

Voir aussi

http://www.franceculture.fr/oeuvre-black-bazar-de-modogo-et-sam

Photo – Baudouin Mouanda

[1] Pages 44 et 45, Black Bazar

 

 

[2] Page 245, Black bazar

 

 

[3] Page 28 et 29, Au nom du père du fils et de J.M Weston

[4] Page 67, Au nom du père du fils et de J.M Weston

 

 

 

 

« Black and yellow »

wunionLa scène se passe dans le 18è arrondissement parisien. Il est seize heures, le taxiphone de Niasse grouille d’une clientèle pressée et bruyante. Des voix résonnent à travers les boxes  accolés les uns aux autres – des cabines téléphoniques !  Et l’on peut, grâce aux paroles que laissent échapper leurs portes pourtant closes, deviner la teneur de ces conversations familiales pour la plupart. Une jeune femme fond en larmes après avoir hurlé des mots au téléphone et raccroché furieusement. Elle sort de la cabine qu’elle occupait et fouille son porte-monnaie en reniflant.

On a tous connu ça, lance alors un homme qui la regarde. Envoie l’argent qu’ils te demandent ! Tu n’as pas le choix, ma ‘’sœur’’.

J’en ai marre, fait alors l’intéressée en tirant une chaise sur laquelle elle s’affale.

Des larmes plus abondantes cette fois-ci la secouent. Niasse se rapproche de la cliente et lui demande d’une voix calme ce qui ne va pas. Il semble bien la connaître (une habituée de son commerce certainement). La jeune femme s’ouvre alors et raconte son malheur d’être née de parents cupides, qui tous les mois l’importunent avec leurs demandes d’argent incessantes. Ils ne sont pas pauvres, précise-t-elle : « Mon père enseigne à l’université, ma mère travaille… Mais c’est à moi… moi qui galère ici en France et me bats pour boucler des fins de mois difficiles de leur envoyer des sous…Ils sont sans pitié. Tout ça parce qu’ils t’ont élevée et mise à l’école…»

Nous l’écoutons tous en feignant le désintérêt le plus total, gênés par ces confidences qu’elle lâche. Des histoires de famille qu’elle ferait mieux de garder pour elle.  Non mais franchement, qu’est-ce qu’on en a à fou*** nous autres ?!

J’en ai marre …

Ça va aller, dit Niasse pour la réconforter, c’est rien ça.

Les enfants en Afrique sont un investissement ! Moi-même là, je suis fatiguée d’envoyer de l’argent, commente alors une autre cliente (une  Camerounaise à en croire son accent) Niasse, stp, je veux faire une photocopie. C’est combien… ?

Un investissement. Le mot est lâché. Il sonne fort mais exprime bien ce que de nombreux enfants ont le sentiment de représenter aux yeux de leurs parents.

Très jeunes déjà, on leur enseigne qu’ils doivent réussir afin de pouvoir à leur tour s’occuper  de leurs « vieux » : pourvoir aux besoins de ceux-ci, veiller à ce qu’ils ne manquent de rien.

C’est l’éternelle question du « rapport à l’enfant » en Afrique qui se pose ici. Elle suscite débat.

Les uns estiment qu’aider ses géniteurs est un devoir sacré, quand d’autres dénoncent cette culture de la « rentabilité ». Culture propre aux parents qui sont dans une posture d’attente perpétuelle, et exigent régulièrement de l’argent et des présents à leur progéniture.  De l’argent et des présents en récompense des efforts fournis pour élever des rejetons qui se montrent  décidemment bien trop ingrats de nos jours.

J’ai fait ceci pour toi, j’ai fait cela. J’ai payé tes études, … Tu me dois beaucoup.

C’est le discours que l’on sert régulièrement à ces milliers de jeunes qui leurs études terminées,  font à peine leur entrée dans la vie active. Et pas question qu’ils jouissent seuls de leur salaire. Il y a les parents à soutenir, les cadets à entretenir. Alors toutes les fins du mois (avant que la paye ne tombe) les sollicitations se font pressantes, les transferts d’argent sont vivement attendus. Et l’agacement… l’agacement et un sentiment d’asphyxie ne tardent pas à remplacer la joie que l’on éprouve à faire plaisir à ses parents de façon spontanée et délibérée.  L’on assiste alors à des scènes comme celle dont je suis le témoin involontaire dans ce taxiphone parisien, quelque part dans le 18ème arrondissement, où je suis venue me procurer une carte de recharge téléphonique.

Ralphanie Mwana Kongo

Education, Instruction et Punitions Corporelles

Chatiments corporelles

 « Ma fille a été très choquée du fait que son maître a giflé un élève qui s’était  assoupi en classe. Dès le lendemain elle ne souhaitait plus retourner à l’école. » confie Amélie  une jeune mère Congolaise qui après un long séjour en Europe est rentrée s’installer à Brazzaville. Et c’est dans une école privée qu’elle a fait le choix d’inscrire sa gamine de cinq ans,  au CP1.  

« La méthode chicotte continue et c'est intolérable, poursuit-elle, très remontée. J'ai pu rapidement assister à la manière dont sont dispensés les cours. Le maître est plus que sévère. Il a une façon intolérable de s'adresser aux élèves, son ton est froid et haut. Il veut faire appliquer la discipline par la peur. »

Amélie qui a pourtant grandi et fait ses classes au Congo, porte aujourd’hui un regard assez critique sur les méthodes d’apprentissage qui y sont appliquées. Avoir séjourné quelques années dans une société occidentale où les punitions corporelles sont depuis longtemps proscrites à l’école, semble avoir modifié sa conception de ce que devrait être l’éducation. 

Il ne s’agit pas pour nous d’établir ici une comparaison entre le modèle éducatif Européen et les procédés en vigueur dans nos pays d’Afrique noire. Conscients que chaque société doit relever ses propres défis, évoluer à son rythme et en fonction de ses réalités, notre démarche s’inscrit plutôt dans une volonté d’analyse de la violence physique et psychologique dans les milieux familial et scolaire en Afrique. L’emploi de la chicotte est-il justifiable ? N’est-ce pas là un héritage colonial comme l’allèguent quelques-uns ? Peut-on efficacement éduquer sans recourir aux punitions corporelles ?  

Enfant aimé, enfant châtié 

Qui n’a pas un jour été « corrigé » par les adultes en charge de son éducation (père, mère, etc.) ? Gifle, taloche, fessée, oreille tirée, flagellation au moyen d’une lanière ou d’un bâton, etc.  Autant de punitions corporelles répandues et ancrées dans nos mœurs qui s’inscrivent dans une démarche dite « éducative ». 

La répression permet au parent qui l’exerce de sanctionner une faute, d’inculquer des valeurs, mais également d’affirmer son autorité. Les règles énoncées par les adultes dans le cercle familial, le respect de celles-ci,  préparent l’enfant à la vie en société, à ses exigences de morale et de probité. Les punitions qu’on lui inflige font écho aux condamnations ou sentences prévues par le législateur en cas d’infraction ou délit.  C’est donc pour son bien d’abord qu’on lui impose une discipline. 

Sur dix parents africains interrogés, huit estiment que l’usage des punitions corporelles est efficace en matière d’éducation – la menace de la chicotte aurait un effet dissuasif ou persuasif, selon le résultat visé. Deux, ont confié ne pas juger utile de frapper un enfant pour se faire obéir de celui-ci et mettent en garde contre le recours systématique aux « représailles physiques ».

« Il y a des parents qui exagèrent, dit Célestin qui a bien voulu nous donner son avis sur la question. On tape souvent les enfants pour tout et n’importe quoi. Certaines punitions sont injustes et carrément disproportionnées, elles dépendent de l’humeur de la personne qui les inflige. Et puis il y a le mythe du père « méchant » que l’on entretient encore beaucoup dans nos sociétés Africaines, certains parents préférant visiblement être craints que d’être aimés par leurs enfants. Ils font preuve d’une sévérité excessive et instaurent la distance pensant à tort qu’une relation de proximité pourrait nuire au respect qui leur est du ».

Aux punitions corporelles s’ajoutent très souvent les abus verbaux, ces insultes et autres propos dégradants qu’essuient certains enfants dans leur milieu de vie : « Tu es bête ! », « Idiot ! », « Tu ne fais jamais rien de bien ! ». Propos lâchés sous le coup de la colère ou de l’agacement… des mots qu’on ne pense pas toujours mais qui répétés s’inscrivent dans le subconscient du petit être à qui on les adresse. Les enfants ayant la tendance naturelle à se définir en fonction du regard et du jugement que portent sur eux leurs parents, finissent par accepter ces injures, à les intégrer comme des  « vérités ». Plusieurs études menées en ce sens ont démontré qu’un enfant rabaissé et humilié en permanence développe un sentiment de mésestime de soi . Pourtant certaines croyances maintiennent que les traitements durs infligés à l’enfant aussi bien sur le plan physique que moral, façonnent son caractère et le préparent aux dures épreuves que lui réserve la vie en société.

« Il sera toujours difficile de persuader des hommes mûrs, que les enfants gagneraient à être élevés autrement qu’eux-mêmes ne l’ont été.»

Les parents reproduisent  l’éducation qu’ils ont eux-mêmes reçue. Remettre en cause la manière dont on a été élevé peut pour certains constituer une sorte d’offense faite aux géniteurs, à ce père cette mère que l’on sacralise et vénère. Coups, insultes, humiliations… cela se transmet aussi d’une génération à l’autre. 

La chicotte, indispensable en milieu scolaire ?

illustration 2 livre seule face au destin

C’est par un ouvrage que nous souhaitons aborder cette question qui fait débat, un livre paru en 2012 aux éditions Edilivre ‘’Seule, face au destin’’ de Laura Guliamo Luyeye. Inspiré de faits réels, c’est le récit d’une enfance marquée par la violence physique et psychologique exercée dans le milieu familial et scolaire, un témoignage poignant écrit avec des mots simples mais qui n’en restent pas moins dérangeants. L’histoire qui se déroule à Kinshasa est celle de Dita, une gamine de 10 ans, témoin des coups réguliers portés par son père à une mère sans défense. La détresse de l’enfant est telle que ses résultats scolaires s’en trouvent affectés. Pourtant à l’école c’est à une autre forme de violence qu’elle doit faire face également, celle infligée par le maître au moyen de son « Ngondo » – un morceau de tuyau dur en caoutchouc qui lui sert de fouet.  La moindre inattention des petits écoliers, une réponse fausse à un exercice proposé, un assoupissement, sera pour l’instituteur l’occasion de les rabaisser, de les rudoyer violemment: « Tu as toujours des mauvaises notes, tu ne sers à rien » et PAN ! 

C’est la « pédagogie par les corps », l’apprentissage par la menace du fouet. Châtiment toujours équitable ?  Frapper un élève sur la base d’un devoir mal compris, d’une leçon non apprise ou même au motif qu’il s’est endormi en classe, n’est-ce pas parfois occulter les facteurs liés à son environnement immédiat, facteurs qui fragilisent son apprentissage ? Un enfant qui ne mange pas à sa faim, qui vit dans un climat familial délétère aura beaucoup de mal à se concentrer en classe. Le cas de Dita, petite héroïne de « Seule, face au destin » en est l’éloquente illustration. 

Certains professionnels de l’enseignement à l’instar de Myriam, jeune institutrice en cours élémentaire en Côte-D’ivoire, jugent la chicotte nécessaire et très efficace. 

 «  C’est le seul moyen pour un enseignant de maintenir l’ordre, soutient-elle. Nous sommes souvent désemparés face à des élèves turbulents et irrespectueux ; des élèves que l’on ne parvient pas toujours à faire obéir avec des simples paroles. »  

La chicotte, seule arme disciplinaire ? Les fervents opposants de son usage la qualifient pourtant d’ « héritage colonial », argument de taille qui devrait – estiment-ils – suffire à la bannir définitivement de nos milieux scolaires. Héritage colonial, allusion faite à son utilisation pour la répression des indigènes qui enfreignaient le règlement en vigueur.

Chicotte et colonisation 

illustration 3 livre  Emmanuel amougou

Si le châtiment de la chicotte a été « institutionnalisé » sous la colonisation Belge par exemple au Congo, il est important de souligner que la flagellation comme punition corporelle était vraisemblablement déjà pratiquée dans l’Afrique traditionnelle par les adultes sur les jeunes qui transgressaient les lois de la communauté. C’est du moins ce que laisse supposer le sociologue Emmanuel Amougou,  dans son livre ‘’Symboles et châtiments, regard sociologique sur l’inconscient scolaire colonial en Afrique Noire francophone’’  :

« Dans ces univers sociaux de « tradition », nul doute qu’il existait des châtiments physiques (…) punitions et sanctions dont la fonction sociale essentielle consiste à assurer la cohésion, la solidarité et l’honneur du groupe tout en responsabilisant ses membres (…) Mais au delà de cette grille de sanctions et avec les transformations qu’ont connues ces sociétés, toutes les fautes commises par le petit africain l’exposent à des punitions et sanctions de ses géniteurs. Ici, le corps constitue le lieu privilégié des sanctions qui relèvent d’une pédagogie extrêmement rigoureuse. Ainsi par exemple révèle Pierre Elny : ‘’Dans le Laba Tchadien, chez les Massa et les Toupouri, le jeune est couché dans les épines (…) De dures sanctions marquent chaque transgression. La brimade et l’injure sont systématiques. Certains moments de la journée sont réservés aux fustigations et flagellations.’’» 

La chicotte et les punitions corporelles en général, ont été en vigueur dans les écoles métropolitaines Françaises jusqu’à leur interdiction en 1833 par la loi Guizot. Ces traitements punitifs seront ensuite transposés dans les colonies francophones mais « avec beaucoup de nuance, écrit Emmanuel Amougou, compte tenu de la conception que la métropole se faisait de la démarche coloniale. »

Vers la fin des punitions corporelles à l’école ? 

Les organismes des droits de l’Enfant militent activement pour que cesse la violence physique en milieu scolaire. De nombreux pays Africains à l’instar du Cameroun, du Tchad, du Sénégal ou de la Guinée  ont adopté des textes pour interdire le recours aux châtiments corporels à l’école. Grandes avancées qui peinent cependant à être effectives sur le terrain avec un personnel enseignant confronté à une surcharge des effectifs et ne bénéficiant d’aucune formation aux méthodes disciplinaires alternatives qui ne nécessitent pas un emploi de la force ou de la violence.

Chicotte nécessité ou abus d’autorité ? Le débat n’a pas fini de diviser. Une chose est certaine cependant : entre le laxisme d’une éducation sans punition et l’outrancière sévérité qui frise la maltraitance, il nous faudra trouver un juste équilibre.  

Ralphanie Mwana Kongo

Histoire du Grand Prix littéraire d’Afrique noire : Entretien avec le professeur Jacques Chevrier

ChevrierAncien titulaire de la chaire d’études francophones et ancien directeur du Centre international d’études francophones de la Sorbonne, aujourd’hui président de l’A.D.E.L.F (Association Des Écrivains de Langue Française), le professeur émérite Jacques Chevrier est responsable du jury du Grand prix littéraire d’Afrique noire. Au cours d’un échange édifiant, il a bien voulu nous éclairer sur l’attribution de ce prix  et donner son avis sur la réception de cette littérature africaine ainsi que l’intérêt qui lui est porté aujourd’hui dans le milieu de l’enseignement notamment.

 

C’est avec beaucoup d’intérêt que nous entamons l’interview de cet homme éminent, dont la simplicité contraste singulièrement avec tout le prestige dont est entouré son nom.

Professeur, vous présidez le jury du Grand prix littéraire d’Afrique noire. Comment ce prix est-il né et qu’est-ce qui en a motivé la création ?

C’est en 1926 qu’est né ce prix qui portait d’ailleurs un nom bien différent à l’époque –  Prix des colonies, si ma mémoire est bonne. Et il avait pour vocation initiale de récompenser les auteurs Français résidant dans les colonies. Des missionnaires, des médecins et des administrateurs pour la plupart, qui participaient à l’entreprise coloniale. Face à une production de plus en plus abondante, constituée de travaux à caractère ethnographique et de romans, ces auteurs qui n’étaient pas reconnus par l’instance de consécration parisienne se sont manifestés en faveur de la création d’un prix littéraire, en soutenant, qu’eux écrivains coloniaux pouvaient apporter un éclairage pertinent sur l’Afrique à cause de leur expérience du terrain, à la différence des touristes de passage à qui il arrivait à l’occasion  d’écrire sur ce continent. 

En 1960 au moment des Indépendances, ce prix est devenu caduc, il a fallu le renouveler, c’est à partir de là qu’il est devenu le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire. Et la première récompense a été attribuée en 1961 à l’ivoirien Aké Loba pour son roman Kocumbo, l’étudiant noir.

Une récompense très importante encore aujourd’hui, dont l’influence est avérée dans les choix de lectures quand il s’agit notamment d’aller à la découverte de cette littérature africaine.

C’est un prix qui a beaucoup de prestige en effet. Il est même aujourd’hui considéré comme une sorte de Goncourt africain. Tous les grands écrivains qui ont joué et continuent de jouer un rôle dans la vie littéraire africaine, ont été couronnés par ce prix – dont ils sont d’ailleurs très fiers et qu’ils ne manquent pas de mentionner dans leur bibliographie.

A part vous de qui d’autre est composé le jury d’attribution du Grand prix littéraire d’Afrique noire ?

Par le passé nous intégrions des membres du Quai d’Orsay et du service des affaires francophones, ainsi que des personnes qui faisaient partie de l'ancienne revue Notre Librairie (devenue Cultures Sud) comme Nathalie Philippe par exemple. Aujourd’hui, le jury est essentiellement constitué de professionnels et d’autres personnalités compétentes dans le domaine de la littérature d’Afrique noire.

Comment se fait la sélection des ouvrages en compétition pour ce prix au niveau de votre association ? Un auteur peut-il directement vous soumettre son livre ?

Oui, c’est ce que nous appelons un acte de candidature volontaire – une démarche toute simple qui est néanmoins soumise au respect de certains points énoncés sur le site de l’A.D.E.L.F.  Mais le plus souvent, les membres du jury font eux-mêmes « leur marché », cela consiste à aller dans les librairies, à regarder les catalogues, à voir un peu ce qui se lit et ce qui séduit le public.

Dans l’attribution du prix, on notait par le passé une prédominance des livres publiés chez des éditeurs spécialisés (Présence Africaine, éditions de Yaoundé, NEAS, etc.) et sur les dernières années, on observe une sorte de recentrage sur les grands éditeurs parisiens (Gallimard, Actes Sud,..)

Nous avons le souci de la diversification et la politique de l’A.D.E.L.F a toujours été de ne pas céder à cette facilité qui voudrait que l’on ne récompense que les éditeurs connus. Nous trouvons intéressant d’intégrer lors de nos sélections d’ouvrages des éditeurs aussi bien Africains que Parisiens.

En parlant d’éditeurs africains, est-ce facile de se procurer des livres édités dans des pays où les réseaux de diffusion ne sont pas toujours très accessibles ?

La  vraie difficulté à mon avis réside dans le fait que ces éditions locales africaines sont souvent de mauvaise qualité : mauvaise qualité technique (mais cela s’est beaucoup amélioré il faut le reconnaître) ; mais mauvaise qualité du contenu également car, on n’échappe pas quand on est éditeur en Afrique, à l’édition de complaisance. Et j’ai été moi-même confronté à ce problème quand j’ai crée la collection Monde noir poche des éditions Hatier : il était question à l’époque de la délocaliser en Afrique. L’éditeur Hatier disposait d’un réseau de commerciaux qui sillonnaient le continent : il est arrivé et à plusieurs reprises même, que ceux-ci me soumettent des œuvres littéraires rédigées par des ministres et autres personnalités importantes,  œuvres que je me voyais obligé de refuser – La qualité n’était pas forcément au rendez-vous…

On observe que plusieurs lauréats du Grand Prix littéraire d’Afrique noire sont issus de maisons d’édition comme l’Harmattan souvent critiquées pour la qualité des œuvres qu’elles publient. La sélection des ouvrages se fait-elle sans aucun à priori ?

On regarde quand même l’éditeur et on y va à la prudence surtout lorsqu’on est face à des petites structures (qui contrairement aux grandes maisons qui ont tout un passé et une réelle expérience dans le domaine), ne disposent pas d’un vrai comité de lecture en tant que tel et ne font pas un véritable travail de fond.

On reste prudent, tout en se gardant de donner l’impression de favoriser tel ou tel autre éditeur.  Il n'existe aucune collusion, aucun éditeur ne nous force la main. Et si ça c’est produit, la réaction a tout de suite été négative…

La cérémonie de remise du Grand prix littéraire d’Afrique noire se tient-elle toujours au Sénat ?

La remise du prix se faisait au Sénat – une cérémonie très prestigieuse aux frais de la République – jusqu’au moment où le président de cette institution (je ne sais plus lequel d’ailleurs) nous a congédié. C’était sous la présidence Sarkozy ; nous avons eu je me souviens, un échange de correspondances assez vif avec Bernard Kouchner alors ministre des affaires étrangères qui estimait que ce n’était pas à la France de participer à l’organisation de l’attribution de ce prix.

L’A.D.E.L.F a donc été contrainte de trouver un autre asile. Pendant deux années de suite nous avons décerné le prix à l’UNESCO, mais la location de la salle était payante et cela pesait lourdement sur le budget de l’association. Ensuite, c’est à « la Maison de la France libre » un lieu qui n’existe plus d’ailleurs (un local dans le 13ème arrondissement créé par des Gaullistes soucieux de célébrer la mémoire du général de Gaulle) que la cérémonie de remise du Grand prix littéraire noire s’est tenue. Mais la maison a dû fermer, on s’est retrouvé dans l’incapacité d’organiser l’évènement.

Après bien des recherches et des difficultés, nous avons été accueillis cette année à l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) dans une très belle salle – la salle Senghor. Et j’espère bien pouvoir renouveler l’exploit l’année prochaine, mais l’OIF étant une organisation internationale fluctuante, avec des va-et-vient au niveau des responsables, Abdou Diouf s’en va…  Je ne suis pas sûr que l’on puisse y retourner, mais c’est notre souhait.

Au regard de l’histoire de ce prix littéraire et son héritage, on pourrait y voir une sorte de paternalisme français. Estimez-vous utile dans votre démarche ou dans la transmission que vous ferez, d’associer à ce prix des représentations diplomatiques et culturelles africaines ?

Je suis tout à fait ouvert à cela. Et ce rapport paternaliste que vous évoquez, s’il a peut-être existé par le passé est derrière nous aujourd’hui. En tant que responsable de ce prix, je n’ai pas le sentiment de collaborer à une entreprise néocoloniale.

Nous souhaitons à présent aborder avec vous la question des dotations : savoir si les lauréats reçoivent une rétribution financière et si les délégations ou ambassades des pays d’Afrique noire participent au financement de ce prix.

Pour vous répondre j’aimerais d’abord souligner que L’A.D.E.L.F fonctionne aujourd’hui grâce aux cotisations de ses membres, à quelques donations faites par des sympathisants, et à une subvention annuelle de l’Organisation Internationale de la Francophonie (de l’ordre de 4000 euros à peu près). Par le passé nous percevions un financement non négligeable du Service des Affaires Francophones, mais celle-ci a été supprimée  par Bernard Kouchner – suppression qui a d’ailleurs mis à mal bon nombre d’associations dont le fonctionnement en dépendait entièrement.

Nous avions coutume de joindre à l’attribution de ce prix une somme d’argent, mais compte tenu de la suppression de la subvention que je viens d’évoquer, nous avons dû y mettre un terme temporairement, le temps de stabiliser nos finances. Aujourd’hui, les lauréats perçoivent de nouveau une petite somme qui reste de l’ordre du symbolique. 

Et pour revenir à votre question sur la participation des pays concernés, c’est le cas pour certains prix comme le Prix littéraire France-Liban où le lauréat reçoit un somme de 5000 dollars qui lui est directement versée par une banque Libanaise. Le Grand prix littéraire d’Afrique noire n’est pour sa part subventionné par aucune ambassade ou délégation africaine.

Quel est votre regard sur la littérature africaine aujourd’hui, pensez-vous qu’elle a fini par rencontrer un public ?

La réception a beaucoup évolué. Quand j’ai commencé à travailler là-dessus, rares étaient les personnes qui s’intéressaient à l’Afrique dans cette dimension littéraire – toutes les œuvres qui s’y produisaient étaient assimilées à de l’anthropologie ou de la sociologie. J’ai voulu à travers mon livre Littérature nègre et toute une série d’ouvrages qui ont suivi, accréditer l’idée qu’il y avait une littéraire noire. J’ai durement bataillé pour introduire cette littérature francophone dans l’université française. Ça s’est passé à Rouen au lendemain des évènements de 1968. J’ai profité de ce climat de révolte culturelle pour bousculer les habitudes universitaires, créer le département et proposer aux étudiants une introduction aux littératures francophones. Je l’ai fait en dépit des réticences de certains de mes collègues. C’est le premier combat que j’ai gagné.

Pour le plus grand public, la réception a été lente et progressive. Les choses ont assez évolué il faut dire.

Des départements spécialisés en études francophones commencent à être créés dans plusieurs universités (à Dijon, à Montpellier, etc.) On voit tout de même que ça a pris au moins 40 ans pour que les choses avancent en France, alors qu’aux États-Unis il y a un intérêt profond pour la littérature africaine. Comment expliquez-vous cela ?

Je suis moins optimiste que vous sur l’évolution des centres d’études francophones en France. Même  l’avenir de celui que j’ai dirigé à la Sorbonne, le centre d’études francophones de Paris IV ne me semble pas particulièrement bien assuré. Il y a toujours des réticences, des résistances, la bataille n’est pas gagnée. Je trouve dommage qu’au niveau universitaire les centres ne soient pas plus nombreux. Ils ont rencontré des difficultés, on les a vus péricliter et certains ont même disparu pour une raison simple c’est qu’en France on aime bien que les choses soient officielles. Or officiellement, à ma connaissance, Il y a 2 centres d’études universitaires à la Sorbonne et à Strasbourg. Dans les autres universités, s’il se passe quelque chose, c’est à la suite d’une nomination ou de l’initiative d’un universitaire qui pour des raisons diverses a envie de travailler sur ce sujet mais ça n’assure pas la pérennité de l’enseignement. Quand l’initiateur part à la retraite ou s’en va ailleurs par exemple, on ne nomme pas forcément quelqu’un pour prendre sa succession…

Une dernière question pour clore cette entrevue : dans un pays comme la France où l’immigration et l’intégration posent débat, pensez-vous que l’enseignement des littératures francophones pourrait aider à une meilleure  compréhension de l’autre dans sa différence ?

A condition de s’y prendre très tôt. Il y a eu un ministre de l’éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, qui du temps où il était en poste avait pris la mesure du problème et fait en sorte que des auteurs francophones soient inscrits dans les programmes des collèges et des lycées. Et, j’ai moi-même participé à cette entreprise en rédigeant des articles dans des manuels scolaires notamment chez Hatier où j’avais introduit des auteurs comme Tchicaya U Tam’si ou Ahmadou Kourouma . A ma grande surprise quand j’ai consulté les éditions qui ont succédé à celles auxquelles j’avais participé, ces auteurs avaient disparu. Ça reste encore très difficile comme vous pouvez le voir…

Propos recueillis par Laréus Gangoueus et Ralphanie Mwana Kongo

Notes

. L’A.D.E.L.F a été fondée en 1926. Son but est de participer à la promotion de la littérature francophone. Elle a crée une dizaine de prix littéraires, qu’elle décerne chaque année à des auteurs d’expression française. L’association organise une fois par mois des cafés littéraires.

Pour plus d’infos : http://adelf.info/

. Littérature nègre, éditions Armand Colin, 1974, ouvrage récompensé par le Prix Broquette6Gonin de l’Académie française.

Expulsion des Kinois au Congo Brazzaville

Expulsion Congo Bzv

Tout est parti, d’une sombre affaire de Kulunas. Des ressortissants de la RDC, brigands de grands chemins qui, après avoir semé la terreur à Kinshasa, se sont repliés sur Brazzaville où ils s’illustrent en  vols, braquages, viols, meurtres et autres exactions. Causant ainsi un climat d’insécurité dans les rues de la capitale : « Il ne fait pas bon de traîner dans certains quartiers à la tombée de la nuit » peut-on entendre alors.

Les autorités policières locales ont décidé d’agir fermement pour enrayer le phénomène au moyen de la mise en œuvre d’une politique répressive: arrestations, expulsions du territoire, …

Mais très vite, et on l’a bien vu venir, l’amalgame a été fait entre ces voyous et tous les ressortissants de la RDC (communément appelé Zaïrois ou Kinois) présents à Brazzaville ; des raccourcis ont été trouvés pour mettre tout le monde dans le même panier,  tout zaïrois étant un Kuluna potentiel

C’est l’immigration clandestine que l’on pointe du doigt désormais. De véritables rafles ont lieu dans les quartiers populaires pour mettre la main sur ces indésirables et les reconduire au Beach de Brazzaville, où des ferries (sur lesquels ils s’entassent au péril de leur vie) les attendent et les ramèneront au plus vite chez eux, à Kinshasa.

Papiers ou pas papiers, dehors ?!

Plusieurs témoignages font état de personnes en situation régulière, qui se seraient vues sommer de plier bagage et de quitter le territoire Congolais.

«  Des policiers ont fait irruption chez nous, déplore la mine déconfite une dame dans un reportage diffusé sur un web TV. Tout de suite nous leur avons présenté nos papiers et les actes de naissance de nos enfants nés à Brazzaville. Ils les ont tout simplement déchirés et nous ont demandé de partir après nous avoir brutalement malmenés. »

Il semblerait cependant, et il est utile de le souligner, que des ressortissants de la RDC, détenteurs d’une carte consulaire l’aient assimilée à un titre de séjour et se soient crus en situation régulière ….

Il n’en reste pas moins vrai que cette opération de « nettoyage » baptisée Mbata ya ba kolo (en français : la gifle des aînés) par les forces de l’ordre a donné lieu à une libéralisation de la parole et de l’acte xénophobe : Injures, humiliations, passages à tabac, viols …

 « C’est une mesure salutaire ! Peut-on lire sur les réseaux sociaux. Nos autorités ont raison de réagir fermement pour mettre un terme au désordre. Il y a peut-être des débordements dans la manière dont l’action est menée, c’est regrettable. Mais les Zaïrois en situation illégale doivent partir ! »

Congolais de Brazzaville et Congolais de Kinshasa, frères ou ennemis ? Quelles relations entretiennent ces deux peuples qui n’en formaient qu’un avant la conférence de Berlin de 1885 et le partage de l’Afrique par nos chers bons colons ? Pourquoi en dépit de liens culturels très étroits et de ce passé historique commun, sont-ils incapables de vivre en bonne harmonie ?

expulsion_congo1Les raisons du désamour

C’est sous le règne du Maréchal Mobutu Sese Seko (1965-1991), que la RDC alors « Zaïre » connait une importante vague d’émigration. La mal gouvernance et la corruption des élites dégradent la situation économique du pays, rendant ainsi précaires les conditions de vie d’une écrasante majorité de la population. La république du Congo, sœur voisine, parait dès lors comme une terre d’accueil idéale pour beaucoup de Zaïrois qui espèrent y trouver un gagne pain et accéder à un niveau de vie décent. C’est dans les petits boulots qu’ils s’y illustreront principalement, les basses besognes dédaignées par les locaux (ramassage des ordures ménagères,  vente à la sauvette …), les métiers manuels (maçonnerie, cordonnerie, couture, …)

Mais gagner sa vie en « terre étrangère » n’est pas toujours chose aisée, alors quelques-uns ont recours à des moyens moins avouables : la prostitution, la petite criminalité …

Peu à peu, le mot « Zaïrois » prend une connotation péjorative et même injurieuse dans la conscience collective locale. Au Congo Brazzaville comme partout ailleurs en effet, l’immigré est jugé en fonction de son pouvoir économique. Est-il investisseur, créateur d’emplois et de richesse ? On le respecte, on l’honore. Est-il à la recherche d’un moyen de subsistance et prêt à se contenter du peu que l’on consent à lui donner ? On le traite avec condescendance, il devient un sujet de raillerie… Nulle surprise donc !

Méfiance et mépris

Ne dites jamais à un congolais de Brazzaville qu’il est un zaïrois ! Vos mots sonneront à ses oreilles comme une offense. Il n’a rien à voir avec ces gens-là, c’est un intellectuel lui, un érudit qui manie avec aisance la langue de Molière. Et puis il n’est pas voleur comme l’autre… Comment diable osez-vous ?

Du Brazzavillois, le Kinois dira pour sa part, que celui-ci est pétri d’orgueil, hautain, amoureux du costard, dépourvu de tout sens de l’initiative ; il n’apprécie que le travail de bureau et refuse à tout prix de se salir les mains.

« Quand tous les zaïrois auront quitté Brazzaville lesquels assureront le ramassage de vos ordures ménagères ? »  murmurent quelques-uns.

La question a lieu d’être posée.

En bon débrouillard l’immigré Kinois a su se montrer inventif, et a très vite proposé ses services dans des domaines d’activités encore inexploités au Congo Brazzaville : La collecte des ordures ménagères par exemple. Celle-ci est plus qu’indispensable dans un pays où il n’existe aucun service de voirie…

A-t-on seulement songé aux conséquences de ces « départs forcés » ?

Les ressortissants de la RDC : Au cœur de l’économie formelle et informelle

Ils sont maçons, tailleurs, menuisiers, cordonniers, coiffeurs, …. établis au Congo Brazzaville depuis plus de vingt ans parfois. Ils s’acquittent (la plupart du moins) de la patente que les agents des impôts leur exigent, et font ainsi tourner l’économie locale.

Pourquoi les expulse-t-on alors qu’ils n’ont à leur charge aucun acte répréhensible ?

expulsion-de-congo-brazaUn dispositif répressif pour masquer les lacunes d’une politique d’immigration défaillante

Boucs émissaires ! Ce sont là les mots qui me viennent tout de suite à l’esprit quand j’analyse la situation. Boucs émissaires. Point barre !

Qu’advient-il de la chasse aux Kulunas ? Car c’est bien de cela qu’il s’agissait au départ : arrêter ces bandits qui sèment la terreur dans nos rues. A-t-on pu les identifier de façon certaine grâce aux témoignages de leurs victimes ?  Ont-ils été interpellés ? Séjournent-ils dans nos prisons ou a-t-on préféré la solution de facilité, c’est-à-dire expulser tout le monde, tous les ressortissants Zaïrois, il y aura forcément des Kulunas dans le lot.

Tout le zèle déployé autour de cette opération « Mbata ya ba kolo » me laisse pantoise. En l’espace de quelques semaines l’immigration clandestine est devenue une priorité nationale alors que jusqu’ici aucun effort n’avait été fait dans ce sens.

Il n’existe pas de politique d’immigration clairement définie au Congo Brazzaville. Les frontières sont poreuses, les flux migratoires échappent totalement au contrôle des autorités compétentes. Et les Zaïrois sont loin d’être les seuls à y résider de façon illégale…

Et la corruption ! La corruption des fonctionnaires du Beach de Brazzaville, principal point d’entrée des migrants de l’autre rive du fleuve, pourquoi l’occulte-t-on ?

A l’heure actuelle les expulsions se poursuivent massivement, dans la violation totale des droits de l’homme. On rapporte plusieurs pertes en vies humaines (des nourrissons morts par asphyxie dans les ferries, des individus tombés à l’eau et noyés, …). Une situation grave mais jusqu’à ce jour ni Denis Sassou Nguesso ni Joseph Kabila, présidents respectifs du Congo Brazzaville et de la RDC, ne se sont officiellement exprimés sur la question.

Au regard de ce vent de xénophobie qui souffle sur Brazzaville, force est de constater encore une fois que les mots intégration, régularisation, droit du sol, naturalisation, … véritables revendications des Africains en Europe, constituent un paradigme qui peine encore à trouver un écho favorable dans nos pays d’Afrique. 

Vous restez un étranger, en dépit de la durée de votre séjour. Vos enfants restent des étrangers, même s’ils sont nés sur votre terre d’adoption. Vivez en toute discrétion et vous parviendrez peut-être à vous fondre dans la masse … Peut-être… Mais gare à vous si un jour l’un des vôtres (un frère, un cousin, et même votre animal domestique pourquoi pas) est l’auteur d’un forfait.  Comme lui vous serez mis au banc des accusés et l’on vous rappellera alors que vous êtes un étranger !

Ralphanie Mwana Kongo