Audio-livre, e-books, le champ des possibles non exploité du livre africain

Ecoute-t-il un audio-livre ? Peut-être...

Il y a peu, je commentais ma première expérience avec un audio-livre par le biais à partir de la plateforme Audible. Le géant du e-commerce et de la vente du livre en ligne a lancé depuis l’été dernier une campagne extrêmement offensive en France pour développer cette nouvelle expérience de l’audio-livre. Une manière différente d’aborder le livre, d’avoir accès aux textes des auteurs. Pour m’appâter, Amazon m’a proposé une première écoute gratuite. J’ai pendant quatre heures écouté Home, un des récents romans de Toni Morrison, lu par Anna Mouglalis. Pourtant, je n’ai pas souscrit à l’abonnement mensuel. Du coup, dans sa démarche commerciale d’acquisition, Audible me propose quelques mois après un nouveau crédit et naturellement, j’en profite. La gratuité n’existe pas dans ce bas-monde, surtout pour Amazon, la démarche est avant tout de créer un besoin, de faire découvrir cette nouvelle approche, une autre manière de consommer le livre et croyez-moi, si ce second livre audio m’est offert, Audible versera bel et bien les droits d’auteur à l’écrivain dont j’ai téléchargé la version audio de son livre.

Alain Mabanckou ou le désert de la littérature francophone en audio-livre

Alain Mabanckou, écrivain et enseignant

Cette nouvelle sollicitation d’Audible m’a encouragé à explorer l’offre de cette plateforme, en particulier en matière de littérature africaine en langue française. J’ai pu trouver plusieurs romans d’Alain Mabanckou, lu par lui-même. Et en dehors de lui, c’est le désert complet. Même le Sahara est un peu habité. Il y a longtemps que je voulais lire Petit piment, le dernier roman de l’écrivain congolais. J’ai donc passé commande et j’avoue que je savoure l’expérience. J’aurais l’occasion de revenir sur cet audio-livre et la lecture d’Alain Mabanckou. Comme cela a déjà été le cas dans le passé, l’auteur congolais est à l’avant-garde. Sauf erreur de ma part, Demain, j’aurai vingt ans a été disponible au format audio dès sa parution, il y a plus de six ans. On ne peut pas mieux anticiper un mouvement.

J’aimerais revenir sur cette absence de fictions africaines en audio-livre. Elle est révélatrice d’un constat déjà fait avec les auteurs francophones : le peu de préoccupation de ces derniers sur les avancées technologiques et les nouvelles possibilités qu’offrent le numérique pour avoir accès à leur univers. Planqués derrière leurs éditeurs respectifs, leur argument répété, régulier comme s’ils s’étaient concertés consiste à dire que ces aspects ne les concernent pas.  Elles touchent avant tout les éditeurs. Ainsi, que leurs livres ne soient pas numérisés ne leur posent aucun problème. Qu’une rupture de stock arrive quand un livre se vend bien ne les interpelle pas. Car, un livre numérique ne connait pas de rupture de stock. Peu se renseignent sur le livre audio. Peu posent des conditions sur l’exploitation de leurs droits numériques. On me dira que cela vaut pour les écrivains français aussi. J’objecterai qu’ils évoluent dans un écosystème où le livre circule. Toutefois, pour échapper à la dure loi du pilon, là encore le livre numérique est une possibilité de faire vivre le livre plus longtemps. L’écrivain africain qui a envie d’être lu sur le continent, étudié par des universitaires ne peut décemment évacué ce type de questions.

De la sous exploitation des droits numériques des auteurs francophones

Si les choses ont tendance à progresser, la numérisation des œuvres d’auteurs comme Sami Tchak, Gaston Paul Effa pour ne donner que ces exemples évoluent, force est de constater que beaucoup auteurs francophones talentueux et publiés parfois dans de grandes maisons d’édition parisiennes ont  de nombreuses œuvres n’existant pas numériquement parlant. Et au détour de certaines conversations, on peut entendre ces romanciers se plaindre que des étudiants en Afrique ne peuvent pas travailler sur leurs textes parce que ces derniers ne sont pas présents. Aussi, certains chargent leurs bagages de livres lourds, paient des excédents de kilos à Air France ou Ethiopian Airlines. Disons-le, tout ceci est absurde et à mettre sur la délégation ou les pleins pouvoirs que ces auteurs accordent à leurs éditeurs quant à l’exploitation de leur trésor. Malheureusement, intentionnellement ou par méconnaissance du sujet, ces maisons d’édition ne font pas de ce  sujet une priorité. Aujourd’hui, des bibliothèques numériques se développent comme Babelthèque, Cyberlibris ou NENA, des universités et autres institutions s’y abonnent de plus en  plus. Permettant aux œuvres littéraires numérisées d’être accessibles à tous les étudiants de la planète et les auteurs commissionnés modestement mais régulièrement en fonction de la consultation de leurs livres. La question est de savoir combien de romanciers francophones trouvera-t-on dans ces bibliothèques d’un nouveau genre ?

Livre papier VS Audio-livre / e-books

L’an dernier j’animais un débat passionnant à l’OIF sur ce passage du papier au numérique. Et un jeune romancier haïtien défendait avec emphase et âpreté les joies de la lecture du livre papier. Au fond de moi, j’étais consterné que de jeunes auteurs ne comprennent pas mieux que les anciens les enjeux de la révolution digitale, que le livre papier est condamné à mourir à moyen terme et – même si ce n’est pas le cas – le livre numérique et  le livre audio ouvrent un accès à de nouveaux publics, de nouveaux lecteurs. Le livre papier est un luxe. Il maintient des barrières géographiques. Sa diffusion, sa distribution dans la Francophonie du sud n’ont jamais réellement marché comme le téléphone fixe a toujours été l’apanage de quelques familles nantis à Brazzaville ou à Bamako là où le téléphone portable me permet de joindre mes cousines qui habitent le village ancestral, quelque part sur les plateaux Batékés. Le livre papier est une prison à ciel ouvert pour les romanciers produisant depuis le continent africain.

Alors pourquoi prendre un abonnement sur Audible, pousser plus la découverte des audio-livres, si les auteurs que je souhaite lire n’y figurent pas, s’il faut encore leur expliquer que leur éditeur fait au plus simple et que c’est avant tout aux écrivains de croire à ses nouvelles formes de lecture ? Bon, je n’ai rien dit.

LaRéus Gangoueus

Copyright photo : Henry Be et Alain Mabanckou auf der Frankfurter Buchmesse 2017

 

Alain Mabanckou, écrire pour ne plus se faire voler son enfance

MabanckouLe grand public a découvert Alain Mabanckou il y une dizaine d’années avec son truculent roman Verre Cassé et sa casquette vissée sur la tête. Depuis il est devenu une des voix importantes de la littérature africaine et un emblème de la vitalité culturelle du Congo-Brazzaville. Ce petit pays de quatre millions d’habitants est, il est vrai, un terreau fertile pour l’écriture, que l’on songe à Tchicaya U Tam’si ou Sony Labou Tansi dans le passé. Avec son nouveau roman, Petit Piment, aux éditions du Seuil, Alain Mabanckou nous raconte avec délicatesse le parcours d’un enfant ballotté par une société congolaise peu disposée à lui faire une place. Ce récit initiatique prend aussi une dimension politique. L’auteur y interroge la place de l’enfant dans le Congo socialiste des années 70 et dénonce toutes les formes de crispations identitaires. Pour l’Afrique des idées, Alain Mabanckou revient sur ce roman et sur ses inquiétudes quand à la situation politique de son pays.

Dans Petit Piment, vous reprenez un personnage récurrent dans la littérature: l’orphelin, l’enfant des rues. Qu’est ce qui vous intéresse dans cette figure ?

C’est un personnage qui me ressemble. Toute la vie il reste en quête d’une famille. La question du père et de la mère est essentielle dans ce livre. J’ai eu la chance de vivre mon enfance avec les deux, mais je les ai perdus par la suite. Cela a créé un vide tel que mes trois derniers livres posent cette question de l’orphelin, de l’absence et du vol de l’enfance par les adultes. Parce que les adultes n’ont jamais assumé le rôle qui était le leur durant l’enfance de cette jeunesse africaine. Celle-ci est désormais perdue, sans repères, sans aucune autre éducation que celle de la rue, de la loi du plus fort. Petit Piment, c’est le prototype de l’enfant africain qui n’a pas eu la chance d’avoir de vrais parents, une vraie éducation et qui désormais ne peut compter que sur la force de son destin qu’il se forge lui-même en posant des actes dans la vie quotidienne.

Le livre est d’ailleurs dédié à un enfant dont on se sait pas très bien si il s’agît de vous ou d’un jeune homme que vous avez rencontré au Congo.

C’est un mélange de tout ça. De moi et d’un personnage que j’ai rencontré qui lui était déjà âgé mais qui voulait vraiment être un personnage de roman car il estimait que la vie y serait meilleure que dans le monde réel.

C’est aussi un roman politique sur le Congo socialiste. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

C’était l’endoctrinement, la tenue scolaire identique, les récitations des discours du président de la République. Nous pensions que tout cela était normal, que tous les enfants de la terre devaient aimer leur président comme si il était leur père. Mais il fallait du recul pour comprendre que nous étions dans un système du culte de la personnalité. Et que ce culte de la personnalité a peut être fait plus de ravages que la colonisation dans la mentalité des Africains, parce que ça nous a donné le sens des intolérances, et poussé à considérer que dès qu’on a le pouvoir c’est pour soi-même et pas pour le peuple. Ils voulaient nous voler notre enfance et ils y ont réussi parce qu’on a créé des perroquets, des béni oui oui, une jeunesse qui s’est endormie pendant longtemps et qu’il faut réveiller le plus vite possible.

Deux femmes jouent un rôle central dans votre texte, une infirmière dans l’orphelinat, et une mère maquerelle, qui prend Petit Piment sous son aile. Que représentent-elles ?

L’infirmière est une forme de Mère Teresa, elle représente l’adoucissement, l’épaule sur laquelle peuvent se reposer les enfants. La deuxième femme Maman Fiat 500 est une prostituée et dirige dix filles dans la prostitution. C’est l’exemple de la situation dans laquelle on pense qu’il faut lui jeter la pierre mais en réalité, elle sert de lien, prend sous sa protection les enfants des rues, les nourrit. Elle incarne le prolongement de la maternité auprès d’enfants qui souffrent de n’avoir jamais eu de mère. On peut juger la prostitution comme un tas d’immondice, je voulais trouver à l’intérieur une pépite d’or et cette pépite d’or, c’est Maman Fiat 500.

ll y a un autre personnage central dans ce livre comme dans vos deux ouvrages précédents, c’est la ville de Pointe Noire, où vous avez grandi au Congo. Comment décririez-vous cette ville aux lecteurs qui ne la connaissent pas ?

Ça fait trois livres que je tourne vraiment autour de Pointe Noire. Je l’avais fait dans Demain j’aurai vingt ans, puis en 2013 dans Lumières de Pointe Noire, et maintenant dans Petit Piment. C’est une sorte de trilogie. Cela rappelle le fait que nos mamans préparaient en général la cuisine sur trois pierres sur lesquelles il y avait la marmite, posée au dessus du feu. J’ai posé trois pierres, et la marmite Pointe Noire est posée sur ces trois pierres. Moi j’ajoute le feu pour faire bouillir quelque chose, remettre en bonne condition. Je ne sais pas encore si il y aura une quatrième pierre et comment j’arrangerai l’installation. Pointe Noire reste le personnage de tous mes romans. Elle est le prototype de la ville africaine, côtière, avec l’océan Atlantique, le chemin de fer Congo-Océan, un centre-ville très européen, des quartiers populaires et une grande artère qui coupe la ville en deux et qui s’appelle l’avenue de l’Indépendance, dans un pays qui paradoxalement n’a pas l’air indépendant. Quand on a visité Pointe Noire, on a visité beaucoup de capitales africaines.

La ville a aussi une dimension mystérieuse, difficile à appréhender au premier regard…

Pointe Noire a l’habitude de cacher son passé. Elle est tentaculaire et ne se livre pas facilement. Quand vous arrivez, il faut traverser tout le centre ville pour aller dans les quartiers populaires. Ce sont des enchevêtrements qu’il faut connaître. Dans un quartier comme le Rex ou le quartier Trois-Cents, si vous ne faites pas attention, vous vous perdez dans les sinuosités. C’est une ville dont il faut découvrir les mystères. Elle est comme une tortue. Dès qu’elle voit venir un étranger, elle rentre sa tête dans sa carapace. Si l’étranger ne fait pas attention, il va prendre la carapace pour une pierre et marcher dessus.

Dans Petit Piment, vous racontez aussi une opération pour renvoyer les prostitués dans leur pays d’origine, le Zaïre. Ce thème fait écho à une vague d'expulsions lancée par les autorités de Brazzaville en 2014. Est-ce votre manière de la dénoncer ?

Quand j’écrivais le livre, j’ai lu avec exaspération la chasse aux “Zairois”. Ca m’a révolté, indigné. J’ai trouvé aberrant que les Congolais de Brazzaville chassent les Congolais de Kinshasa. Parce que après tout, nous sommes un peuple avec la même culture, la même langue, la même civilisation. Se chasser les uns les autres c’est faire le jeu des anciennes puissances coloniales qui ont établi les frontières que nous avons. Ca a été un choc de voir mon pays capable de faire ça. Si la France faisait ce genre de choses, on dirait aussitôt que c’est une politique d’extrême droite.

Petit_Piment

Stylistiquement, Petit Piment ne prend-il pas une forme plus classique que vos précédents textes. Il semble davantage porté par le récit et les personnages que par la truculence qu’on pouvait lire dans Verre Cassé…

Chaque roman doit avoir sa texture. Le pire pour un écrivain c’est de vouloir écrire le même roman, parce qu’on pense avoir trouvé la recette. Il faut se laisser porter par la voix des personnages. Dans Petit Piment, il y a plusieurs voix. La voix de la description, car il faut bien expliquer l’itinéraire de quelqu’un, son destin. Puis dans une deuxième partie, il y a une autre voix, quand le personnage arrive dans les quartiers populaires et commence à perdre la raison. Là on retrouve l’absurde et des situations cocasses qui rappellent des romans que j’avais écrit avant. Je laisse toujours marcher les personnages. Il y a toujours une route même si dans Petit Piment, elle est peut être en train de se transformer en impasse.  

En parlant d’impasse, vous vous êtes exprimé publiquement sur la situation politique de votre pays pour demander à votre président de ne pas s’accrocher au pouvoir. C’est une des premières fois que vous prenez position aussi clairement. Pourquoi maintenant ?

Parce que j’ai senti un appel du peuple congolais et de la jeunesse. Avant c’était juste quelques personnes de la diaspora qui voulaient ma voix. Mais je ne parle jamais au nom des intérêts de quelques individus. Et je ne suis pas candidat à quoi que ce soit. Je ne parle qu’en tant qu'écrivain et en tant que Congolais. Si on devient comme l'ambassadeur de son pays à l'étranger, il faut le faire quand vous sentez que les fondements de la nation sont en train de trébucher. Dans l'intérêt du Congo-Brazzaville, le président Denis Sassou Nguesso ne doit pas se représenter pour un autre mandat. Je pense qu'il faut qu'il favorise une transition vers une nouvelle génération. Mais l'opposition congolaise est l'opposition la plus bête au monde, je m'excuse de le dire, parce que elle ne sait pas ce qu'elle veut, elle vit aux dépens du gouvernement donc sa parole n'est pas forcément légitime. En disant au président Sassou Nguesso de ne pas se présenter, je ne donne pas un chèque en blanc à cette mauvaise opposition pour qu’elle aille squatter le pouvoir. Je voudrais que mon pays puisse trouver les moyens de porter au pouvoir une nouvelle génération qui n'a jamais été corrompue par le système.

Mais que faire aujourd’hui. Si on ne passe pas par l’opposition, par qui passer ?

L'opposition a pris en otage la jeunesse congolaise. Elle a menti, elle a fait croire que son heure était venue de gouverner. Ils ont emmené les jeunes dans la rue, et quand ça a commencé à crépiter l'opposition s'est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles. L'opposition est complice du manque de transition au Congo-Brazzaville, elle est peut être pitoyable dans ce sens là. Si il y a une élection présidentielle je m'exprimerai. Si on arrive encore à imposer aux Congolais par la peur, par les armes, un régime dictatorial qui va encore prendre des années, le monde entier prendra date. Mais chaque chose a une fin, nul n'est immortel sur cette terre, vous pouvez gouverner comme vous voulez mais à un moment donné l'âge naturel va vous faire défaut.

Le président Sassou Nguesso a-t-il fait du mal à votre pays ?

Je ne juge pas le président Sassou Nguesso mais dans son intérêt je pense qu'il devrait prendre la posture du sage et pousser à la transition. Il y a des choses qui se sont faites dans ce pays, on ne peut pas le nier. Mais après trente ans, il y a quand même la fatigue et l’usure du pouvoir. Ce n'est plus le président qui gouverne mais c'est un clan qui profite. Trente ans au pouvoir, c'est trente ans de privilèges, d'entourage, d'un clan qui est en train de manger ce que le peuple aurait pu manger. Je crois que le changement de la constitution a été fait pour le maintenir au pouvoir. Aujourd'hui je peux vous parier vu le larbinisme de l'opposition que nous aurons Sassou Nguesso qui va rempiler pour deux mandats.

Certains Africains vous reprochent de plaire davantage aux lecteurs blancs et de ne pas être lu en Afrique. Cette critique vous touche-t-elle ?

Cela ne m’affecte pas car 99,9% des gens qui le disent ne m’ont jamais lu. Ca vient souvent de la diaspora, des gens qui sont coupés des réalités africaines. Est-ce qu’ils savent que je suis au programme dans les collèges et les lycées au Bénin ? Que je suis étudié dans les universités africaines ? Ou que les Ponténégrins se disputent Lumières de Pointe Noire… Dire qu’on écrit pour les blancs, c’est idiot, c’est une forme de fondamentalisme et d’intégrisme. Cela vient de gens qui veulent tout expliquer par la couleur de peau. C’est hors de ma conception. Je n’aime pas expliquer mon existence parce que je suis noir ou parce que mon peuple a subi l’esclavage ou la colonisation. J’explique mon existence par les actes que je pose au présent en évitant de commettre les mêmes erreurs que dans le passé. Je suis noir, j’en suis fier. Je suis Africain, je ne l’oublie jamais. Mais je suis aussi quelqu’un qui vit avec les autres et la place et la vie des autres m’intéressent. Je voudrais être un écrivain qui sans cesse est en train d’ouvrir les portes et les fenêtres et non les fermer. Ceux qui veulent entrer dans ma maison, ils sont les bienvenus, ceux qui veulent entrer dans les maisons où ils s’enferment à clé, tant pis pour eux, le monde continuera avec ceux qui ont l’art d’ouvrir les fenêtres.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Source Photo Gilbert Lieval

Dis-moi ce que tu portes, je te dirai ce que tu es !

Décodage et analyse de Black Bazar d'Alain Mabanckou et Au nom du père, du fils et de ma Weston de Julien Mabiala Bissila

Très peu d’ouvrages en littérature africaine ont traité de la question du vêtement. Le vêtement non pas dans sa dimension moderne ou traditionnelle, ni dans sa portée esthétique uniquement ;  mais du rapport de l’individu à l’habit, de ce qu’il est prêt à débourser et sacrifier pour garnir son dressing, de la manière dont il se perçoit lui-même  et qu’il perçoit autrui à travers le code vestimentaire auquel chacun adhère et obéît.

Deux livres, Black Bazar de l’écrivain Alain Mabanckou et Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila, semblent toutefois répondre à ces attentes et comptent certainement parmi les rares productions littéraires francophones à se pencher aussi ouvertement sur la question de la « SAPE ».

La SAPE, acronyme composé des initiales de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, est ce mouvement lancé dans les années soixante dix au Congo Brazzaville, mouvement adulant la haute couture ou du moins les vêtements des grandes marques, et prônant l’élégance vestimentaire comme signe extérieur de réussite sociale[1]. Alain Mabanckou et Julien Mabiala Bissila, auteurs des ouvrages qui font l’objet de notre analyse, sont tous deux Congolais ; cela peut en grande partie justifier de l’aisance avec laquelle ils évoquent le sujet et l’illustrent dans leur œuvre respective.

Black Bazar d’Alain Mabanckou

Le livre parait en 2009 aux éditions le Seuil. Il retrace l’histoire d’un dandy Congolais immigré en France où il réside depuis plusieurs années, Fessologue qu’on le surnomme à cause du culte qu’il voue au postérieur des femmes. En proie à un chagrin d’amour causé par le départ de sa compagne, notre héros plonge dans une certaine mélancolie. Et c’est dans l’écriture qu’il trouvera refuge. Dans une narration à la première personne, Fessologue s’épanche : il revient sur sa relation avec son ex, parle de ses potes du Jip’s, ce bar en plein cœur de Paris où il passe le plus clair de son temps libre, de son voisin de palier cet « antillais qui n’aime pas les noirs », de l’épicier arabe du coin qui à la moindre occasion lui tient de grands discours sur l’Occident et ses torts et travers, et de toutes les rencontres qui auront un rôle déterminant dans sa vie.

Ce qui caractérise ce personnage au verbe pétillant et à l’humour piquant c’est d’abord son amour du vêtement. Il possède des malles pleines à craquer de costumes chaussures et autres accessoires de mode :

Weston en croco en anaconda ou en lézard, vestes en lin d’Emanuel Ungaro, vestes en tergal de Francesco Smalto, chaussettes Jacquard, cravates en soie, etc.[1]

Et si notre homme est toujours habillé en costard, c’est « pour maintenir la pression » explique-t-il. Pression dans un milieu de dandies, qui se côtoient dans les bars, les fêtes communautaires et autres cercles où l’élégance vestimentaire est de mise ; des sapeurs qui se jaugent, se valorisent ou se déprécient en fonction de la coupe du costume, du nouement de cravate, du soulier bien ciré qui claque au contact du sol, et surtout du coût de tous ces apparats. Des immigrés aux conditions de vie précaires pour la plupart, s’entassant dans des logements exigus et insalubres parfois, à l’instar de Fessologue lui-même dans ce studio de Château d’Eau qu’il partagera avec quatre autres compatriotes pendant plusieurs années.

.La SAPE comme la quête d’une reconnaissance sociale

Dans le portrait qu’il dresse de Fessologue le personnage principal du roman, Alain Mabanckou, semble établir une subtile corrélation entre le statut social de celui-ci et son rapport au vêtement.

Fessologue est un travailleur à mi-temps dans une imprimerie où sa tâche consiste à soulever des cartons. Et s’il ne parle à personne (pas même à ses plus proches amis) de la nature exacte de cet emploi, c’est sans doute parce qu’il éprouve une certaine gêne par rapport à sa situation. Elle est disqualifiante et non valorisante dans une société qui prône la réussite professionnelle comme valeur de richesse. Alors la reconnaissance sociale, c’est dans la SAPE, l’étalage de vêtements chics et coûteux, que Fessologue devra l‘acquérir. Le regard que  porte sur lui autrui quand il s’exhibe « bien habillé », le console et l’emplit surement d’un réconfortant sentiment de revanche. Et c’est de cette société Française dans laquelle il vit qu’il se venge ainsi, des injustices et humiliations propres à sa condition d’immigré, de la précarité de son emploi.

. La sape comme l’aveu d’une carence intellectuelle et d’un malaise identitaire

Une rencontre déterminante (le lecteur le découvrira dans l’épilogue du récit page 243) emmènera plus tard Fessologue à tout remettre en question : certitudes et priorités. C’est un homme nouveau. Il a élargi son horizon culturel, s‘intéresse à l’art et aux livres surtout qu’il possède en grande quantité désormais.

« Les bouquins que je lis sont plus nombreux que les paires de chaussures Weston, les costumes Francesco Smalto et les cravates Yves Saint Laurent que je portais lors des concerts de Papa Wemba, de Koffi Olomide ou de J-B. Mpiana » confiera-t-il en page 260.

Un enrichissement culturel donc qui semble l’avoir émancipé de « ses vieux démons ».

Cette mutation qui s’opère chez Fessologue s’illustre dans le changement radical de son apparence physique et vestimentaire. Il a troqué ses costumes clinquants contre des pantalons pattes d’éléphant à la mode hippie des années soixante-dix.Il se défrise les cheveux et les tire en arrière, « Regardez-vous, on dirait un singe ! se fera-t-il même un jour vertement tancer. Ces cheveux lissés c’est pour ressembler au blanc ou quoi ? Vraiment la colonisation continue ses ravages dans la communauté ! (…) Après les cheveux, il te restera la peau à blanchir, surtout les coudes, les talons et les genoux ! »[2]

Plusieurs fois dans ce roman, on le remarquera,  Alain Mabanckou revient sur l’épineuse question de l’épiderme : « Couleur d’origine » est par exemple le surnom dont Fessologue affuble son ex compagne à cause de la peau de celle-ci qu’il juge trop foncée ; et il sera plus loin dans l’ouvrage question de Diprosone et autres crèmes éclaircissantes. Des produits à dénégrifier.  

Se dénégrifier ou s’affranchir de sa condition de noir, renoncer à une couleur que l’on porte comme un opprobre, vouloir à tout prix ressembler à l’homme blanc.

Une quête  que la SAPE dans une moindre mesure pourrait tout aussi bien symboliser, puisque si l’on remonte aux origines de ce mouvement, au lendemain des indépendances donc, on observe que ses partisans ont une volonté assumée de s’habiller désormais comme le colon, de devenir les nouveaux blancs locaux, de se venger d’une histoire qui aura longtemps fait d’eux des opprimés.

 

Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila

Couronnée par le Prix des journées de Lyon des auteurs de théâtre 2011, l’œuvre de Julien Mabiala Bissila est un texte décalé sur les horreurs d’une guerre civile et le prestige de la SAPE. L’histoire se déroule dans une banlieue sud de Brazzaville au Congo. Criss et Cross, deux frères, reviennent dans le quartier où ils ont vécu avant qu’un conflit armé n’éclate et ne les contraigne à l’exil. Dans un décor défiguré par la violence des affrontements qui auront ébranlé ces rues de leur enfance, ils tâtonnent et se chamaillent pour retrouver la maison familiale où quelque part dans la cour, ils ont avant leur fuite, enseveli un trésor : Une paire de chaussures Weston. Celle-ci, sera tout le long de cette pièce de théâtre à la prose imagée et truculente, le symbole de la vie avant le chaos, la vie avant la guerre.

« Nous après ces années grises de concerto pour kalache (la guerre) la première des choses était de retrouver dans ce grand chaos l’odeur du cirage, juste ce parfum ça calmait en nous tout ce qui bougeait.

C’était quelque chose le cirage, c’est fou comme tout une vie peut rentrer dans un parfum de cirage (…)

Les caresses de la brosse sur le cuir.

D’abord le geste, doucement, puis ça s’accélère. Le cuir ce contact, cette musique. C’est une partition de Jazz entre ces deux objets infiniment liés : Brosse et cirage.

Le charme de la cravate, enlacements autour du cou, vipère en chaleur, le nœud papillon jaloux de la cravate, quel spectacle ! Les applaudissements du carrelage à chaque passage de la chaussure J.M Weston, la prestance, la djatance. Enfin la vie.

Oui, la vie enfouie dans ce trou.

Le trou enfoui au milieu de la parcelle de mon père.

La parcelle enfouie dans une des rues de cette ville… Ouais ! »[3]

. La SAPE comme un palliatif

Criss et Cross illustrent bien cette jeunesse de Bacongo, arrondissement populaire de la capitale, berceau même de la SAPE. Une jeunesse très soucieuse de son apparence et qui dans le culte du vêtement a su trouver une sorte d’exutoire ou d’abri dans une société malade où la politique tue, où le système scolaire est déficient. C’est un bol d’air qui permet de supporter un quotidien fait d’incertitudes, un palliatif pour ces jeunes comme la bière pour quelques autres. « Ici la sape c’est du sérieux ! Et puis il y a l’alcool ! Aimer la bière, c’est du patriotisme, c’est porter les couilles du pays en soi parce que l’alcool  tue la vie tendrement, alors que le pays, lui, quand il s’agit d’en finir avec vous…» peut-on ainsi lire à la page 37.

L’illustration de couverture de l’ouvrage où l’on peut voir un pied levé exhibant une Weston avec en arrière plan des jeunes attablés dans un bar témoigne bien de cette réalité.

. De Limoges à Brazzaville : de l’Europe des créateurs à l’Afrique des consommateurs

L’une des démarches de Julien Mabiala Bissila consistera dans cette œuvre à remonter aux origines de la SAPE et illustrer son évolution : des prémices du mouvement en 1920 à Brazzaville avec le retour de France d’André Grénard Matsoua « le premier dandy africain, toujours dans son costume rayé, qui marquera les premiers pas en tant que playboy et imposera la tendance à suivre »[4] aux nouvelles figures contemporaines du milieu à l’instar de Ben Moukasha, initiateur des dix commandements de la sape.

Dans un brillant rappel historique, l’auteur évoque également les débuts de l’aventure de fabrication de la chaussure Weston.

« Tout commence à Limoges en 1891 Edward Blanchard fonde un établissement de fabrication de chaussures. Eugène, le fils d’Edward Blanchard, se rend à Weston, aux États-Unis afin d’étudier les techniques innovantes du cousu Goodyear et de la fabrication en différentes largeurs (…) »

La première boutique J.M Weston ouvrira ses portes en 1922 sur le boulevard de Courcelles à Paris. L’activité de cette entreprise qui s’est imposée dans l’industrie du luxe, n’a pas cessé d’accroître depuis tout comme les sapeurs africains n’ont pas eux cessé de « consommer » du Weston. Plus de cinquante ans après la naissance du mouvement de la SAPE, on note qu’il n’existe toujours aucune démarche entrepreneuriale pertinente pour exploiter et valoriser  le filon. La « création » voilà la dynamique qui fait défaut au concept.

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Conclusion

Le roman Black Bazar et la pièce de théâtre Au nom du père du fils et de J.M Weston livrent une approche complémentaire de la question du rapport au vêtement. L’environnement – la première histoire se déroulant à Paris et la seconde à Brazzaville – est l’élément qui contextualise les clichés et messages délivrés à travers les personnages de ces œuvres : l’immigré sapelogue de Château rouge chez Mabanckou et le jeune sapeur de Bacongo chez Mabiala Bissila.

Si les deux auteurs décrivent un phénomène dans ce qu’il a d’attractif ou d’absurde, la démarche d’Alain Mabanckou est ouvertement  plus critique, puisqu’il met en exergue l’irrationalité de son personnage (l’inadéquation entre son niveau de vie et le coût des tenues qu’il collectionne par exemple). Julien Mabiala Bissila à l’opposé s’attelle à dresser le portrait d’une jeunesse qui dans un pays malade, s’égaye et se consoler par la sape et l’alcool. Le premier porte un jugement sur l’individu lui-même, quand le second indexe une responsabilité plus collective, celle d’une société qui livre ses jeunes au désœuvrement et à ses travers.  

Le romancier et le dramaturge se rejoignent sur un point essentiel cependant : la question de l’instruction et du niveau culturel. On observe avec Mabanckou que Fessologue, au contact des livres, se désintéresse de la sape. Criss et Cross, dans Au nom du père du fils et de J.M Weston, évoqueront quant à eux l’état déplorable du système scolaire de leur pays.

Black bazar et Au nom du père du fils et de J.M Weston, deux ouvrages qui par les thématiques qu’ils abordent et leur style respectif (la plume jubilatoire de Mabanckou et la prose décalée de Mabiala Bissila savant mélange de drame et de gaieté) ne laisseront pas leurs lecteurs impassibles.

Ralphanie Mwana Kongo

Voir aussi

http://www.franceculture.fr/oeuvre-black-bazar-de-modogo-et-sam

Photo – Baudouin Mouanda

[1] Pages 44 et 45, Black Bazar

 

 

[2] Page 245, Black bazar

 

 

[3] Page 28 et 29, Au nom du père du fils et de J.M Weston

[4] Page 67, Au nom du père du fils et de J.M Weston

 

 

 

 

Le syndrome Senghor d’Alain Mabanckou

PARIS : Alain Mabanckou
Credit photo: Ulf Andersen/Sipa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chevalier de la légion d’honneur française 2010, lauréat du prix Renaudot en 2006 et de diverses autres récompenses régionales et académiques, régulier des mondanités du café Flore et des dorures germanopratines, Alain Mabanckou vit une romance avec la France. Il en vit d’ailleurs deux qu’il vit entre deux eaux : celle où il baigne dans le renom d’un professeur de littérature africaine à Los Angeles, et celle où l’écrivain nage avec volupté dans son statut de  vedette, vendeur de livres et ami avec les personnalités de l’hexagone. L’on pourrait s’en féliciter comme la consécration d’un destin brillant, les ingrédients d’un honneur dû, le cours banal des choses, c’est d’ailleurs mon cas. Je vis le succès de Mabanckou, sans passion, sans outrage non plus. Je ne le trouve pas moins méritant qu’Atiq Rahimi, encore moins Tierno Monénembo ou Leonora Miano. J’ai renoncé à la critique littéraire comme occupation depuis que j’ai découvert qu’il y avait plusieurs échelles de lecture, que les sentences sur le style ont beaucoup de chances de basculer dans l’injustice subjective à partir du moment où on déplace le curseur du lectorat. Il faut, quelque sacrosainte qu’on élève la littérature, admettre qu’il y en plusieurs, à mesure de chaque cible. Mais ce n’est pas tellement le terrain où Mabanckou voit sa gloire ruinée par des critiques assassines. Dans le tribunal des intellectuels africains, un poil identitaires, il souffre du syndrome Senghor, le mal ultime : écrire pour les blancs.

Pour ne rien arranger à son affaire, il semble bien le vivre. Coupe à la main, on le voit fréquenter les salons, produire une œuvre démythifiante du ghetto africain, une œuvre qui décontenance les attentes doctrinaires. Pour ainsi dire, il alimente la réputation qu’on lui tricote : celle d’un acculturé qui produit presque sous commande voire sous injonction. Ce reproche est faux. Je n’ai pas épuisé son œuvre mais de Verre Cassé à Le sanglot de l’homme noir, il y a eu de multiples Alain Mabanckou : le jeune conteur qui s’imprègne de son histoire et restitue finalement les couleurs vives de l’école congolaise, le romancier international qui convoque dans son œuvre ses deux terres et en fait un mixte. Le rigolard aux histoires loufoques mais où point toujours une force de narration et une lecture sociale du monde. Mémoire d’un Porc-épic, Demain j’aurai 20 ans, Black Bazar, portaient l’empreinte d’un dandy sans urgence, détaché, nombriliste, conteur sans prises de position catégoriques. Cet Alain Mabanckou ne clivait pas ou très peu. L’écrivain prolongeait une tradition du conte modernisé et laissait place à une force imaginative qui s’inspirait et du réalisme magique du type sud-américain, et du merveilleux africain. De mauvais esprits ont l’heur de voir dans cette inclination drolatique un amuseur de galerie, un bouffon nègre à la cour. Cette critique s’essouffle de sa propre bêtise.

L’aura de Mabanckou s’est gâtée quand il osé regarder le continent et chanter son amour du français. Il traîne depuis, l’opprobre d’écrire pour ses maîtres blancs. Vieille rengaine dont Senghor fut le plus célèbre martyr. Cette critique est tellement lancinante qu’elle finit par grandement m’agacer. Il y dans chaque carrière d’écrivain africain, le moment du livre confession. Ce livre, c’est le sanglot de l’homme noir. C’est ce livre qui a attiré la foudre des critiques hostiles. L’auteur raconte sa passion pour une langue qui a conditionné son destin, le devoir de ne pas se renfermer dans une histoire au risque d’en être prisonnier, le refus du communautarisme, le tout avec une lucide appréciation du devenir du continent. En l’espèce, je n’ai trouvé à ce livre aucunes défaillances graves. Il est le plus sincère et le plus dur. Personnellement, j’ai toujours milité pour que les écrivains africains opèrent cette révolution d’écrire l’Afrique. Mabanckou l’a fait, à sa façon, de manière tout à fait perfectible. Il faut en tenir compte, tout simplement, comme une part du débat. Je regrette qu’il n’y ait que ce livre dans sa production sur les sujets durs africains.

La disqualification de ceux qui décrivent l’Afrique par ceux qui s’arrogent le droit d’en être les défenseurs zélés, procède toujours par le même anathème de « suppôts de ». La littérature est peut-être l’un des seuls champs de sincérité absolue. Ployer sous le joug du devoir identitaire en Afrique est le pire des renoncements. Sans être un fanatique de l’œuvre de Mabanckou, je lui reconnais sa place de grand et le lave de cette tâche impure.

Il faut éviter des destins à la Calixte Beyala. On n’écrit jamais pour un continent. C’est une ambition malsaine.

Interview d’Alain Mabanckou, co-organisateur du festival Etonnants Voyageurs à Brazzaville

Mabanckou ©Alain Mabanckou est un auteur majeur sur la scène littéraire française et africaine. Ses textes sont traduits dans une douzaine de langues aujourd’hui. Il a obtenu de nombreux prix littéraires parmi lesquels le prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc épic ou le Grand Prix de littérature de l’Académie française 2012 pour l’ensemble de son œuvre. Son dernier livre, Lumières de Pointe-Noire (Seuil, 2013) est classé parmi les meilleures ventes de livres en France. Du 13 au 17 février derniers il a codirigé le Festival Etonnants Voyageurs qui s’est tenu à Brazzaville.

Alain Mabanckou, bonjour. Vous avez milité depuis plusieurs années pour que le festival Etonnants Voyageurs puisse poser également ses malles en Afrique centrale, à Brazzaville, la capitale de votre pays d’origine. Pouvez-vous revenir sur ce long lobbying discret qui a fini par porter ces fruits ?

Bonjour. En effet cela faisait quelques années que je souhaitais que le festival Etonnants Voyageurs se déroule en Afrique centrale, parce que la plupart des rendez-vous culturels importants sur l’Afrique se passent généralement en Afrique de l’Ouest (cinéma, photographie, etc.). Brazzaville, capitale reconnue comme le bastion de grands écrivains était le lieu tout indiqué. Je connaissais déjà le festival Etonnants Voyageurs de Bamako, j’y suis allé à toutes les éditions. L’idée était qu’on puisse garder cette édition malienne et en créer une autre en Afrique centrale. J’ai œuvré dans ce sens, et malheureusement l’édition de Bamako a été arrêtée pour des raisons que j’ignore. Dans ces conditions on courait le risque de ne plus avoir un grand rendez-vous de littérature en Afrique subsaharienne francophone. J’ai remis sur la table mon idée de Brazzaville devant Michel Le Bris lorsque nous étions en Haïti où a lieu aussi Etonnants Voyageurs tous les deux ans. Nous avons sollicité deux prix Nobel de littérature dans le dessein de parrainer l’édition brazzavilloise : le Franco-mauricien J-MG Le Clézio et l’Américaine Toni Morrison. Ils ont été enthousiastes et nous ont donné immédiatement leur accord, suivi de celui d’une bonne trentaine des plus grands auteurs du monde entier qui ont constitué alors notre Comité de soutien. Le Festival de Brazzaville était né…

Comment avez-vous vécu en tant que codirecteur les préparatifs de ce festival, tant dans le suivi des contacts des acteurs du terrain que dans l’organisation de la venue des différents invités ? 

Une équipe de France a fait plusieurs voyages au Congo pour travailler avec celle de Brazzaville. C’était un travail en synergie pour que l’accueil des invités, de la presse se fasse dans de bonnes conditions. Le Festival de Brazzaville a bénéficié de l’expérience du Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo (France) qui a une pratique de plusieurs décennies dans l’organisation des évènements culturels de ce genre. Je me suis rendu également sur place à deux reprises, de même que mon codirecteur Michel Le Bris. Je suis arrivé une semaine avant l’ouverture du Festival pour éviter le syndrome de la calebasse qui se casse au seuil de la porte. Dès que quelque chose coinçait, nous intervenions aussitôt. C’est ce qui a expliqué la réussite de cet évènement.

« L’Afrique qui vient » a été le thème du festival. Quel sens donniez-vous à cette thématique ? Et quel regard portez-vous sur son traitement et sa perception par le public congolais ?

« L’Afrique qui vient » est un terme du grand philosophe camerounais Achille Mbembe, et je conseille à vos lecteurs de lire son magnifique ouvrage Sortir de la grande nuit (éd. La Découverte) ! Le sens que nous donnions à ce thème était celui que ce philosophe traçait dans son essai : un monde était en train de mourir, mais un autre naissait, dans le tumulte et le chaos, avec une formidable énergie. Les turbulences et les conflits du continent ne devaient pas occulter cette émergence. L’Afrique qui vient est celle-là qui met à mal les discours convenus, ceux de la fatalité et de la nostalgie. C’est une nouvelle Afrique dont les artistes, les écrivains et les créateurs dessinent les contours. C’est ce bilan qui a été fait à Brazzaville, avec des auteurs venus des quatre coins du monde – parce que pour « penser » l’Afrique il serait suicidaire de s’enfermer entre Africains alors même que dans les autres espaces de création notre continent est au cœur du « discours ».

Les bantous de la capitaleIl est parfois utile sinon recommandé de comprendre comment les autres vous perçoivent. Le traitement de cette question a été une véritable réussite dont les échos ont été reportés dans la presse panafricaine et d’autres continents puisque des grands quotidiens anglais comme The Guardian, The Independent, Newsweek ou The Economist étaient là. Sans oublier toute la presse française Le Monde, Libération, L’Express, L’Humanité, Télérama, France 3, France O, France 24, TV5 et notre partenaire France Inter qui a émis en direct de Brazza pendant deux jours consécutifs. Le public congolais a bien été réceptif et réactif tout au long des rencontres d’autant que nous avons évoqué le conflit au Mali et le fanatisme, la littérature face à la censure, la question des littératures nationales etc. De grands débats dans les quartiers populaires (Bacongo, Poto-Poto, Moungali etc) ont drainé des foules, notamment lorsqu’il s’agissait d’un état des lieux de la littérature des « deux rives » (les deux Congo) ou de certaines villes africaines considérées comme des « cratères » mais pleines de créativité (Lagos, Le Caire, Kinshasa, Johannesburg). Le Nigéria fut un des points forts, sans compter le débat houleux sur le « Printemps arabe » avec, entre autres, de grands noms de la littérature algérienne, Boualem Sansal, Yahia Belaskri. Je ne peux que me réjouir en me disant que cela s’est passé dans mon pays ! Et les Congolais prenaient la parole !

Pouvez-vous nous apporter votre regard sur l’ensemble des manifestations qui ont dépassé le cadre littéraire, pour des projections cinématographiques, des concerts de musique ou des défilés vestimentaires pour les amoureux de la sape…

Tout s’est passé dans l’esprit d’Etonnants Voyageurs : une programmation riche, variée, allant de la littérature en passant par la peinture, la photographie et le cinéma. Les écrivains sont allés dans les collèges, les lycées et l’Université où les livres avaient au préalable été envoyés dans les établissements. Dans une ville où le cinéma n’existe plus, il était émouvant de voir ces projections « en plein air », avec des jeunes captivés par le pouvoir de l’image grâce à ces films faits ou réalisés par des Africains ou des amis du continent. Les concerts – toujours gratuits – furent des moments de valorisation de la musique congolaise avec Les Bantous de la Capitale, Clotaire Kimbolo, Zao, Nzete Oussama ou encore Roga Roga. L’Ecole de peinture de Poto-Poto fut ce lieu où j’ai animé une grande rencontre avec la nouvelle génération des poètes congolais aux côtés de leurs aînés. Nous avons notamment rendu hommage au poète Léopold Congo-Mbemba qui nous a quittés il n’y a pas longtemps. La Sape fut un sujet parmi tant d’autres, et il a été traité de manière académique, universitaire, avec la présence du professeur Lydie Moudileno qui enseigne aux Etats-Unis et qui a consacré des études sur la question. Les romancières Léonora Miano et Elizabeth Tchoungui ont été parmi les intervenantes à cette table-ronde.

Quelle réception la jeunesse brazzavilloise a accordé à tous ses écrivains venus du monde entier ? 

Il y avait un grand élan dans la ville. Un souffle qui redonnait aux jeunes l’espoir d’un retour de la culture dans la capitale. Les amphithéâtres de la fac de Lettres étaient bondés. Les rencontres dans les quartiers populaires et l’Institut Français étaient remplies, et certains s’asseyaient par terre ! C’est une jeunesse dont la curiosité a été à son comble, et certains allaient rendre visite aux auteurs jusque dans le hall de l’hôtel. J’ai vu des collégiens et des lycéens venir en masse le samedi et le dimanche – c’est-à-dire après leur période de cours. Ce dont les auteurs étrangers ont remarqué c’est le respect, la finesse de cette jeunesse qui, même lorsqu’elle prenait la parole, avait conscience que les revendications les plus efficaces sont celles qui passent par le calme et la précision de la pensée. C’est pour cela par exemple que j’ai beaucoup apprécié l’intervention de l’auteure Gilda Moutsara qui a pris la parole de manière intempestive lors de l’ouverture du Festival devant le ministre de la culture pour lui rappeler la situation sociale du pays. Certes le ministre a cru que j’avais « téléguidé » ma consoeur (« – Merci pour cette mise en scène ! dira-t-il), mais je confirme, comme l’a d’ailleurs rapporté L’Express, que l’écrivaine a agi en son âme et conscience.

Puisque je dirigeais l’ouverture, j’ai dit à notre consoeur qu’elle pouvait prendre tout son temps (les enregistrements de ces échanges peuvent être réécoutés sur le site de France Inter). C’était pour moi un des moments forts du festival car s’il n’y avait pas cette tribune d’Etonnants Voyageurs à Brazzaville qui aurait pu entendre la voix de cette consoeur qui vit et écrit au Congo ? Evidemment quelques « opposants » autoproclamés qui vivent en Europe et passent des heures à pianoter frénétiquement sur des sites à la limite du nationalisme grégaire ont voulu instrumentaliser cet épisode, allant même jusqu’à expliquer que l’écrivaine avait été emprisonnée ! Si c’était le cas, j’en aurais fait une affaire personnelle. Ce genre de ragots, il y en aura davantage car, hélas, le Congo est un pays où si vous ne faites rien pour la jeunesse on vous montre du doigt ; et si vous faites quelque chose, comme ce festival Etonnants Voyageurs, on vous accuse de collaborer ou de chercher un poste ministériel ! Je ne suis candidat à rien, et l’existence que je mène me convient parfaitement. Je ne suis pas obligé d’intervenir sur la culture de mon pays. Je le fais pourtant le cœur léger, l’âme tranquille et la conscience au repos. Honni soit qui mal y pense…

Vous avez fait une brillante intervention sur les littératures nationales lors de ce festival. Or dans un article paru sur Afrik.com vous avez violemment été pris à parti un auteur congolais qualifiant le concept de la littérature-monde « d’imposture » et d’effacement des littératures nationales…

En tant que professeur j’ai horreur du hors-sujet. Cela veut dire au fond trois choses : ou l’étudiant n’a pas suivi le cours, ou il ne l’a pas compris ou alors il n’a pas le niveau de ses collègues. Si ces trois points se regroupent sur un seul individu, alors c’est la catastrophe. Il y a des gens qui sont intellectuellement endettés, et il faudra un jour, pour leur intérêt, les mettre en procédure de cessation de paiement ! Faut-il rappeler que le festival de Brazzaville n’avait pas pour thème la « littérature-monde », mais « L’Afrique qui vient » ? La littérature-monde fait l’objet de thèses de doctorat, elle est étudiée aujourd’hui dans les grandes universités américaines, anglaises, australiennes, et même en France. Elle ne signe pas l’acte de décès des littératures nationales, mais elle pose comme postulat le refus du diktat de la littérature française sur les autres espaces qui créent en langue française. Pour mémoire, voici quelques lignes de la conclusion du Manifeste que nous avons signé dans Le Monde en mars 2006, par 44 grands écrivains comme Le Clézio, Amin Maalouf, Edouard Glissant ou Dai Sitje : « Littérature-monde parce que, à l'évidence multiples, diverses, sont aujourd'hui les littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde, aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous émerge, et ce faisant retrouvent après des décennies d'"interdit de la fiction" ce qui depuis toujours a été le fait des artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à l'inconnu du monde – et à l'inconnu en nous. »

1David Can reybrouck et AMIl semble que cette polémique soit le fruit d’un auteur congolais qui n’a pas été invité au festival. Pourquoi d’autres auteurs congolais reconnus comme Wilfried N’Sondé, Dibakana Mankessi n’étaient pas présents à Brazzaville ? 

Le comité de sélection du Festival opère librement ses choix. Je n’ai qu’un seul regret : celui de n’avoir pas pu convaincre ce comité d’inviter le romancier Dibakana Mankessi qui, avec patience, est en train de bâtir un véritable parcours littéraire. Il a été victime du nombre surabondant d’auteurs congolais retenus dans la programmation (plus d’une trentaine vivant sur place !) Quant au brillant romancier Wilfried N’Sondé qui réside en Allemagne, nous l’avions invité dès le départ mais il ne pouvait pas se soustraire à certains engagements qu’il avait contractés bien avant notre sollicitation – c’est son gagne-pain. Dans l’ensemble la littérature congolaise a été largement représentée aux côtés des aînés comme Emmanuel Dongala, Henri Lopes, Tchitchelle Tchivela, Lydie Moudileno et la trentaine de jeunes auteurs qui faisaient leurs premiers pas dans un festival international. Il faudra rappeler aussi la délégation des auteurs de « l’autre Congo », la RDC. Il s’agissait avant tout de privilégier ceux qui résidaient dans le pays et non de parachuter toute la diaspora congolaise. On ne met jamais à l’honneur les écrivains qui vivent sur place : c’était l’occasion rêvée pour nous de les connaître, de les épauler, de leur faire rencontrer les éditeurs et les écrivains venus d’ailleurs.

Votre prochaine expérience en tant que directeur de festival littéraire vous conduira en Corrèze, à la tête de Foire du Livre de Brive la Gaillarde, avec pas moins de 350 écrivains invités. Un autre sacré défi ?

En effet je présiderai en novembre prochain l’un des plus grands salons du livre de France, la Foire du livre de Brive la Gaillarde. C’est un grand honneur car c’est le salon où se joue la littérature d’expression française, avec notamment la présence des membres du prix Goncourt et de grandes pointures des Lettres françaises. Je donne les grandes lignes de la programmation et j’ai une liste d’une quinzaine d’auteurs que j’aime et que je vais inviter…

 

Propos recueillis pour Terangaweb, Paperblog et Chez Gangoueus par Lareus Gangoueus

 

Crédit photo :

Photo portrait Alain Mabanckou  : Alain Mabanckou. @ Hermanc (http://www.rfi.fr/emission/20130214-festival-etonnants-voyageurs)

Photos 2 et 3 : Caroline Blache, tous droits réservés

 

Alain Mabanckou : Le sanglot de l’homme noir

Loin de l’Europe et de l’Afrique, le romancier et essayiste français d’origine congolaise porte un regard sur la condition de l’homme noir en France. Le titre ne manquera pas d’interpeller, d’énerver ou de conditionner le lecteur qui abordera ce texte. Mais il est important de rappeler qu’il fait écho à un essai de Pascal Bruckner, le Sanglot de l’homme blanc où cet auteur s’insurge sur plusieurs décennies d’auto flagellation et de culpabilité européenne sur la question du Tiers Monde. On sent dès le départ que si l’homme blanc pleure à chaudes larmes, l’homme noir n’est pas épargné, lui aussi à un gros chagrin. Il est dans l’ère du temps de pleurnicher sur nos angoisses respectives ou communes, c’est selon.
 
On trouve également dans ce titre, le premier élément d’une intertextualité dont Alain Mabanckou va prendre du plaisir à se servir pour glisser des références littéraires, renvoyant le lecteur à des œuvres explicitant le cheminement de sa pensée. Dès l’introduction, la lettre adressée à son fils est une indication forte qui bien entendue fait penser à la lettre de James Baldwin à son neveu dans son célèbre essai La prochaine fois, le feu. Ici, les mises en garde concernent le danger du conformisme, des postures victimaires sur lesquelles se fonderait une communauté noire de France. La conclusion de cette note est intéressante et elle lance l'ouvrage :

« Je  t'ai adressé cette missive comme une sonnette d'alarme afin que tu ne tombes pas dans ce piège. Tu es né ici, ton destin est ici, et tu ne devras pas le perdre de vue. »

Page 20, édition Fayard
Les différents chapitres permettent à Alain Mabanckou de développer avec des tonalités différentes, son point de vue sur de multiples aspects de son parcours individuel l’ayant conduit de Brazzaville, capitale congolaise, à Nantes ancien grand port du fameux commerce triangulaire avant de devenir par un étrange concours de circonstances le centre administratif des archives des français nés à l’étranger. 
 
Tantôt, il met en scène un dialogue intracommunautaire avec la gouaille et l'ironie qui est sa marque de fabrique pour mieux faire entendre la voix de l’immigré noir diplômé contraint  aux tâches de vigiles ou d’agents de sécurité. Tantôt le propos de Mabanckou est beaucoup plus technique, quand il règle quelques points sur la posture de certains écrivains, intellectuels d’Afrique francophone, dont il dénonce les postures dogmatiques et militantes sans que celles-ci ne se traduisent par un jusqu’auboutisme de la démarche. En particulier quand il traite de la question de la littérature africaine en langue africaine, l'idée d'écrire sans la France, là où il n’y a pas de politique de promotion des langues nationales dans les structures de l’éducation nationale des pays francophones.
 
Alain Mabanckou est un excellent funambule qui distribue ses uppercuts avec efficacité et avec équité, comme lorsqu’il aborde la question de l’identité nationale française en l’illustrant à l'aide d'une rencontre faite quelque part aux USA, avec un franco-normand qui interpelle l’essayiste franco-quelque chose sur ses origines.  La réflexion de l’auteur sur le regard que ce français que le commun des mortels qualifierait de souche, qui ne peut terminer une phrase sans placer un « you know ? » et qui ne comprend les esquives du nègre forcément originaire d’ailleurs, parlant une langue française maîtrisée, lui dont les parents sont français nés dans une colonie d’outre-mer, dont Brazzaville fut un temps la capitale de la France libre…
 
Le romancier français parle du parcours singulier de celui qui fut un étudiant en droit à Nantes venu de l’Afrique équatoriale, puis consultant dans une grande boîte française tout en construisant en parallèle une œuvre littéraire à Paname avant d’enseigner les littératures francophones dans le Michigan puis en Californie à UCLA. 
 
Ce texte pertinent n’est cependant pas exempt de tout reproche. Heureusement d’ailleurs. On peut reprendre l’écrivain français sur certains points comme lorsqu’il dit à propos de la Traite négrière : 

« Pourtant, il serait inexact d’affirmer que le Blanc capturait tout seul le Noir pour le réduire en esclavage. La responsabilité des Noirs dans la Traite négrière reste un tabou parmi les Africains, qui refusent d’ordinaire de se regarder dans le miroir. Toute personne qui rappelle cette vérité est aussitôt taxée de félonie, accusée de jouer le jeu de l’Occident en apportant une pierre à l’édifice de la négation. » 

Page 117, édition Fayard 
Quand on pense que l’auteur insiste sur les spécificités des parcours des hommes noirs en France, dont les sanglots sont différents suivants qu’ils viennent des DOM-TOM, des anciennes colonies, d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, on est en droit de se demander comment il oublie qu’au moment de la Traite négrière, le concept de Noirs n’existe  pas en Afrique, mais que ce continent est une constellation de nations qui se font la guerre et dont les prisonniers de guerre des royaumes côtiers servent souvent de ressources pour les négriers. Peut-on parler de trahison à ce moment, dans ce contexte très précis ? Le noir n’est-il pas une identité occidentale qui ne peut s’appliquer au contexte de la capture de l’esclave, quelque soit sa forme ?
 
Il y a d’autres petites questions qui méritent d’être scruté à la loupe, mais ici, Alain Mabanckou écrit un texte qui fera forcément réfléchir blancs, noirs, arabes, français, africains. Ma critique est déjà un peu longue. Je vous souhaite une bonne lecture en vous espérant nombreux à donner votre feeling sur ce texte.  
 
Par Gangoueus
Edition Fayard, 1ère parution le 4 janvier 2012
 
Voir l'article de David Kpelly sur cet essai et rendez-vous ce samedi  au Musée Dapper avec l'essayiste congolais.

« Demain j’aurai vingt ans »

Nous sommes dans les années 70 en république populaire du Congo, du coté de Pointe-Noire, la capitale économique de ce pays. C'est un régime marxiste-léniniste qui s'applique. Michel a entre neuf et dix ans. Il est le fils unique de maman Pauline et il fait partie de la grande famille de papa Roger qui l'a choisi pour fils. Son oncle René est un marxiste exalté donnant une place importante à Marx, Engels et Lénine dans son salon et qui n'hésite pas en parallèle à spolier son entourage familial de tous les biens matériels issus des héritages successifs.
Michel nous conte les personnages hauts en couleur de son enfance dans un quartier populaire de Pointe-Noire et l'apprentissage de la vie d'un mome. Par l'amitié de Lounès, le fils du tailleur du quartier. Par l'amour de Caroline, la soeur de Lounès. Par la rivalité de Mabélé, un prétendant de Caroline, footballeur, castagneur et lecteur de Marcel Pagnol. Par le sens des responsabilités de papa Roger. Par la folie de Petit Piment, qui fut dans un autre vie un étudiant en philosophie et un cadre d'entreprise. Par la détresse de sa mère dans son désir de concevoir d'autres enfants. Par maman Martine, sa deuxième mère…

Ce que le regard de Michel restitue, c'est à la fois l'atmosphère de ce quartier, l'ambiance d'une époque où etre traité de "capitalistes!" ou "impérialistes!" au Congo était la pire des insultes. Mais Alain Mabanckou brosse également par les nouvelles que papa Roger écoute de La voix de l'Amerique, les hauts faits de l'actualité internationale de l'époque, comme les frasques d'Idi Amin Dada, la chute et les pérégrinations du Chah d'Iran, la neutralisation de Jacques Mesrine ou les otages du Liban…

Je trouve très interessant la manière avec laquelle il rappelle combien cette actualité façonne l'imaginaire de la jeunesse de ce que l'on appelait le Tiers monde. Michel écoute avec la meme attention que son père, ce poste radio ainsi que les interprétations passionnées de papa Roger. Ce roman alterne à la fois entre la réalité de ce que Michel voit autour de lui et cette intrusion du lointain. Mabanckou utilise une écriture qui permet d'exprimer le ressenti de Michel, de mieux rentrer dans l'imaginaire en gestation de cet enfant. De comprendre ses mécanismes de défense face l'absurdité des choix des adultes ou encore dans une lutte féroce pour gagner le coeur d'une fille. Par les mots plutot qur par les poings.

L'interet de ce roman réside dans ces petites étincelles d'émotion que nous transmet Michel, dans son désir d'etre accepté et d'etre aimé. Pour terminer, il est difficile d'évoquer un texte du romancier congolais sans les références littéraires qu'il sème avec extase dans ses livres. Il y a en une qui traverse tout l'ouvrage : celle à Arthur Rimbaud. dont le visage sourit à Michel. C'est assez amusant de voir cet enfant se débattre pour tenter de rentrer et comprendre un texte de ce poete.

Un roman qui m'a replongé dans une époque où je rêvais d'avoir 20 ans jour. Ce titre, Demain j'aurai vingt ans, est inspiré d'un vers de Tchicaya U Tam'si, celui qu'on appelait aussi le Rimbaud noir. Un très beau roman.

A table, chez tonton René, on me fait asseoir à la mauvaise place, juste en face d'un vieux Blanc qui s'appelle Lénine et qui n'arrete pas de me regarder alors que moi, je ne le connais pas et que lui ne me connait pas. Moi aussi, comme je ne suis pas d'accord qu'un vieux Blanc qui ne me connait pas me regarde méchamment, eh bien je le regarde droit dans les yeux. Je sais que c'est impoli de regarder les grandes personnes droit dans les yeux, c'est pour ça que je regarde en cachette sinon mon oncle va s'énerver et me dire que je manque de respect à son Lénine que le monde entier admire.

Page 16, Editions Gallimard
 

Lareus Gangoueus

Alain Mabanckou, Demain j'aurai vingt ans
Editions Gallimard, 382 pages, paru le 19 aout 2010