Racines d’amertume : un roman à lire d’urgence(s)

Racines d'amertumeLe roman Racines d’amertume m’a permis de me replonger dans l'univers complexe et passionnant des urgences. J’ai longtemps été un fan de la fameuse série de télévision Urgences. Beaucoup regardaient cette série américaine pour les beaux yeux du Dr Ross incarné par Georges Clooney. 15 ans après, il est difficile de mettre des mots sur l’intérêt qu’on porte à un tel sujet. Les urgences portent en elles plusieurs réalités : la fragilité de la vie, l’élitisme pourtant accessible des urgentistes, les disparités en terme de prévoyance sociale des patients et bien d’autres tares ou croustillantes anecdotes.

Vandji, l’urgentiste révolté.

Ce roman commence par un malentendu. Et pour laisser le lecteur dans une posture inconfortable, le romancier Landry Sossoumihem ne fait rien pour éclaircir la situation. Trois médecins d’origine africaine discutent dans une salle de réunion d’un nouveau dispositif juridique qui n’est pas à leur avantage. Il s'agit d'une loi ou d'une note de service qui ne semble pas leur reconnaitre un statut à part entière dans l’exercice d’un métier qu’ils accomplissent pourtant avec passion et consciencieusement. Vandji est urgentiste depuis une douzaine d’années. Avec le statut batard de médecin esclave. C’est l’un des premiers points intéressants de ce roman :  la description de la condition des médecins exerçant en France avec un diplôme étranger. Cette situation est connue de ceux et celles qui ont dans leur entourage ce type de médecin « étranger ». Des années pour intégrer un système pour réaliser que les compétences acquises et reconnues restent tributaires d’une administration et du pouvoir de l’élite dans le domaine.

La rupture de Vandji dans son accomplissement est introduite par le collectif 10, un manifeste qui lui rappelle qu’il reste un sous-médecin. Cet axe étant posé, il enclenche une introspection très intéressante accompagnée par les questions pressantes de son épouse, gardienne de ses rêves.

De l’abandon des rêves

Ce roman s’inscrit dans un mouvement constant, téléportant le lecteur entre trois champs d’action : le lieu de travail de Vandji Sannou, sa cellule familiale et la communauté africaine de Cherbourg. De manière cyclique, on visite ces trois terrains. Le premier espace nous renvoie à la série Urgences. L’écriture porte les stigmates du propos de l’écrivain-médecin qui oublie que son lecteur ne comprend pas forcément son langage technique. Pourtant, Sossoumihen n’est pas hautain dans son approche et d’une certaine manière, il familiarise au métier d’urgentiste le lecteur qui découvre cet univers par dessus son épaule d'écrivain. Il oeuvre avec un sens de l’éthique et il vit son emploi avec une passion rassurante. Il jouit de la puissance technique et de l'organisation rodée des urgences en Normandie pour pratiquer sa science. Le combat constant et acharné contre la mort, personnifiée, les ressources dont il dispose, sont au coeur de la narration. Comme toutes les séries télévisées « médicales », Racines d’amertume nous donne une vision extrêmement rassurante, angélique de l’exercice tant que le terrain de la pratique est la France. A l’abandon des rêves, en particulier celui du retour au bercail après son internat, Vandji trouve un argumentaire solide, construit au fil des ans : condition de travail, études des enfants, acquisition de biens matériels, etc. 

Le couple, lieu de questionnement et de préservation

Nayline, épouse de Vandji est la gardienne du temple. De manière assez surprenante, elle est la principale partisane d’un retour au pays, lieu d’expression du rêve fondateur de ce couple. Elle impose un refus de toute forme de compromission à son mari. De manière très travaillée, Landry Sossoumihen pousse cette réflexion par le biais de ce couple qui se délite. La place de la foi dans la préservation de l’intégrité des choix fondamentaux est très interpellante. Ce deuxième terrain nous donne l'intériorité des personnages. Les motivations réelles de ceux qui ont émigré sont mises à nue. Nayline n'hésite pas à défier tous ces intellectuels africains exilés à Cherbourg qui portent haut dans leurs rencontres leur amertume à l'endroit des pratiques et des dirigeants de leur pays d'origine. L'interpellation de Nayline fait écho à celle plus haineuse d'un patient désespéré et particulièrement facho.

Il était là debout, les yeux en ignition et le regard assombri. De sa bouche consumée par les fumerolles de la haine, il exécrait Vandji. Les mots jaillissaient tel un volcan crachant des larves d'un feu à l'odeur putride. Ils écorchèrent sa peau et transpercèrent son coeur. Un silence lourd se fit entendre soudainement chargé de violence et de l'opprobre de propos qui finalement ne semblaient pas si dénués de sens que cela, pensa Vandji. "Médecin-au-rabais", "médecin-esclave", "médecin ramasseur-de-miettes", voilà autant de qualificatifs qui pouvaient parfaitement décrire ce qu'il était : n'était-ce pas ce que disait le point 10?

p.269 Racines d'amertume, Mon Petit Editeur 

Pour terminer 

Je n'ai pas abordé le dernier terrain d'observation. Il est le point d'achèvement des interrogations de Vandji. Je laisse aux lecteurs et lectrices le soin de découvrir ce développement de Landry Sossoumihen. Ce roman est passionnant. Il se lit aisément malgré les envolées médicales de l'auteur. Personnellement, en utilisant le portrait du médecin béninois qui, il y a quelques années, incarnait dans certains discours populistes en France, ces élites africaines refusant le retour dans leurs pays respectifs, Sossoumihen aborde le sujet dans toute sa complexité et dans toute sa violence : l'entre-deux culturel et la complexité du retour. Il révèle l'exploitation des médecins ayant obtenu des diplômes hors de France, avec toute l'hypocrisie du système. Mais, je m'arrête là. Les amertumes sont profondes. Il faut en traiter les racines.

Landry Sossoumihen, Racines d'amertumes

Mon petit éditeur, première parution en 2016, 267 pages

Mongo Beti, le pauvre Christ de Bomba

MongoBeti_PauvreChristdeBombaDans le cadre de sa comédie littéraire intitulée La couleur de l’écrivain déjà chroniquée sur l'Afrique des idées, l’essayiste togolais Sami Tchak propose au lecteur, au détour d’une séquence consacrée au romancier Mongo Beti, de redécouvrir sino
n d’aborder le travail littéraire de l’homme de lettres Camerounais. Si Sami Tchak a une vision très nuancée de l’engagement en littérature – il en parle  d'ailleurs très bien dans cette essai-comédie – il ne manque pas d’interpeler et encourager le lecteur à aller à la rencontre de cet auteur engagé sur le champ littéraire pour lui épargner la mort attendue par ceux qui combattaient son discours pertinent et dérangeant sur la Françafrique en le confinant à la marge : la mort littéraire.

Pour ma part, j’ai pris commande du Pauvre Christ de Bomba. Un ouvrage publié en 1956 aux éditions Robert Laffont réédité depuis aux éditions Présence Africaine. La première réflexion que je me suis faite concerne la jeunesse de l’écrivain au moment de la publication de ce roman. Déjà auteur de Ville cruelle sous le pseudonyme d’Eza Boto, le Camerounais a déjà marqué les esprits. Avec le Pauvre Christ de Bomba, il place le lecteur au cœur d’une mission catholique quelque part dans l‘arrière pays camerounais. Là, il nous donne de suivre le R.S.P, un fervent prêtre d’origine suisse, le père Drummond. Le poste d’observation proposé par Mongo Beti est Denis, un jeune boy sur la mission qui nous narre avec ses yeux d’adolescent le contexte et les faits qui vont conduire au naufrage de cette œuvre missionnaire. Le RSP porte un intérêt particulier pour l’accompagnement des femmes-mères, il est en guerre ouverte contre les pratiques liées à polygamie. L’équilibre semble toutefois stable quand cet homme engageant se décide à faire le tour de la mission en s’orientant chez les Talas, population particulièrement réfractaire à l’Evangile ou au changement imposé par la nouvelle religion.

Cette tournée va durer près d’un mois. Elle va être très riche en enseignement, en surprise. L’approche prise mongo-beti-1par Mongo Beti est particulièrement édifiante et révélatrice de l’empreinte qu’il donnera à ses prises de position. Le roman décrit essentiellement deux choses. La posture du RSP se traduit par le désir de réduire les résistances à la doctrine catholique qu’ils observent chez les Talas. Ces actions sont téméraires pour réduire les « usurpateurs » qui sapent l’amplification de son discours dans son espace de jeu. Mais l’audace de ce religieux européen repose-t-elle sur sa foi en Dieu ou sur le pouvoir colonial qu’incarne sa couleur de peau ? Cette question est exprimée par le père Drummond qui n’est pas dupe et ne se ment pas. D’ailleurs dans des échanges avec le jeune administrateur colonial Vidal, il a conscience que l’église catholique (dans ce contexte) joue finalement un rôle de refuge dans une stratégie du bâton et de la carotte. Les inhumanités des travaux forcées et autres répressions poussent une population fébrile dans les bras de l’église. Dans la description qu’en fait Mongo Beti.

C'est étonnant combien les hommes peuvent avoir soif de Dieu quand la chicote leur strie le dos.

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 67

A propos des travaux forcés, les mots du RSP Drummond.

Vois-tu, Zacharie, des Blancs vont maltraiter des Noirs et quand les Noirs se sentiront très malheureux, ils accourront vers moi en disant : "Père, Père, Père…", eux qui jusque-là se seront si peu soucié de moi. Et moi je les baptiserais, je les confesserais, je les intéresserais. Et ce retournement heureux des choses, je le devrais à la méchanceté des Blancs!… Moi aussi je suis un Blanc!…

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 189

La critique la plus subtile de Mongo Beti et son argument matraque sont dans l’affirmation que le ver est dans la pomme et que l’évangélisation n’a jamais pris corps dans ce qui constitue à la mission de Bomba. Le dépucelage forcé du jeune narrateur introduit le lecteur au cœur de la dite-corruption du système sensé être par essence vertueux. L’aveuglement du RSP est consternant de ce point de vue pour le lecteur. Je n’irai pas plus loin afin de laisser au lecteur de découvrir un final pour le moins…

Mon avis de lecteur est que Mongo Beti écrit un livre à charge contre le système colonial et l’église catholique. Et même si le livre a le défaut des œuvres de fiction imprégnées par une pensée politique, il est difficile d’ignorer la qualité du traitement des personnages par Mongo Beti. Le lecteur s'attachera autant au passionné et passionnant homme de Dieu et du pouvoir colonial, qu'à son boy, Denis qui nous narre cette histoire. J’avoue que la réflexion qu’offre Chinua Achebe dans Un monde s’effondre est beaucoup plus engageante justement parce que l’auteur Nigérian choisit de se mettre en retrait et ne nous soumet que les faits d'une confrontation intéressante entre missionnaires et les autochtones en pays igbo.. Il n’empêche que Mongo Beti offre là un texte unique, étonnant, drôle, subversif.

Pour la route, un dernier extrait d'un chef de village dont le RSP Drummond vient d'exploser un instrument  de musique, le père catholique ne supportant pas l'idée de ces populations dansant au rythme de cette musique envoûtante…

Je vous en supplie, frères, laissez-moi écraser cette sale vermine sous mon seul pied gauche et vous n'en entendrez plus jamais parler. Qu'est-il venu ficher dans notre pays, je vous le demande? Il crevait de faim dans son pays, il s'amène, nous le nourrissons, nous le gratifions de terres, il se construit de belles maisons avec l'argent que nous lui donnons; et même nous lui prêtons nos femmes pendant trois mois

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 94

Lareus Gangoueus

 

Mongo Beti, Le pauvre christ de Bomba, Editions Robert Laffont, 1956 – Réédition Présence Africaine 

Dis-moi ce que tu portes, je te dirai ce que tu es !

Décodage et analyse de Black Bazar d'Alain Mabanckou et Au nom du père, du fils et de ma Weston de Julien Mabiala Bissila

Très peu d’ouvrages en littérature africaine ont traité de la question du vêtement. Le vêtement non pas dans sa dimension moderne ou traditionnelle, ni dans sa portée esthétique uniquement ;  mais du rapport de l’individu à l’habit, de ce qu’il est prêt à débourser et sacrifier pour garnir son dressing, de la manière dont il se perçoit lui-même  et qu’il perçoit autrui à travers le code vestimentaire auquel chacun adhère et obéît.

Deux livres, Black Bazar de l’écrivain Alain Mabanckou et Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila, semblent toutefois répondre à ces attentes et comptent certainement parmi les rares productions littéraires francophones à se pencher aussi ouvertement sur la question de la « SAPE ».

La SAPE, acronyme composé des initiales de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, est ce mouvement lancé dans les années soixante dix au Congo Brazzaville, mouvement adulant la haute couture ou du moins les vêtements des grandes marques, et prônant l’élégance vestimentaire comme signe extérieur de réussite sociale[1]. Alain Mabanckou et Julien Mabiala Bissila, auteurs des ouvrages qui font l’objet de notre analyse, sont tous deux Congolais ; cela peut en grande partie justifier de l’aisance avec laquelle ils évoquent le sujet et l’illustrent dans leur œuvre respective.

Black Bazar d’Alain Mabanckou

Le livre parait en 2009 aux éditions le Seuil. Il retrace l’histoire d’un dandy Congolais immigré en France où il réside depuis plusieurs années, Fessologue qu’on le surnomme à cause du culte qu’il voue au postérieur des femmes. En proie à un chagrin d’amour causé par le départ de sa compagne, notre héros plonge dans une certaine mélancolie. Et c’est dans l’écriture qu’il trouvera refuge. Dans une narration à la première personne, Fessologue s’épanche : il revient sur sa relation avec son ex, parle de ses potes du Jip’s, ce bar en plein cœur de Paris où il passe le plus clair de son temps libre, de son voisin de palier cet « antillais qui n’aime pas les noirs », de l’épicier arabe du coin qui à la moindre occasion lui tient de grands discours sur l’Occident et ses torts et travers, et de toutes les rencontres qui auront un rôle déterminant dans sa vie.

Ce qui caractérise ce personnage au verbe pétillant et à l’humour piquant c’est d’abord son amour du vêtement. Il possède des malles pleines à craquer de costumes chaussures et autres accessoires de mode :

Weston en croco en anaconda ou en lézard, vestes en lin d’Emanuel Ungaro, vestes en tergal de Francesco Smalto, chaussettes Jacquard, cravates en soie, etc.[1]

Et si notre homme est toujours habillé en costard, c’est « pour maintenir la pression » explique-t-il. Pression dans un milieu de dandies, qui se côtoient dans les bars, les fêtes communautaires et autres cercles où l’élégance vestimentaire est de mise ; des sapeurs qui se jaugent, se valorisent ou se déprécient en fonction de la coupe du costume, du nouement de cravate, du soulier bien ciré qui claque au contact du sol, et surtout du coût de tous ces apparats. Des immigrés aux conditions de vie précaires pour la plupart, s’entassant dans des logements exigus et insalubres parfois, à l’instar de Fessologue lui-même dans ce studio de Château d’Eau qu’il partagera avec quatre autres compatriotes pendant plusieurs années.

.La SAPE comme la quête d’une reconnaissance sociale

Dans le portrait qu’il dresse de Fessologue le personnage principal du roman, Alain Mabanckou, semble établir une subtile corrélation entre le statut social de celui-ci et son rapport au vêtement.

Fessologue est un travailleur à mi-temps dans une imprimerie où sa tâche consiste à soulever des cartons. Et s’il ne parle à personne (pas même à ses plus proches amis) de la nature exacte de cet emploi, c’est sans doute parce qu’il éprouve une certaine gêne par rapport à sa situation. Elle est disqualifiante et non valorisante dans une société qui prône la réussite professionnelle comme valeur de richesse. Alors la reconnaissance sociale, c’est dans la SAPE, l’étalage de vêtements chics et coûteux, que Fessologue devra l‘acquérir. Le regard que  porte sur lui autrui quand il s’exhibe « bien habillé », le console et l’emplit surement d’un réconfortant sentiment de revanche. Et c’est de cette société Française dans laquelle il vit qu’il se venge ainsi, des injustices et humiliations propres à sa condition d’immigré, de la précarité de son emploi.

. La sape comme l’aveu d’une carence intellectuelle et d’un malaise identitaire

Une rencontre déterminante (le lecteur le découvrira dans l’épilogue du récit page 243) emmènera plus tard Fessologue à tout remettre en question : certitudes et priorités. C’est un homme nouveau. Il a élargi son horizon culturel, s‘intéresse à l’art et aux livres surtout qu’il possède en grande quantité désormais.

« Les bouquins que je lis sont plus nombreux que les paires de chaussures Weston, les costumes Francesco Smalto et les cravates Yves Saint Laurent que je portais lors des concerts de Papa Wemba, de Koffi Olomide ou de J-B. Mpiana » confiera-t-il en page 260.

Un enrichissement culturel donc qui semble l’avoir émancipé de « ses vieux démons ».

Cette mutation qui s’opère chez Fessologue s’illustre dans le changement radical de son apparence physique et vestimentaire. Il a troqué ses costumes clinquants contre des pantalons pattes d’éléphant à la mode hippie des années soixante-dix.Il se défrise les cheveux et les tire en arrière, « Regardez-vous, on dirait un singe ! se fera-t-il même un jour vertement tancer. Ces cheveux lissés c’est pour ressembler au blanc ou quoi ? Vraiment la colonisation continue ses ravages dans la communauté ! (…) Après les cheveux, il te restera la peau à blanchir, surtout les coudes, les talons et les genoux ! »[2]

Plusieurs fois dans ce roman, on le remarquera,  Alain Mabanckou revient sur l’épineuse question de l’épiderme : « Couleur d’origine » est par exemple le surnom dont Fessologue affuble son ex compagne à cause de la peau de celle-ci qu’il juge trop foncée ; et il sera plus loin dans l’ouvrage question de Diprosone et autres crèmes éclaircissantes. Des produits à dénégrifier.  

Se dénégrifier ou s’affranchir de sa condition de noir, renoncer à une couleur que l’on porte comme un opprobre, vouloir à tout prix ressembler à l’homme blanc.

Une quête  que la SAPE dans une moindre mesure pourrait tout aussi bien symboliser, puisque si l’on remonte aux origines de ce mouvement, au lendemain des indépendances donc, on observe que ses partisans ont une volonté assumée de s’habiller désormais comme le colon, de devenir les nouveaux blancs locaux, de se venger d’une histoire qui aura longtemps fait d’eux des opprimés.

 

Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila

Couronnée par le Prix des journées de Lyon des auteurs de théâtre 2011, l’œuvre de Julien Mabiala Bissila est un texte décalé sur les horreurs d’une guerre civile et le prestige de la SAPE. L’histoire se déroule dans une banlieue sud de Brazzaville au Congo. Criss et Cross, deux frères, reviennent dans le quartier où ils ont vécu avant qu’un conflit armé n’éclate et ne les contraigne à l’exil. Dans un décor défiguré par la violence des affrontements qui auront ébranlé ces rues de leur enfance, ils tâtonnent et se chamaillent pour retrouver la maison familiale où quelque part dans la cour, ils ont avant leur fuite, enseveli un trésor : Une paire de chaussures Weston. Celle-ci, sera tout le long de cette pièce de théâtre à la prose imagée et truculente, le symbole de la vie avant le chaos, la vie avant la guerre.

« Nous après ces années grises de concerto pour kalache (la guerre) la première des choses était de retrouver dans ce grand chaos l’odeur du cirage, juste ce parfum ça calmait en nous tout ce qui bougeait.

C’était quelque chose le cirage, c’est fou comme tout une vie peut rentrer dans un parfum de cirage (…)

Les caresses de la brosse sur le cuir.

D’abord le geste, doucement, puis ça s’accélère. Le cuir ce contact, cette musique. C’est une partition de Jazz entre ces deux objets infiniment liés : Brosse et cirage.

Le charme de la cravate, enlacements autour du cou, vipère en chaleur, le nœud papillon jaloux de la cravate, quel spectacle ! Les applaudissements du carrelage à chaque passage de la chaussure J.M Weston, la prestance, la djatance. Enfin la vie.

Oui, la vie enfouie dans ce trou.

Le trou enfoui au milieu de la parcelle de mon père.

La parcelle enfouie dans une des rues de cette ville… Ouais ! »[3]

. La SAPE comme un palliatif

Criss et Cross illustrent bien cette jeunesse de Bacongo, arrondissement populaire de la capitale, berceau même de la SAPE. Une jeunesse très soucieuse de son apparence et qui dans le culte du vêtement a su trouver une sorte d’exutoire ou d’abri dans une société malade où la politique tue, où le système scolaire est déficient. C’est un bol d’air qui permet de supporter un quotidien fait d’incertitudes, un palliatif pour ces jeunes comme la bière pour quelques autres. « Ici la sape c’est du sérieux ! Et puis il y a l’alcool ! Aimer la bière, c’est du patriotisme, c’est porter les couilles du pays en soi parce que l’alcool  tue la vie tendrement, alors que le pays, lui, quand il s’agit d’en finir avec vous…» peut-on ainsi lire à la page 37.

L’illustration de couverture de l’ouvrage où l’on peut voir un pied levé exhibant une Weston avec en arrière plan des jeunes attablés dans un bar témoigne bien de cette réalité.

. De Limoges à Brazzaville : de l’Europe des créateurs à l’Afrique des consommateurs

L’une des démarches de Julien Mabiala Bissila consistera dans cette œuvre à remonter aux origines de la SAPE et illustrer son évolution : des prémices du mouvement en 1920 à Brazzaville avec le retour de France d’André Grénard Matsoua « le premier dandy africain, toujours dans son costume rayé, qui marquera les premiers pas en tant que playboy et imposera la tendance à suivre »[4] aux nouvelles figures contemporaines du milieu à l’instar de Ben Moukasha, initiateur des dix commandements de la sape.

Dans un brillant rappel historique, l’auteur évoque également les débuts de l’aventure de fabrication de la chaussure Weston.

« Tout commence à Limoges en 1891 Edward Blanchard fonde un établissement de fabrication de chaussures. Eugène, le fils d’Edward Blanchard, se rend à Weston, aux États-Unis afin d’étudier les techniques innovantes du cousu Goodyear et de la fabrication en différentes largeurs (…) »

La première boutique J.M Weston ouvrira ses portes en 1922 sur le boulevard de Courcelles à Paris. L’activité de cette entreprise qui s’est imposée dans l’industrie du luxe, n’a pas cessé d’accroître depuis tout comme les sapeurs africains n’ont pas eux cessé de « consommer » du Weston. Plus de cinquante ans après la naissance du mouvement de la SAPE, on note qu’il n’existe toujours aucune démarche entrepreneuriale pertinente pour exploiter et valoriser  le filon. La « création » voilà la dynamique qui fait défaut au concept.

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Conclusion

Le roman Black Bazar et la pièce de théâtre Au nom du père du fils et de J.M Weston livrent une approche complémentaire de la question du rapport au vêtement. L’environnement – la première histoire se déroulant à Paris et la seconde à Brazzaville – est l’élément qui contextualise les clichés et messages délivrés à travers les personnages de ces œuvres : l’immigré sapelogue de Château rouge chez Mabanckou et le jeune sapeur de Bacongo chez Mabiala Bissila.

Si les deux auteurs décrivent un phénomène dans ce qu’il a d’attractif ou d’absurde, la démarche d’Alain Mabanckou est ouvertement  plus critique, puisqu’il met en exergue l’irrationalité de son personnage (l’inadéquation entre son niveau de vie et le coût des tenues qu’il collectionne par exemple). Julien Mabiala Bissila à l’opposé s’attelle à dresser le portrait d’une jeunesse qui dans un pays malade, s’égaye et se consoler par la sape et l’alcool. Le premier porte un jugement sur l’individu lui-même, quand le second indexe une responsabilité plus collective, celle d’une société qui livre ses jeunes au désœuvrement et à ses travers.  

Le romancier et le dramaturge se rejoignent sur un point essentiel cependant : la question de l’instruction et du niveau culturel. On observe avec Mabanckou que Fessologue, au contact des livres, se désintéresse de la sape. Criss et Cross, dans Au nom du père du fils et de J.M Weston, évoqueront quant à eux l’état déplorable du système scolaire de leur pays.

Black bazar et Au nom du père du fils et de J.M Weston, deux ouvrages qui par les thématiques qu’ils abordent et leur style respectif (la plume jubilatoire de Mabanckou et la prose décalée de Mabiala Bissila savant mélange de drame et de gaieté) ne laisseront pas leurs lecteurs impassibles.

Ralphanie Mwana Kongo

Voir aussi

http://www.franceculture.fr/oeuvre-black-bazar-de-modogo-et-sam

Photo – Baudouin Mouanda

[1] Pages 44 et 45, Black Bazar

 

 

[2] Page 245, Black bazar

 

 

[3] Page 28 et 29, Au nom du père du fils et de J.M Weston

[4] Page 67, Au nom du père du fils et de J.M Weston

 

 

 

 

Vol à vif, le roman à paraître de Johary Ravaloson

ADI_Vol a vifQuand commence la lecture du roman Vol à vif de l’écrivain malgache Johary Ravaloson, le lecteur que je suis a du mal à trouver ses repères. On se retrouve embarqué dans une situation particulièrement exotique : l’univers des voleurs de zébus de l’arrière pays malgache. D’ailleurs, on est pris par ce vol à vif, dans lequel l’écrivain nous narre le détail de l’action tout en nous présentant les différents personnages. Les brigands ourdissent leur plan et le mettent à exécution avec une certaine réussite. Ils arrivent même à semer leurs poursuivants dans un premier temps. Naturellement, et c’est tout l’intérêt du roman, un paramètre difficile à anticiper pour ces voleurs va être celui de l’intervention d’un hélicoptère pour permettre aux forces de l’ordre d’améliorer leur traque des voleurs.

Portraits du jeunesse  désoeuvrée

Johary Ravaloson prend le temps de décrire les membres de cette bande de jeunes désoeuvrés. On découvre des personnages marqués pour les plus charismatiques d'entre eux par une forme de nihilisme. N’hésitant pas, par une action d’éclat, à choisir la mort plutôt que l’enfermement… Tibaar, le plus jeune du groupe assiste impuissant à l’exécution de ses compagnons. Par les hauteurs qui surplombent le lieu de l’affrontement, Tibaar s’extrait miraculeusement des griffes des forces de l’ordre, avec l’aide d’un papangue, sorte de milan malgache. La plume de Ravaloson est si sensible, si maîtrisée, si proche de ces jeunes délinquants qu’on se prend d’empathie pour ces personnages froidement abattus par la police. Il y a dans cette première phase du roman, une poétique sur la violence sourde qui, dans cette campagne reculée de Madagascar, fait étrangement écho au texte du guinéen Hakim Ba, Tachetures (Editions Ganndal). Il y a nihilisme. 

Des voleurs de zébus à l'intrigue de succession

Deux histoires se superposent pourtant. Au forfait des Dahalo (voleurs de zébus), Johary Ravaloson oppose une histoire plus ancienne. Celle du bannissement d’un nouveau né au sein du clan des Baar. Sur fond d’intrigue, d’héritages, de manipulation de Markrik, un des tous premiers cadres formés à la sauce occidentale, successeur naturel du chef traditionnel des Baar et qui nourrit de nombreuses ambitions à cheval entre deux mondes. Le nouveau né étant selon les oracles de ce clan porteur de malédictions mais aussi un prétendant à la succession, Markrik qui est en même temps le père de l’enfant, veut à tout prix la mort de l’enfant.

Quand j’ai dit tout cela, je n’ai rien dit. Car, tout l’art de Johary Ravaloson  est dans la construction de son histoire, dans les rapprochements de ces séquences de narration qui au début de la lecture  peut faire penser à des nouvelles totalement indépendantes. Quel lien peut-il y avoir entre ces jeunes voleurs de zébus et les intrigues de palais de Markrik? Il faut le lire.

Des mondes qui s'effondrent encore…

J’aimerais souligner les nombreux points forts de ce roman. La première force de ce roman réside dans la spiritualité qui sous-tend le propos de Johary Ravaloson. Un des personnages au centre de ce roman est un prêtre Baar dont la prise de parole ou la réflexion explique l’empreinte spirituelle de ce roman. Un ancrage dans le culte des Ancêtres, dans l’animisme sous tend le propos de l’auteur malgache. Cet ancrage se traduit aussi par une description minutieuse et profonde des us et coutumes baar avec des points de notre point de vue actuel ne manqueront pas d’interpeler le lecteur. Comme le fait que les enjeux communautaires priment sur la vie d’un nourrisson qu’on est prêt à livrer à des fourmis dévoreuses. Ce qui d’une certaine manière n’est pas sans me rappeler le propos de Chinua Achebe où les igbos pour les mêmes raisons allaient abandonner des bébés jumeaux dans le bois sacré à la merci des bêtes sauvages, pour l’intérêt du clan.

Johary RavalosonJohary Ravaloson fait toucher au lecteur le poids de certains choix communautaires, le prix du bannissement et de l’exclusion mais aussi l’émergence d’une singularité, de l’individualisme. C’est une détermination à malgré tout être en quête de l’amour et du regard favorable des autres. Des interrogations de la fatalité, son sens. La figure de Tibaar va donc très intéressante à suivre. Ce roman est tellement riche. J’aborderais deux autres points :

L’écriture est totalement au service des personnages. Elle est poétique et je l’imagine portant la langue des Baar (si ce groupe ethnique n’est pas une fiction), la philosophie de ce peuple. Elle porte avec la même exigence chaque phase du roman.

Le travail d’orfèvre de Ravaloson s’exprime aussi dans la conclusion du roman et dans les perspectives extrêmement ouvertes qu’il propose à ses personnages avec une interaction entre le mythique et le temporel. 

Que dire d’autres? Beaucoup. Mais je suis sur un blog régi par des règles de publications. Donc, je vous prierai de vous faire une idée et de parler de ce roman autour de vous. Un texte qui sera publié aux éditions réunionaises  Dodo vole.


Johary Ravaloson, Vol à vif
Editions Dodo vole, à paraître en février 2016

Source photo – Vents d'ailleurs

Coeur d’Aryenne de Jean Malonga

coeur d aryenneLe Congo est encore une colonie française, l’homme Blanc y est maître, tout-puissant, libre d’exploiter les ressources du pays en même temps que ses ressources humaines, avec la bénédiction du prêtre qui se charge d’inculquer aux autochtones que le Blanc représente leur salut : il leur apporte la civilisation, il leur apporte aussi le salut par la foi. Le climat de peur instauré conjointement par la menace de l’Enfer et la puissance des armes de l’homme blanc garantit au colon la soumission des Noirs dont la priorité est désormais de sauver leur peau. Mais la conscience du pouvoir et l’avidité sans bornes qui incite toujours à posséder plus alors qu’on en a déjà trop, poussent parfois à la folie, pour ne pas dire à l’inhumanité. Si Roch Morax avait un cœur, celui-ci devient un roc, inapte à être sensible, ni même à être reconnaissant des bienfaits reçus.

Roch Morax est le Blanc qui règne à Mossaka et ses environs, dans le Nord du Congo-Brazzaville, une région inondée une bonne partie de l’année, de sorte que les déplacements ne se font qu’en embarcation. Ses affaires sont florissantes : vente d’ivoire, de caoutchouc, de produits de la chasse et de la pêche… Ses désirs sont des ordres. Ses ordres doivent être exécutés avec la plus grande diligence, même au péril de sa vie. Qu’est-ce que la vie d’un Nègre de toutes façons, pour Roch Morax et ceux qui lui ressemblent, sinon qu’elle doit servir au bien-être du Blanc ?

Autant les Noirs sont considérés comme des êtres inférieurs, indignes de la moindre considération de la part du Blanc, autant lorsqu’il s’agit d’assouvir une lubricité intempestive, la femme noire, et bien souvent la jeune fille noire, devient une denrée dont Roch Morax ne peut se passer. Des vierges lui sont livrées, car le bonhomme a les moyens d’obtenir tout ce qu’il désire, toutes celles qui ont le malheur de lui plaire deviennent siennes, même s’il s’agit de la femme de son dévoué serviteur, son sauveur même.

Personne ne restait jamais longtemps au service des Morax à cause de la cruauté du maître, sa femme notamment avait du mal à trouver un cuisinier. Yoka, de la tribu Likouba, finit par accepter. C’est un excellent cuisinier qui a fait ses armes à Brazzaville. Il est marié avec la fille du chef du village de Mossaka, Dongo. Tous deux ont deux enfants : un fils, Mambeké, sportif hors pair, et une fille, Omboka. Le couple blanc de son côté a une fille, Solange. Interdiction formelle est faite à Solange et Mambeké de se fréquenter. Mais la jeunesse n’a aucune considération pour les préjugés, les deux enfants se voient en cachette et échangent leurs savoirs. Solange, qui a environ dix ans, apprend à lire et à écrire à Mambeké qui en a douze. Lui, en retour, lui apprend à nager, à pêcher etc.

Un jour, Solange est entraînée dans les flots du grand fleuve, et serait morte si Mambeké ne s’était pas jeté à l’eau pour la sauver. En remerciement, Roch Morax fera emprisonner sous des prétextes fallacieux son dévoué serviteur Yoka, le père de Mambéké, pour pouvoir mieux jouir de sa femme qu’il trouve irrésistible. Le petit Mambéké est battu puisque l’on découvre que les deux enfants continuaient à se voir, et Solange est envoyée au couvent à Léopoldville, ancien nom de Kinshasa. Roch Morax peut désormais donner libre cours à ses excès, au grand désespoir de sa femme qui, découvrant la conduite ignoble de son mari, se laisse mourir.

malonga_jean0127r4Prendre la plume pour écrire, à cette période de l’histoire, n’est pas une petite chose. C’est même une responsabilité dont Jean Malonga, premier écrivain congolais, est conscient. Il veut montrer l’hypocrisie ou la mauvaise foi qui consiste à faire croire qu’on ne s’installe en Afrique que par pur dévouement, pour apporter la ‘‘civilisation’’ à des êtres humains qui, donc, avant le Blanc, n’avaient pas de vie, n’étaient pas organisés, ne savaient rien, bref étaient dans la nuit totale ! Il a voulu donner la mesure des abus qui ont été commis pendant la période coloniale : ce ne sont pas seulement les richesses du pays qui sont pillées ; mais les vies privées qui sont bafouées, les viols qui sont commis sans que personne ne s’en émeuve, pas même les soi-disant hommes d’église, constituent des faits plus révoltants encore.

Des petits Métis, œuvre de Roch Morax, naissent comme des champignons de jeunes filles qui ne sont encore elles-mêmes que des enfants, qui voient leur avenir compromis : qui acceptera de les épouser ? Qui s’occupera de leurs enfants ? Un tout petit nombre de géniteurs blancs acceptent de reconnaître leurs enfants métis ou les traitent avec dignité, comme on peut le voir dans la saga d’Aurore Costa, Nika l’Africaine, dans laquelle le Blanc Manuel pleure sa Négresse Kinia, l’amour de sa vie, et fait tout pour récupérer les deux filles qu’elle lui a données. Je lis avec d’autant plus de plaisir un roman que celui-ci provoque un agréable télescopage dans mon esprit : des scènes de différents romans se croisent dans ma mémoire, tel personnage me fait penser à tel autre et je me laisse entraîner dans une ronde dans laquelle des romans que j’ai appréciés, écrits à différentes époques, par différents auteurs, me tiennent la main : Outre Nika l’Africaine, c’est aux Montagnes bleues de Philippe Vidal, avec la scène du sauvetage de l’enfant du maître, que je pense, c’est de Noir Négoce d’Olivier Merle, dont je me souviens, roman dans lequel on voit l’amour naître entre Blancs et Noirs, à une époque où les peuples ne sont pas encore prêts à une union entre personnes de couleur différente. C’est surtout à African Lady, l’excellent roman de Barbara Wood, que je pense, et il n’en faut pas plus pour que mes doigts se mettent tout de suite en action, pour aller sortir ce roman et relire certains passages chers à ma mémoire. Je pense bien que c’est le roman que mes doigts ont caressé un nombre incalculable de fois, suivi en cela par Au bonheur des Dames de Zola… Je m’égare !

Revenons à Jean Malonga. Tout le monde ne se ressemble pas, tous les Blancs ne sont pas des Roch Morax. Comme le dit si bien Henri Djombo dans sa préface, Cœur d’Aryenne, comme toute œuvre littéraire, « dépeint l’homme non seulement dans ce qu’il a de bestial mais aussi dans ce qu’il a de noble ». La femme de Morax ainsi que sa fille Solange ont plutôt un cœur généreux et c’est sur la jeunesse que se porte l’espoir de Jean Malonga, espoir en l’avènement d’une Humanité faite non d’Aryens, c’est-à-dire de gens qui se considèrent supérieurs, avec d’autres qui passeraient pour inférieurs, mais faite de personnes qui se respectent, qui peuvent s’aimer librement, se compléter, comme le symbolisent Solange et Mambeké, que le destin met sur la route l’un de l’autre. Les nombreux kilomètres qu'on a ménagé entre eux ne les ont pas empêchés de se retrouver… et de s’aimer.

Enfin cette œuvre qui marque la naissance de la littérature, en 1953 (ou en 1954 ? Les sources sont parfois contradictoires, comme on peut le voir dans un numéro de la Revue Notre Librairie, consacré à la littérature congolaise, qui indique 1953 comme année de publication de ce roman dans la Revue des Editions Présence Africaine, puis fournit une autre date quelques pages plus loin : 1954), cette œuvre, disais-je est enfin disponible, grâce aux Editions Hémar et Présence Africaine. La volonté de voir cette œuvre rééditée est née à la suite de la célébration des 60 ans de la littérature congolaise, fin 2013.

Jean Malonga distille dans le texte français des expressions typiques du Nord du Congo. C’est une œuvre que j’aurais aimé intégrer à mon corpus lorsque j’ai publié L’Expression du Métissage dans la Littérature Africaine, puisqu’il s’agit du premier roman congolais, et que déjà son auteur manifeste le désir de faire honneur à la culture de son pays, à ses coutumes, à ses langues, en particulier le Likouba, que Solange, la jeune française, apprend et parle avec aisance. Là encore, je pense à Noir Négoce où le héros du roman, motivé par l’amour, se met à apprendre le wolof en un temps relativement court pour pouvoir communiquer avec sa princesse noire sans intermédiaire. Pour terminer avec les comparaisons, l’intelligence de Mambeké peut faire penser à celle de Christian, le héros des Montagnes bleues. Sa capacité à assimiler les connaissances, à mémoriser les textes ahurissent, c’est le mot, le Père Hux, qui n’aurait jamais soupçonné de telles capacités chez un Nègre.

J’ai aussi aimé la dose d’ironie dont Jean Malonga habille son texte. En voici un exemple :

« Il paraît que cette insouciance invraisemblable de laisser deux enfants, deux gamins ensemble, surtout de race différente – une blanche, c’est-à-dire une maîtresse, et un petit nègre qui n’est autre chose qu’eun vil objet – était un grand crime, une atrocité sans nom au yeux du « bon » Père Hux. Comme cela se devait, il avait d’abord fait un sermon sentencieux à Solange, puni sévèrement Mambeké et averti les parents inconscients et coupables de ce lèse-humanité aryenne. – Ma petite Solange, avait susurré l’apôtre de la fraternité humaine. Ma petite Solange, mais tu es extraordinaire. Comment oses-tu te faire conduire en pirogue par un petit Nègre tout sale ? N’as-tu pas peur de te voir jeter à l’eau par ce sauvage qui se régalera ensuite de ta chair si tendre ? N’as-tu pas peur de te contaminer de sa vermine ? Je ne te comprends pas, mon enfant. Non, réellement, je ne peux pas arriver à te comprendre. Oublies-tu donc que tu es une Blanche, une maîtresse pour tous les Nègres, quels qu’ils soient ? Il faut savoir garder ses distances, que diable ! – Mais mon Père, avait essayé de protester l’innocente Solange. Mais, mon Père, Mambeké est un garçon très habile. Il manie la pagaie mieux que tous ceux de la factorerie. En outre, il est poli, correct, discipliné et ne m’a jamais rien dit de méchant. Il se couperait lutôt la main que de me voir souffrir. Je m’amuse énormément à son bord. »

(Cœur d’Aryenne, pages 22-23)

Liss Kihindou, l'article est tiré de son blog Valets des livres

Jean Malonga, Cœur d’Aryenne, Editions Hémar et Présence Africaine, 2014, 192 pages, 7 €. Première publication Revue Présence Africaine 1953.

Quand Théo Ananissoh évoque Sony Labou Tansi

Cette année 2015 est vraiment très riche sur le plan littéraire francophone. Elle est source d’une certaine frustration aussi pour moi. J’aimerais tant donner la parole à nombre d’auteurs qui animent par leurs publications cette seconde rentrée littéraire : Gaston-Paul Effa, Charline Effah, Eugène Ebodé, Kangni Alem, Théo Ananissoh, Mohamed Mbougar Sarr, Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou, Hakim Bah… 

Ananissoh romanIl y a aussi toute cette ambiance autour de la figure passionnante de Sony Labou Tansi. L'homme de lettres congolais est décédé, il y a 20 ans, déjà. Plusieurs rencontres auxquelles j'ai pu assister autour de Sony Labou Tansi m'ont données de reconsidérer le personnage. Loin de la figure aigrie et clivante que nombre de congolais ont connu à la conférence nationale, le Sony dans ce monde littéraire est tout autre : un personnage aux propos engageants, vrais sans réelle retenue. Depuis le début de l’année, j’entends un homme en véritable dialogue avec d’autres. Pas un écrivain frustré et isolé dans la tour d’ivoire de ses écrits.

Le nouveau roman de Théo Ananissoh consacré à Sony Labou Tansi s’inscrit réellement dans ce portrait engageant qui chaque jour est enrichi par tous ces témoignages de personnes l'ayant cotoyé. Ici, toutefois, les mots viennent du Togo. Celui qui témoigne est Charles Koffi Améla, un professeur de lettres classiques, latiniste impénitent, spécialiste de l’époque romaine. L’homme de lettres togolais a rencontré Sony Labou Tansi au cours d’un long voyage commun aux Etats Unis. Les deux hommes se sont pour l'occasion apprivoisés, se sont découverts et ils ont fini par sceller un pacte. Quel est-il ? Pour le savoir, il faut lire Le soleil sans se brûler de Théo Ananissoh.

Dans ses incessants retours au Togo, le personnage narrateur ici nommé Théo, ressemble beaucoup au profil du romancier. On est en 1995. Le narrateur vient de terminer une thèse de lettres sur Sony Labou Tansi et il profite de son séjour à Lomé pour rendre visite à son ancien professeur, Charles Koffi Améla qui vient de sortir de prison.

Autofiction, dire le faux pour exprimer le vrai ?

La première phase du roman oscille à la fois entre les échanges strictement littéraires entre l’élève et son ancien mentor. Sony Labou Tansi vs Ahmadou Kourouma. Le propos libre d’Améla, dans une discussion de salon, lui permet de présenter sous un jour surprenant et critique son ami Sony. Il peut parler vrai. Enfin, vrai si cela est possible puisque techniquement Charles Koffi Amela n’existe pas (j’ai fouillé sur Google). Amela Edoh Yao lui, est bien réel. Cette petite recherche sur Google a remis en cause les certitudes dans lesquelles le très beau récit d’Ananissoh me conduisait. Mais ce n’est pas un récit. C’est un roman. Une autofiction. Comment démêler le vrai, de l’envisagé, du supposé. Théo Ananissoh a-t-il discuté de Sony Labou Tansi un jour avec Amela ?

Photo Théo Ananissoh – copyright C. Hélie

Ce qui est finalement essentiel, c'est d'observer le dispositif que Théo Ananissoh met en place pour évoquer Sony Labou Tansi avec plus de liberté.

J'avais accordé foi à des écrits bâclés, livrés avec hâte et sans réflexion véritable. Ces romans de la fin sans queue ni tête, ces pièces de théâtre annuelles qu'avaient financées quatre, cinq ans de suite un festival à Limoges, en France… Facilité, politique, manipulation…

p. 21, éditions Elyzad

Soyons juste. J'ai été séduit, épaté même, je l'avoue, par Sony. Aux USA, lors de nos discussions interminables, et ici, en 1988. Il a le sens des formules, Sony. Ca fuse, et cela plaît. Il a secoué les gens ici, lors de son passage. Il les a saisis. Mais (soupir), c'est finalement qu'un perroquet.

p. 32 Ed. Elyzad

Je parlais d’oscillations dans la narration de Théo. S’il y a discussion sur Sony Labou Tansi, il y a aussi une observation très discrète du professeur Amela par Théo. Sans être dans une révérence forcenée, il échange avec beaucoup de respect avec cet homme déchu, ayant perdu sa superbe, vivant dans des conditions extrêmes, ayant goûté aux geôles malodorantes de Gnassingbé Eyadéma. Un peu comme dans Ténèbres à midi, un précédent roman de l'écrivain togolais, se dessine le portrait d'un homme broyé par un système politique impitoyable. La prouesse comme toujours chez Ananissoh, c’est que tout cela n’est jamais dit de manière frontale. Mais par des observations, avec une science portée sur le détail, qui je dois dire, comme chez Nimrod sont un régal pour le lecteur patient. J’aimerais juste sur ce point du détail, dire quelque chose de nouveau apparait dans la narration : une forme de jugement chargé de mépris. C’est assez étonnant. Il y a quelque chose de très subjectif, je pense quand il écrit le texte suivant à propos d’un haut fonctionnaire :

« Il a choisi, comme Améla, un demi-poulet rôti accompagné de frites qu'on lui sert dans une assiette à part. Le maître d'hôtel apporte lui-même deux tubes de ketchup et de mayonnaise. C'est pour Térémé dont il connaît le goût. Celui-ci dépose à l'ombre du demi-poulet une portion généreuse de chaque sauce qu'il mange comme ceci : il prend avec les doigts trois ou quatre frites, les plonge dans l'une puis dans l'autre sauce, et introduit le tout en une fois dans sa bouche. Le geste est adroit. Il enfonce et pivote en même temps les frites afin de les couvrir d'une bonne couche de ketchup et de mayonnaise. Il faut de l'application, je pense. Il s'occupe ainsi environ une minute sans plus parler. C'est ensuite qu'il se saisit de la fourchette et du couteau et entame le demi-poulet. Alors seulement, il revient à Améla et à moi. Il mange de cette façon dans les nombreuses rencontres de la Francophonie. Il s'alimentait de la sorte avant d'être promu aux fonctions qu'il occupe »

p.72 Ed. Elyzad

Sony, instruit ou pas ?

Sciemment, je n’aborderais pas la seconde partie du roman. J’aimerais juste dire qu’on termine ce roman, quand on s’est laissé un poil embarquer par le savoureux professeur Améla, avec une pointe de colère ou d’impuissance, selon l’humeur du lecteur. Les bonnes questions qui interpellent le lecteur ne sont pas tellement celles de savoir qui de Kourouma ou Sony Labou Tansi fut le plus instruit, le plus brillant, le plus original. Cette affaire de l’instruction pose problème. Construit sur les fondements de la culture kongo, peut-on dire que Sony Labou Tansi n’était pas instruit parce qu’il ne s’était pas suffisamment nourri aux références occidentales de la littérature moderne et peut-être trop influencé par Garcia-Marquez ? C’est naturellement de la provocation venant d’Améla. C’est peut être aussi le regard entre deux intellectuels arc-boutés sur deux postes d’observation du monde : Le latin et le kongo.

Au fond, la question qui importe pour Ananissoh est celle de cette relation complexe entre intellectuels africains et un pouvoir local qui les consume sans tenter de mettre un minimum de forme car là, seule compte l’allégeance complète et définitive, et une élite française qui sublime certains de leurs discours, car au final, elle finance et expose selon leur bon désir ces intellos dépendants. C’est ce qui se dégage du final de ce roman passionnant. Après lecture, on pourra peser le pour et le contre, mais il sera difficile d’ignorer ce texte engageant.

Laréus Gangoueus

Graceland, une plongée dans Lagos avec Chris Abani

Graceland_omsl_2Voici un roman d’une grande intensité qu’est celui que nous propose Chris Abani avec Graceland. Décidément la littérature nigériane est d’une incroyable richesse ; pensons au merveilleux roman de Sefi Atta, Le meilleur reste à venir. La plume de Chris Abani immerge le lecteur dans un Lagos des bidonvilles où les violences esthétique, architecturale, hygiénique et sans escamoter bien sûr celle de ses locataires d’infortune, cèdent parfois son monopole scénique à quelques oasis de chaleur humaine. Moi qui désire tant goûter une escale dans cette mégalopole, j’ai bien peur que toutes mes velléités de ballades joyeuses sifflotées ne soient vaines.

Chris Abani a ce talent rare d’un peintre des mots qui vous saisissent à la gorge ; page après page le lecteur oublie son quotidien et s’en va fouiller dans ce Lagos où foisonne une vie interlope des plus tenaces. Quelques mots sur ce grand écrivain. Né en 1966 au Nigeria, Chris Abani a écrit son premier roman à l’âge de 16 ans. En 1985, il est jeté en prison au motif que ce livre aurait inspiré un coup d’Etat (finalement manqué) contre la dictature en place. En 1987 et 1990, il est à nouveau emprisonné pour « activités subversives » contre ladite dictature. Il a publié trois romans : Masters of the Board (1985), Graceland (2004), The Virgin of Flames (2007), et deux nouvelles : Becoming Abigail (2006) et Song for Night (2007), mais également quatre recueils de poésie. Son œuvre lui a déjà valu plusieurs prix littéraires. Malheureusement seuls Graceland et Le corps rebelle d’Abigail Tansi ont été traduits en français. Espérons que son éditeur en France, Albin Michel, ait l’initiative heureuse de traduire l’ensemble de ses écrits. Actuellement, Chris Abani est professeur associé à l’Université de Californie.

Graceland relate la vie d’un gamin de seize ans, Elvis, qui dans les années quatre-vingt vivote à Maroko, ghetto de Lagos peuplé de marabouts, de 4879717129_cfd277de33_zprédicateurs et de voyous. Héros infortuné, il gagne quelques piécettes auprès des touristes en imitant son idole, Elvis Presley. Un jour viendra son tour : posséder son Graceland comme Presley détenait le sien dans le Tennessee. Cela grâce à ses talents de danseur bien sûr. Parole d’Elvis ! Mais dans l’immédiat il faut survivre au jour le jour. Que le temps était bon il n’y a pas si longtemps dans cette petite ville de province quand il était auprès de sa mère bien aimée, Béatrice, et de son aïeule, Oye, la « sorcière » protectrice. Certes il y avait son père, Sunday, qui ne cessait de le brutaliser, mais la vie y était tout de même douce. Deux malheurs ont mis un terme à cette existence paisible : la mort de sa mère et la ruine de son père après sa défaite aux élections législatives. Ce père alcoolique dont la décadence le dégoûte. Maintenant, il lui faut se battre au jour le jour, devenir un homme. A son grand désespoir, il doit mettre entre parenthèse sa « carrière » de danseur pour aider sa détestable marâtre à l’entretien du foyer. Décrocher des jobs plus sérieux et surtout plus lucratifs devient urgent. Faut-il qu’il accepte les boulots que lui propose son ami Redemption ? Il est certain que le trafic de drogue et autres commerces inavouables peuvent lui offrir un trajet direct dans une cellule des terribles geôles du pays. Mais ces petits extra sont généreux en nairas. Qui plus est, Redemption est protégé par le colonel, symbole d’un Nigeria militaire corrompu jusqu’à la racine et d’une violence assassine aveugle. Peut-être vaudrait-il mieux écouter le King roi des mendiants : ses conseils de ne pas s’écarter de la légalité ont du bon et ses discours sur la place publique à l’encontre de la dictature sont séduisants. Pendant ce temps son père n’a de cesse de lui rappeler entre deux pichets de vin de palme l’importance du clan, de la lignée propre aux Ibos auxquels le gamin appartient et doit faire honneur. Mais que reste-t-il de cette soi-disant solidarité clanique dans ces taudis où la règle serait plutôt « chacun pour soi » ? En plus, les atrocités de la guerre du Biafra ont mis à mal ce code d’honneur séculaire.

Chris Abani a écrit un formidable roman avec des thématiques multiples : nation en décadence ; citoyens meurtris à l’avenir mutilé ; jeunesse en déshérence, survivance des plaies purulentes de la guerre ; temps anciens aux traditions foulées aux pieds. L’auteur alterne dans des chapitres courts, temps heureux _ l’enfance d’Elvis _ et temps présents _ sa vie dans les taudis. Chacun d’entre eux est précédé d’une recette de cuisine ou pharmaceutique des Ibos et d’un court exposé sur les significations culturelles notamment ésotériques de la noix de cola, élément essentiel à ce peuple auquel l’écrivain appartient. Chris Abani a la générosité de celui qui invite le voyageur à connaître les coutumes de son foyer auprès de sa famille native. Lire Graceland est une aventure qui serait regrettable de bouder. C’est une œuvre qui ne peut que difficilement être oubliée. En outre, la qualité du style est récompensée par une traduction heureuse du Pidgin au français. Chapeau l’écrivain !

Abani Chris, Graceland, (2004), Albin Michel, 2008, 420 p.

Hervé Ferrand

L'Afrique des idées est partenaire du Festival Nollywood Weeks qui aura lieu à Paris du 4 au 7 juin 2015

Kangni Alem, La légende de l’assassin

KangniAlemTiBrava, 14 octobre 1978, à la plage, un homme, mains ficelées dans le dos, et le buste attaché au tronc d’un cocotier, fut exécuté pour avoir décapité un jeune imam, Bouraïma. Cet homme-là s’appelait K.A.

TiBrava, 21 avril 2012, un homme, couché sur le dos dans une pièce vide aux trois quarts, se trouve bousculé dans sa conscience au soir de sa carrière d’avocat. Cet homme-là s’appelle Apollinaire.

Voilà, un peu sur le modèle cinématographique, les deux plans qu’offre La Légende de l’assassin, le nouveau roman de l’écrivain togolais Kangni Alem. Question : qu’est-ce qui réunit ces deux plans ?

D’abord l’espace : TiBrava, on le sait déjà, fait partie de la mythologie personnelle de l’auteur. TiBrava est Togo, TiBrava est partout, espace gonflé ou dégonflé (c’est selon !),  par la fiction et l’alchimie des mots dont seul l’auteur détient le souffle. Espace symbolique, tantôt minuscule comme Lomé, tantôt grand comme le monde. Espace élastique comme la rivière Rukarara chez Scholastique Mukasonga. La Légende de l’assassin apporte sa part de mythe au TiBrava de Kangni Alem, avec une peinture de nos modernités urbaines – surtout de Lomé ? – où s’enracine de plus en plus une curieuse civilisation de l’insulte ! À qui la faute ?

Ensuite l’intrigue : le premier plan donne à voir un K.A., Koffi Adjata, figure réelle dans la mémoire collective du Togo. Le second plan offre un personnage de papier, Apollinaire, qui sera le donateur du récit comme dirait Barthes. Entre les deux, un lien. Apollinaire fut, en 1978, l’avocat commis d’office à K.A.

On aura enfin compris : comme des fleurs du mal, fiction et réalité poussent ensemble dans ce nouveau roman de Kangni Alem. Son narrateur, à la gueule comparable à celle de Haroun de l’Algérien Kamel Daoud, se présente dès le départ :

"Je m’appelle Apollinaire, j’ai soixante-dix ans, un diabète, du cholestérol et je fais de l’hypertension".

Quelques pages plus loin, il ajoute :

"J’ai le même rapport avec le droit que celui que j’ai avec mes maîtresses. Je préfère, la plupart du temps, la manipulation à la sincérité des sentiments".

Le décor ainsi planté, le narrateur va tenter de cerner davantage la figure de son client d’il y a 34 ans, de comprendre cette affaire qu’il a perdue à une époque où la récupération politique empêchait une investigation poussée et surtout dans un pays où  la langue des autres demeure la voie royale pour semer le désordre dans les têtes, et régner sur un empire tropical, hybride, fragile et au final frustrant.

Éviter les oripeaux langagiers, aller soi-même aux sources de l’information, se frayer un chemin entre rumeurs, mythes et légendes pour interroger sans passion le passé. Voilà ce qu’entreprend le narrateur de Kangni. Exercice qui ne débouche pas forcément sur la vérité – encore faut-il qu’elle existe ! –, mais révèle d’autres voix et d’autres figures comme celle du Révérend Gail Hightower.

Et le roman devient témoignages, regards croisés qui vont au-delà du crime particulier de Koffi Adjata, pour problématiser nos divers rapports au droit, nos formes variées de fanatismes, nos machines inhumaines de manipulation, nos dérives incroyables  de croyances religieuses, toutes nos machines d’intrigues et d’intolérances, qui n’épargnent aucune tête.

Têtes piquées sur fourches. Tête qu’on pleure et qu’on embrasse. Tête et corps séparés. Tête et corps réunis. La tête sans corps. Le corps sans tête. Crânes de chrétiens. Crânes de musulmans. Crânes païens, animistes. Crânes laïcs. Têtes miraculeuses qui repoussent au fur et à mesure qu’on les décolle. De quoi faire tourner la tête, derviche !

Ah il y a quelque chose de sanglant dans ce roman de Kangni !  La langue sûrement ! Cette langue colorée qui dit les choses avec distance, avec humour et avec dérision. Le lecteur, invité à pleurer-rire, se retrouve devant un écran où l’auteur projette des vies, des bouts de vies, des parts de mémoire et des transes existentielles. Véritable invitation à la réflexion et au voyage,  un voyage d’être à être pour un rendez-vous pris en février prochain, sortie officielle du livre.

Anas Atakora, article extrait de son blog Bienvenue dans mes monts

KangniAlem

Kangni Alem est un homme de lettresécrivaintraducteur et critique littéraire togolais, né à Lomé en 1966. Il est l'auterur de plusieurs romans dont Colacola Jazz qui a obtenu le Grand Prix littéraire d'Afrique noire en 2002 ou Esclaves paru en 2009 aux éditions JC Lattes

La légende de l'assassin, Kangni Alem, à paraitre en mars 2015 aux éditions JC Lattes

Jamal Mahjoub ou une quête identitaire dans le désert

 

Jamal-MahjoubD’emblée Jamal Mahjoub pose le décor: aucun compromis, aucune nuance, le Soudan est et sera toujours un pays de violence. Nulle commisération à espérer de ces terres burinées pétries dans la douleur d’un soleil implacable. Seulement survivre pour les hommes et les femmes qui ont le courage ou le malheur résigné de s’y débattre et à de rares moments à s’y exalter. Ici, se sont déroulées des guerres séculaires qui se poursuivent et n’auront de cesse de continuer entre un Nord, lieu de pouvoir, abandonné au désert, et un Sud guère plus charitable mais riche en minerais de valeur – un commerce qui a remplacé celui, séculaire, du bois d’ébène. Khartoum, capitale d’une nation soi-disant unifiée est le lieu d’oubli d’une élite prédatrice. Peu importe à celle-ci les files ininterrompues des nomades du désert qui fuient la sécheresse et la famine et s’entassent aux abords de la ville avec leurs dromadaires efflanqués, ultimes richesses. Peu leur importe les légions de pauvres hères qui par dizaines de milliers peuplent les ruines d’une cité à l’abandon. 

Dans ce décor de fin de règne, Tanner, un Anglais de vingt-cinq ans d’origine soudanaise, erre dans les rues et s’abandonne dans la lecture de vieux romans de gare, des jours et des nuits durant, dans une chambre exiguë à la touffeur infernale. Episodiquement, il se rend au bureau de son entreprise qui organise des missions dans le désert pour y trouver des richesses minérales enfouies. Venir se perdre dans ce pays de violences, oublié de tous, n’est pas l’aboutissement d’une quelconque ambition professionnelle mais la volonté de satisfaire ce besoin qui le hante depuis si longtemps, connaître ses racines, mettre des mots sur son métissage et pouvoir espérer enfin s’intégrer et renaître. Possédé par la langueur de Khartoum et sa pusillanimité, Tanneur hésite, se perd, recule, s’abandonne. Mais la venue de Gilmour, un noir américain quinquagénaire bien énigmatique, va mettre en branle ce désir d’identité et bien plus loin qu’il ne l’aurait jamais souhaité. Car Gilmour qui désire rejoindre une équipe de chercheurs explorant un sous-sol dans une partie perdue du sud du pays, va le mener aux confins de la raison, à l’endroit et au moment où le désir de violence et son acte naissent. Là où la vie, selon Gilmour, prend un sens. Dans le dénuement désertique, s’aventurant au plus près du centre sismique apocalyptique, les deux hommes vont faire l’expérience ultime sur le pourquoi de la vie, la raison de leur existence. Difficile à la lecture du cheminement de Tanner le conduisant à un paroxysme vital paradoxalement mortifère de ne pas penser au chef-d’œuvre cinématographique de Coppola, Apocalypse Now. Tant dans la forme que dans le suspens et dans la folie exacerbée qui page après page dans la deuxième partie du roman s’installe, le lecteur est emmené à un point de rupture qu’il pressent inéluctable.

     « Vois-tu, recommença t-il, toi et moi sommes semblables en ce sens que nous sommes issus d’origines opposées, de la fusion de la diversité. Nous sommes tous nés de l’intégration. C’est la seule solution. L’autre voie n’aboutit qu’à la destruction. J’étais là (…) lorsqu’au nom de la liberté ils décapitèrent Gordon. Cela a conduit aux pires famines qu’on puissent imaginer. Mais pis encore, j’ai vu à Verdun des hommes si saouls qu’il fallait les porter à leurs postes de combat. J’ai vu les enfants brûlés jusqu’à devenir des ombres à Hiroshima. Seul l’homme est assez cruel pour employer de telles méthodes. Dieu n’a rien à voir avec cela, il y a longtemps qu’Il a perdu le contrôle de la situation. » 239-240 p.

 

La navigation du faiseur de pluie est un roman magnifique et d’une fantastique intensité servi qui plus est par une prose d’une grande beauté. C’est un livre à s’y abandonner, peu importe les blessures inéluctables à la plongée abyssale dans l’âme humaine.                 

Hervé Ferrand

Jamal Mahjoub, La navigation du faiseur de pluie, Actes Sud, Collection Babel, 2006.

 

Nafissatou Dia Diouf ou la délicieuse utopie d’un nouvel accompagnement du patient

Posons le décor, évitons les introductions rébarbatives, décrivons les vibrations en nous générées par ce roman étonnant forgé par la très belle plume de la sénégalaise Nafissatou Dia Diouf. Posons le décor. La Maison des épices est un fort, un ancien comptoir bâti sur une haute falaise en pays sérère. Nous sommes au Sénégal. Dans un lieu chargé par l’Histoire, où par vagues successives des aventuriers, des militaires, des commerçants hollandais, anglais, français ou portugais y ont entreposés pacotilles, épices, esclaves en partance pour les Amériques, une équipe de médecins sénégalis décident, sous la férule d’une jeune femme déterminée, de reconstruire ce site à l’abandon pour y soigner des malades. Le docteur Aïssa N’Daw a pris le parti de réunir des philosophies de restauration physique et psychique différentes : la médecine traditionnelle sénégalaise et la médecine moderne. Ce cadre expérimental est un lieu où le malade, le sujet ne se résume pas à un lit, à un chiffre, à une donnée rentable.

C’est dans ce contexte qu’un chirurgien de renom, ayant fait ses classes en Loire-Atlantique, débarque avec un patient amnésique. Le docteur Yerim Tall. Quand commence le roman de Nafissatou Dia Diouf, ce médecin découvre l’équipe et l’esprit de la Maison des épices. Il est préoccupé par l’état de son patient. Ce chirurgien est dans une phase de rupture. Pourquoi est-il là, dans ce coin certes exotique, mais loin des grandes salles de chirurgie où, à coups de scalpel, il pourrait développer une carrière prometteuse. Le lecteur sent qu’il revient de loin et qu’il est lui même en reconstruction. Toute l’intelligence de la romancière sénégalaise va être de dévoiler progressivement, subrepticement les zones d'ombre et l'entêtement de cet intellectuel dont des éléments de vie lui échappent.

Vol au dessus d'une falaise

Etrangement, ou par un formidable concours de circonstance, j’ai revu hier le remarquable film du

cinéaste tchèque Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou. Et il est difficile de ne pas faire le lien entre les deux oeuvres artistiques. Certes, la maison des épices n’est pas, à proprement parlé, un asile psychiatrique. Mais, on retrouve dans ce roman la thématique de l’enfermement, les thérapies innovantes pour traiter les patients. Là s’arrête la comparaison. Nafissatou Dia Diouf propose une réflexion portée par un idéalisme prenant où médecins et guérisseurs travaillent dans une harmonie relative pour le bien être des patients. Harmonie relative, car, et c’est là toute la force du roman de la sénégalaise, elle arrive à brider ses personnages pour ne pas trop parfaire leurs rapports et rendre envisageable cette utopie. Ce roman pose des questions sur l’implication du médecin et, par de là l’individu, celle de l’institution dans le traitement du malade et la possibilité de créer un cadre cathartique pour la libération de l’individu. Et cette question passe au-delà de l’absence de finance qui est brandi par nombre de pouvoirs publics africains pour expliquer la déliquescence des hôpitaux hérités de la période coloniale.

Thérapie et mémoire

Au centre de notre roman, il y a ce personnage amnésique. Sans prénom. Sans nom. Sans histoire. Enfin, si. Une histoire dermique puisqu’il est métis. Qui est-il? Lui. Lui… Louis. Il vous appartient de découvrir la reconstruction délicate de ce jeune homme ayant perdu la mémoire en lisant l'ouvrage. Il est difficile de ne pas avoir une seconde grille de lecture. L’amnésie de Louis dans un lieu chargé d’histoire tue, ignorée, passée sous silence a quelque chose de délicieux. En lisant l’enfermement puis la possible renaissance du personnage, il est difficile de ne pas s'interroger sur le rapport qu’a le Sénégal aujourd’hui, mieux le Sénégalais, avec le passé. La Traite négrière et ses comptoirs. L’Ile de Gorée. Quels rapports ont les Sénégalais avec ce lieu d’histoire? Quel rapport ont-il avec le passé colonial? Avec Saint-Louis? Avec la soldatesque sénégalaise au service de la conquête coloniale du continent et de Madagascar? Louis est possédé. L’amnésie finit par être un refuge. Affronter les monstres, les crimes est trop douloureux. L’intervention d’un personnage inattendu, improbable, un peu comme Jack Nicholson dans le film cité plus haut, va permettre des possibilités nouvelles pour le jeune homme.

C’est quoi le bonheur?

Nafissatou Dia Diouf conduit le lecteur dans une quête existentielle. Pour ranimer la mémoire de Louis, l'entourage tente de donner un sens à la vie. Les développements qu’elle propose sont intéressants et sans aucune prétention. Elle déploie de très beaux échanges entre Louis et un personnage « joker » sur la spiritualité et le bonheur. Des questions extraites de l'adolescence qui font terriblement sens quand on réalise comment certains, aujourd'hui, profanent la vie, d’autres ont perdu tout goût à la vie. C’est un formidable roman écrit dans un style certes classique mais également parfaitement léger. La profondeur donnée à certains personnages est vraiment un plus. Je retiendrai particulièrement de cette lecture, le bonheur et la passion du Dr Aïssa N'Daw acquis dans son acharnement à remettre le patient au coeur d'un système de santé alternatif.  Belle découverte, je vous souhaite en pays sérère, la terre de Senghor. 

LaReus Gangoueus

La maison des épices, Nafissatou Dia Diouf  – Editions Mémoire d'encrier – Première parution en 2014

« Nafi Photo » par Pascal Boissiere — Travail personnel. Sous licence GFDL via Wikimedia Commons – 

Kgebetli Moele : Chambre 207

Au moment où commence la rédaction de cette chronique, force est de constater que ce livre initie plusieurs ravissements et questionnements à mon niveau. Pour de multiples raisons qu’il serait trop long d’expliciter, l’observation de cette couveuse installée sur la rue Van der Merwe, quelque part à Hillbrow, le fameux quartier de Johannesburg où sévit une violence unique sur le continent africain, cette obsevation disais-je, fut passionnante. Quartier dortoir, mal famé que ses habitants nomment pourtant la cité des rêves.  

Chambre 207, une couveuse 

Six jeunes sud-africains noirs, produits de la période post-apartheid, cohabitent dans une petite chambre miteuse, quelque part dans un immeuble d’Hillbrow. Ils occupent la chambre 207. Pour la plupart, ce sont des éléments rejetés de la grande université Witwatersrand de Johannesburg. Une sortie de route qui, pour nombre d'entre eux, est le résultat des contraintes pécuniaires lourdes imposées pour terminer un cycle d'études. Les ressources intellectuelles ne suffisent pas pour vous venir à bout du mastodonte universitaire censé vous faire toucher les étoiles et exploser le plafond de verre de cette société sud-africaine. Le personnage narrateur raconte en début de texte les profils de ces différents pensionnaires. Tous ne sont pas, cependant, des étudiants désabusés. Ils sont aussi, ethniquement parlant, une vision de cette Afrique du Sud plurielle. Même s’ils sont tous noirs. Sotho. Pedi. Zoulou. Tswana. Il n’y a pas de xhosa, élément intéressant puisque ceux-ci sont l’incarnation du pouvoir politique, valet de la puissance économique blanche. Pour rappel, le livre est paru en 2007 sous le mandat de Thabo  Mbeki.  Cette cohabitation est heureuse. Le dieu Isando règne sur les beuveries consolatrices. Comme toute jeunesse instruite, les pensionnaires de la chambre 207 refont l’Afrique du sud sans misérabilisme, sans désignation d’un coupable à leur sort.

Introspection d’une jeunesse sud-africaine qui se cherche

C’est en effet assez surprenant. Je réalise, en écrivant cette chronique, qu’à aucun moment, Kgebetli Moele ne fait porter au poids lourd du passé, la responsabilité de la situation de ces colocataires fantasques et épicuriens. Chose d’autant plus étonnante, car quand on lit John Maxwell Coetzee, Prix Nobel de Littérature, dans son désormais célèbre roman Disgrâce, les lourdeurs de l’apartheid sont particulièrement marquantes et la peur du lendemain est certaine. Nos anciens étudiants se questionnent sur la condition du Noir (débat singulier sur le continent africain), sa violence, son autodestruction. Aucune histoire ne justifie que des hommes violent un bébé de trois mois, laissent pourrir leur quartier, tirent sans raison sur une foule en liesse lors d’une soirée dansante. Du moins, c'est ce qu'ils se disent sans trop d'illusions. C’est en cela que Kgebetli Moele fait de la bonne littérature et fait des joyeux lurons de cette chambre, des personnages auxquels on peut s’identifier.

Précarité et confort

Il ne sera pas question ici de vous décrire ces personnages que sont Modishi, Molamo, Matome, D’Nice, Zulu-Boy et le narrateur Noko. Chacun cherche des opportunités avec les valeurs qui les guident. Le narrateur tente avec une certaine subjectivité de retranscrire ces figures incarnant une lutte pour la survie. Un combat féroce. Il décrit aussi les contraintes auxquelles ils sont tous soumis. Comme celle, très simple, de faire face aux échéances mensuelles d’un bailleur qu’on ne voit jamais mais qui possède à sa solde une armée d’esclaves pour récupérer son dû. C’est à peine métaphorique. La précarité sied. Le narrateur nous prend par la main pour nous faire marcher dans Hillbrow. Une ville que je me représente comme celle que m’avait décrite mon meilleur ami, likwérékwéré* de son état, comprenez étranger d’origine africaine, qui a failli y laisser sa  vie sur un trottoir. Kgebetli Moele aborde la xénophobie sans état d’âme de cette jeunesse par la bouche de Zulu-Boy.

Je pense que l’élément fort de ce roman, en dehors du style détaché, adapté au discours de ces jeunes, est finalement la sortie de la chambre 207, d’une zone de confort, et finalement d’Hillbrow que certains d'entre eux abhorrent. Et Kgebetli Moele réussit le tour de force de faire passer le lecteur dans une forme de réalité terrifiante. Un même espace. Une incubation commune. Les uns trouvent une voie. D’autres périssent. C’est poignant. C’est touchant. C’est une Afrique du Sud d’aujourd’hui. C’est la vie. C'est de la très bonne littérature.

A propos de cette relation charnelle qui lie JoBurg, Hillbrow à ses habitants :

Bienvenue à Johannesburg. Cette fois tu l'as vraiment sentie, ton sang a été versé et s'est mélangé à son sol. Toi et la ville êtes maintenant en parfaite connexion l'un avec l'autre. Ton sang coule dans ses veines et elle coule dans ton sang. 

Lareus Gangoueus

Chambre 207, Kgebetli Moele – Titre original Room 207 paru en 2006 chez Kwela Books -Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par David Koënig, en 2010, 269 pages

Songe à Lampedusa du poète ivoirien Josué Guébo

10451710_768057176549158_5873184964668294010_nJosué Guébo, lauréat du prix Tchicaya U Tam’si (2014), est un poète ivoirien dont la plume a élu domicile dans une île pour enfanter la parole. Parole poétique adressée aux lecteurs sous le titre Songe à Lampedusa.  Lampedusa justement, cette île, théâtre de l’immigration clandestine, devient dans les vers de Guébo une métaphore de notre monde. Un monde qui souffre, qui tangue sur les vagues de ses préoccupations existentielles. Un monde en rupture d’équilibre en quelque sorte !

Au-delà donc de la question de l’immigration, ce qui est sujet à réflexion dans cette poésie de Guébo, ce sont les rapports humains dans tous leurs états. Le poète questionne ici des réalités hautement complexes : qu’est-ce que l’Homme aujourd’hui  quand on sait que ni l’espace(le pays d’origine ou le pays d’accueil), ni la nationalité, ni la race ne réussissent  à nous définir tant nos rêves, nos aspirations, nos fantasmes les explosent en bien comme en mal. Sa définition toujours en friche, l’homme se voit donc en transit, en  mouvement vers l’ailleurs, vers l’autre. Cet autre aussi en mouvement, donc inévitable collision  d’humanités en rupture d’équilibre! Qui (re)connait qui ? Personne ! On attribue juste  à la va-vite et selon les mœurs et les humeurs du moment des parures à tel ou à un autre. Voilà pourquoi Josué Guébo réécrit, à loisir et avec ironie, le mythe d’Ulysse, le héros grec connu pour ses dix années d’aventures à la recherche de son équilibre, son foyer. Et le poète ivoirien de s’exclamer :

La guerre de Troie aurait bien lieu

Ulysse serait attendu l’arme aux poings par les garde-côtes

Il aurait l’air surpris

Qui part à la chasse perdrait sa race

De trop avoir erré sous les soleils Ulysse aurait la mine

D’un Soumangourou Kanté

Certains le prendraient pour Dieudonné  Mbala Mbala

p. 46 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

Songe à Lampedusa est une poésie qui interroge notre identité avec des éléments de mythes et des éléments historiques. L’homme trouve en face de lui son semblable mais aussi ses rêves et ses fantasmes. Et tous dans un mouvement de quête illusoire  de tranquillité, de bonheur. Mais alors comment gérer cette quête du bonheur sans piétiner, sans importuner l’autre ? Comment sauvegarder sa  tranquillité, sa sécurité sociale sans refouler outre mesure l’autre ? Josué Guébo nous pousse à ces interrogations essentielles. Son recueil fait de Lampedusa un raccourci de notre monde. Par-delà les immigrants et les garde-côtes, célébrant une bamboula dont ils ne sont pas forcément fiers; par-delà donc cette île,  il faut voir notre monde, ses leurres, ses lueurs, ses plaies et ses aises. Ce monde regardant ses tragédies (guerres, famine, naufrages…) comme si cela allait de soi :

Il y a pire qu’un radeau

A l’agonie

La terre oublieuse

D’être maternelle

p.7 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

Qu’il a raison le poète !  L’humanité s’oublie consciemment. Oubli programmé par les géopoliticiens et les capitalistes éhontés. Les solidarités se fabriquent sur mesure et sont dépourvues de tout sens humain. Le poète en est conscient, ses vers témoignent :

Nous ne voudrions

Du faux requiem

Des sympathies tardives

Ne voudrions des sourires de plâtre

A la rescousse

Des seules causes perdues

Ne voudrions des caresses langoureuses

Aux présences désertées

Ne voudrions de la poigne chaleureuse

Au matin consciemment

Refroidi.  

p. 14 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

La plume de Guébo étonne par son sens de la litote, sa force de suggestion et son style alerte.  Une écriture posée qui vientfaire écran (p.8) à cette île agitée que l’auteur met en scène dans une démarche artistique qui tient à la fois de la poésie et de la narration.

En effet, Songe à Lampedusa peut se lire comme un tout, un seul texte. Ses vers ne sont pas dits mais contés par un JE  poète-narrateur. Ce dernier livre son récit par touches poétiques, par bribes de souvenirs et de nostalgies, par  tranches d’exigences familiales qui l’ont jeté  dans les vagues de l’errance. Il connaitra la mer, le rêve, le radeau, l’angoisse et le naufrage. Une poétisation de tous les récits d’immigrants clandestins, qui emprunte à Césaire son usage agréable de l’anaphore :

Et nous monterait

L’écho du mal-de-mer

L’écho

Où cuveraient leur saoul

Toutes les colères séculaires

La tempête

Dans l’ovaire d’un naufrage

[…]

Et nous monterait l’antique nausée

Des cales

Le chancre blasphématoire

Des chansonnettes salaces

Et nous monterait

L’écho du mal-de-mer p. 14-15

A l’anaphore, il faut ajouter les belles allégories (surtout les pp. 16, 17) qui permettent des pauses-réflexions au fil des pages où le poète attire notre attention sur l’état honteux de notre siècle :

Rien n’exaspère

Rien ne révolte

Pas même les putes suçant des crucifix

Pas même les aveugles gourmands de strip-tease

Rien n’exaspère

Pas même des moustiques attachés-administratifs

Pas même des fesses galeuses sur un trône, p. 25

Le JE qui sert à l’énonciation poétique de Guébo ne joue pas seulement avec nos méninges, mais aussi avec notre cœur. Plus le texte tend vers la fin, plus la charge émotive devient grande : tragédies, amertumes et dérisions se côtoient dans des vers qui deviennent de plus en plus  directs, abandonnant même par endroits les enjoliveurs poétiques pour porter nue la réalité qui égrène des chiffres, des faits et des dates funestes :

3 octobre

Les radeaux lents des violeurs

De l’automne

Blessent les quais

[…]

3 octobre

Trois et dix

Trente

Trente et dix

Trois cents

Trois cents soixante-six

[…]

Ce 3 octobre

Entre l’eau et les flammes

Flottaient aussi des femmes, pp. 48-49

Si on peut lire Songe à Lampedusa comme une mise en vers d’un récit, il n’en demeure pas moins que cette œuvre reste un recueil de poèmes. Chaque page décline son poème dans une logique qui lui est propre. Une manière pour l’auteur de créer encore du charme : le lecteur se surprend, en effet, à mettre en rapport les différentes logiques des poèmes et à imaginer au fil du texte ce qui aurait pu être le titre de tel ou tel autre poème. Au final, ce texte de Josué Guébo est une poésie totale  ou plutôt comme le dirait A. Waberi c’est un voyage de mots qui se nourrit de multiples étreintes.

Josué Guébo, Songe à Lampedusa, Dakar, Panafrika/Silex, Mai 2014, 70 pages

Anas Atakora

CONGO Inc. ou la mondialisation vue par Jean Bofane

Cela faisait 6 ans déjà qu’on attendait un nouveau roman d’In Koli Jean Bofane, scribe talentueux venu de RDC. Son précédent ouvrage, Mathématiques congolaises, avait marqué les esprits par l’ingéniosité et la malice avec laquelle le romancier croquait les coulisses d’un pouvoir politique prédateur en République Démocratique du Congo. Il s’est appliqué à récidiver en déployant plus de facéties à décrire les impacts de la mondialisation sur son pays et la place centrale de ce dernier dans ces interactions économiques, politiques et militaires "mondiales". C'est surtout un regard sur les petits gens qui habitent dans ce pays broyé par ce système féroce, désormais incontournable.

Pour cela, Bofane choisit de camper son personnage central dans la figure la plus improbable pour être au cœur de ce parcours : Isookanga, un jeune pygmée ekonda.

BofaneBofane ou l’art du contrepied

En effet, quoi de plus surprenant que d’imaginer ce personnage atypique, au cœur de la forêt équatoriale, déjà marginal au sein de son clan du fait de sa « haute » taille toute relative, fruit des vagabondages sexuels de sa tendre mère. Isookanga est un marginal au sein de son clan ékonda. Ce dernier est lui-même singulier au sein des populations mongo du nord du Congo Kinshasa. Les ékonda sont de petites tailles et, par conséquent, assimilés aux pygmées. La rupture d’Isookanga avec son entourage n’est pas seulement morphologique. Le jeune homme est également très éloigné du respect que son peuple voue à son environnement naturel. Il est tout émoustillé par l’inauguration en grande pompe d’un pylône de télécommunications qui va relier sa localité au reste de la planète. Isookanga est un mondialiste et un mondialisant. D’ailleurs, le jeune est connecté à la Toile sur laquelle il joue en ligne sur Raging trade, un terrifiant jeu initiant de tendres teenagers en de féroces prédateurs de l’exploitation des ressources minières de part le monde. Avec un ordinateur portable volé à une sociologue belge de passage dans la région, Isookanga est un maître dans ce jeu simulant avec cynisme les effets pervers de la mondialisation…

En introduisant ce personnage qu’on aura du mal dans la suite du roman à situer comme « héros » ou« antihéros », Bofane illustre la technique extrêmement délicate du contrepied, que tennismen ou footballeurs connaissent bien. Elle surprend, enrage celui qui s’est fait prendre dans les méandres du stratège ou du dribbleur. Un pygmée pour être l’apôtre d’un modèle économique destructeur, quoi de plus improbable. Et pourtant, la mayonnaise prend.

Bofane ou la passion pour un pays et ses gens

Notre personnage se décide de tenter l’aventure de Kinshasa, loin d’une forêt dont les horizons sont bouchés par des troncs et feuillages d’arbres à perte de vue. L’arrivée d’IsooKanga dans cette mégapole de 12 millions d’habitants va permettre à Bofane de mettre en scène une multitude de personnages qui vont donner à la fois toute la saveur à ce roman, mais également plongé le lecteur dans l’âme, la joie et la souffrance d’un peuple. Naturellement, je ne vous dépeindrai pas tous ces personnages, extrêmement nombreux, faisant penser aux multitudes de solitudes qu'aimaient superposer feu Garcia-Marquez. Parmi ces gens, il y a les shégués. Les enfants de la rue de Kinshasa. Ce n’est pas la première fois que la littérature africaine traite cette question. Déjà, dans les années 60, Mohamed Choukri portait son propre regard sur l’enfance dans la rue. Enfant soldat, enfant sorcier, orphelins victimes de la guerre, les profils sont différents. Et pour les décrire, Bofane qui communique beaucoup d’émotions dans cet aspect du roman, n’hésite pas à présenter les choses avec bonne humeur. Modogo, l’enfant-sorcier. Shasha la Jactance, l’adolescente qui se prostitue. Omari Double lame, l’ancien enfant-soldat, Gianni Versace, l’amateur de griffes de vêtement… Isookanga recueilli par ces shégués ne verse cependant pas dans la compassion et l’empathie à l’endroit de ces enfants aux trajectoires si singulières. Il est un opportuniste obsédé par le désir de matérialiser son rêve de mondialisation.

Congo IncIsookanga ou la mondialisation des cynismes

Une des caractéristiques de ce roman, est le positionnement élargi des personnages. Mbandaka au Nord du Congo, Kinshasa, Kinsagani, New York, Chongkin, Vilnius. Autant de lieux. Une multitude de personnages. Congolais, Belge, Chinois, Uruguayen, Lituanien, Rwandais, Américain, Français. Les scènes de ce roman, les terrains d’action sont multiples. La RDC est naturellement au cœur de cette narration. Que ce soit de la terre à priori sauvage et « préservée » de la grande forêt équatoriale, que ce soit la mégapole Kinshasa, où les villages de l’est du pays, espace où règne l’arbitraire des Seigneurs de guerre, éléments supplétifs des Multinationales. Mais le Congo est au centre de la mondialisation, aussi l’intrigue se déroule également dans une ville secondaire mais pourtant tentaculaire de Chine ou à New York. Au-delà de cet éclatement géographique, la réussite de ce roman est dans le travail sur les personnages qui sont pour la plupart préoccupés par des questions obsessionnelles mercantiles et de domination. Quelle différence faire entre un haut fonctionnaire chinois employant toute sa puissance pour déposséder un individu, un seigneur de guerre congolais qui ignore ce que pitié et contrition signifient, un haut gradé lituanien des casques bleus corrompus jusqu’à la moelle ou un jeune ékonda dont l’unique ambition est d’exploiter – à quelle fin –les ressources de son espace.

Naturellement, on aurait aimé que Bofane creuse un peu plus les motivations de ce jeune homme. Isookanga n’a pas un Tintin, pas un de ces abrutis de première, il veut manger à la table des grands. Tout est une affaire de business. Ses valeurs sont plus américaines que mongo, plus consuméristes qu’animistes et respectueuses de l’habitat naturel qui lui a été transmis. D’une certaine manière, en nous sortant de sa forêt un pygmée capitaliste, Bofane se rit du monde dans lequel on vit. On aurait aimé qu’Isookanga soit plus vertueux, mais pourquoi le serait-il ? Le pygmée aurait-il le monopole du cœur sous prétexte qu’il vivrait à l’abri des ondes hertziennes et Wi-fi ? Si la corruption touche ce type d’individu, que restera-t-il des poumons de la terre dans quelques années. Il est mondialiste et mondialisant, il n’en a rien à battre de vos délires écologistes. Il veut sa part du gâteau. C’est un cynique.

Je retrouve là chez Bofane, une idée dans la construction de ses textes que j’avais déjà rencontrée dans son roman Mathématiques congolaises. A savoir qu’il ne connait ni le noir, ni le blanc, mais que le gris le passionne. Isookanga est complexe. Comme le Tutsi Bizimungu questionnera malgré les horreurs qu’il a commises quand par un monologue il transmettra un peu de son histoire.

 
LaReus Gangoueus


In Koli Jean Bofane, Congo Inc.
Editions Actes Sud, première parution en Mai 2014
Photo Bofane © Lionel Lecoq

Sami Tchak : L’ethnologue et le sage

L’ethnologue et le sage, publié en septembre 2013 aux éditions Odette Maganga du Gabon, est le huitième et dernier roman en date de Sami Tchak. Au contact du titre, j’ai pensé à Tchak défricheur d’espaces lointains comme le dit souvent Kangni Alem. Mais ma lecture donne un autre verdict, plus évident du point de vue du contenu de l’œuvre : Sami Tchak signe son retour au pays natal !

Dans ce roman où l’auteur peint les rapports complexes d’un ethnologue français et les villageois tem de Tedi, On retrouve aisément les traces de Femme infidèle, son tout premier roman. Plus que des traces, on a l’impression que certains éléments qui avaient été laissés en creux dans sa première œuvre, trouve subitement consistance et importance sous la plume de l’écrivain. La plongée dans l’univers tem est totale avec le langage, le nom des personnages et l’espace. Justement Tedi, ce qui lui sert d’espace, est un mot tem (langue des Temba, peuple du Togo, résidant majoritairement dans le Tchaoudjo, l’Alédjo et le Fazao) qui suggère déjà "l’habitat" et la description de ce tout petit village de moins de cent habitants, p.7, révèle aux lecteurs sa logique coutumière incarnée par le chef Wourou Tou et sa logique religieuse incarnée par l’imam Alfa Salifou. Ce qui n’est pas sans rappeler Tchavadi, le village décrit dans Femme infidèle. Et la démarche de l’ethnologue citant certains mots et expressions en tem avant de les expliquer en français rappelle aussi la démarche du narrateur de Femme infidèle. Ces deux aspects évoqués sont très développés dans L’ethnologue et le sage : on y rencontre beaucoup de mots tem, avec ce solide prétexte que c’est l’ethnologue narrateur qui les explique, on y voit également tout le récit se dérouler à Tèdi, cela focalise l’attention du lecteur sur cet espace contrairement à Tchavadi qui n’était que l’espace secondaire dans le premier roman.

Par ailleurs, ce roman de Sami Tchak est un conte merveilleux qui plonge le lecteur dans la vie des contrées paysannes avec ses ferveurs et ses frayeurs, avec ses certitudes souvent ridicules, parfois salvatrices. Loin des "secousses narratives" de ses autres romans, cet écrivain togolais étale ici un schéma narratif et une écriture dans lesquels on a plaisir à entrer délicieusement. Une écriture par moments éminemment imagée, calquée sur le modèle langagier tem un peu à la manière de Kourouma avec le malinké , surtout dans le discours du chef, comme cet exemple où il s’adresse à l’ethnologue :

J’ai fini de parler. Maintenant, à toi de lier ta parole à la mienne, si tu estimes que ce que j’ai dit ne mérite pas l’insulte de ton silence. Sinon, on arrête nos bouches et chacun va rejoindre ses rêves dans le ventre de sa chambre.

pp. 83-84

Loin aussi des secousses modernes des villes, l’auteur oppose ici un espace relativement tranquille où tout est régi par le chef et l’imam avant l’arrivée du mauvais larron l’ethnologue Maurice Boyer – il n’est pas si mauvais que ça à mon goût! Et c’est cela qui me gêne dans le parti pris du titre de cette œuvre. Deux protagonistes dont le premier est présenté par sa fonction (ethnologue) et l’autre par un qualificatif(le sage). Même si on peut comprendre que le titre du roman soit peut-être une façon tem de titrer certains contes, qui du chef et de l’imam dans ce roman peut se gargariser de ce statut de sage ? À moins que la sagesse dans le cas d’espèce rime avec la tyrannie et la partialité du chef ou l’hypocrisie et le subtil cynisme de l’imam. A cet effet, la trahison du corps – belle métaphore pour désigner la diarrhée à la p.109 – de l’ethnologue n’est-elle pas l’œuvre de cet imam qui quelques heures plutôt avait fait envoyer chez leur hôte un plat copieux ? Ou encore l’œuvre du chef considéré par les Tèdiens eux-mêmes comme un grand envoûteur (p.11) ? Tant ces deux personnages ont des raisons de s’en prendre à cet Anansara, ce Blanc, venu faire voler en éclats leur parcelle du pouvoir. Si l’auteur tait l’origine de la diarrhée subite du Blanc, c’est pour mieux installer le flou, lequel flou fouette l’imagination et vient s’ajouter au brouillage de frontières entre le réel, le rêve et le fantasme de tout ce qu’il fait faire et dire à l’ethnologue narrateur de son roman.

Bonne découverte à vous tous et souhaitons que L’ethnologue et le sage soit traduit en tem comme Femme infidèle pour rendre fidèlement les belles métaphores que la langue française peine à me faire avaler en bon tem !

Anas Atakora, un article extrait de son blog Bienvenue sur mes monts

Photo Sami Tchak © Armand Borlant

Littérature togolaise : où sont nos critiques ?

litterature_togo_Curieux dysfonctionnement que celui du champ littéraire togolais : abondance de production et absence totale de critiques ! Dysfonctionnement qui nous fait croire à tort ou à raison que la littérature togolaise se porte bien, puisque le catalogue des œuvres devient de plus en plus fourni. Seulement voilà : dans cette abondance de la production littéraire togolaise, la qualité n’y est pas toujours et personne n’en parle. C’est là où se trouve le danger pour la littérature togolaise. Nous manquons de critiques littéraires qui, par les outils littéraires, dissèqueraient les œuvres pour en sortir les qualités et les défaillances afin de permettre aux auteurs de se remettre en cause et aux lecteurs d’aller à l’école de la qualité littéraire.

Si nous parlons de manque de critiques littéraires, c’est peut-être mal dit, parce qu’il en existe. Enfin de par leur formation, beaucoup de personnes, notamment celles qui forment et celles formées aux départements de lettres modernes des universités de Lomé, de Kara et même d’ailleurs, sont généralement consacrées spécialistes de telle littérature ou de telle autre littérature. Mais pourquoi, diable, ne parlent-elles, ces personnes ? Pourquoi ? Nous ne trouvons à cela que trois raisons.

La première, la paresse intellectuelle. Autrement comment expliquer le silence des universitaires et de divers spécialistes de la littérature ? Ils ne parlent pas, parce qu’ils ne lisent pas, du moins les œuvres de la littérature togolaise. Ceux qui sont censés éclairer aussi bien les lecteurs que les écrivains, dansent la polka ailleurs que sur les fabriques de cérémonies littéraires. Et tout le monde rame et rame. Dans toutes les directions, on va ! De la complaisance à la médiocrité satisfaisante, des lumières aux ténèbres et vice-versa. La littérature togolaise ploie sous la confusion, parlez messieurs les spécialistes !

La deuxième raison, c’est que la critique littéraire ne serait pas payante, donc nos chers « formés pour » lui consacrent peu de temps, refusant de regarder l’intérieur de la nuit pour, soi-disant, éviter de signer la décapitation de leur porte-monnaie. Et la littérature togolaise en pâtit, surtout dans l’écriture de sa tradition, de sa mémoire. Hormis le théâtre togolais, on a du mal à trouver aux autres genres leur mémoire. Il y a donc nécessité d’écrire l’histoire littéraire togolaise. Cela donnerait aussi plus de repères à ceux qui veulent se lancer dans l’écriture, pour peu que ces derniers veuillent bien lire des choses avant de se lancer.

La troisième raison serait la peur de frustrer. Elle empêcherait d’écrire de vraies critiques, comme si notre part de réflexion sur une œuvre demandait l’aval d’autrui. Nous faisons preuve d’hypocrisie et de malhonnêteté intellectuelle. On est réduit ici à ménager tout le monde, à « encourager », comme on le dit. On cache généralement tout le mal qu’on pense d’une œuvre. Et la gangrène de la médiocrité prolifère majestueusement.

Où sont donc nos critiques ? Qu’ils viennent nous révéler nos faiblesses ! Nous dire les plaies béantes de notre champ littéraire. Cela permettra de les panser. Nous voulons des critiques redoutés et redoutables, des spécialistes de littérature qui ont de la voix, qui donnent de la voix au propre comme au figuré. Ils peuvent se tromper, qu’importe ! L’essentiel, c’est qu’ils permettront à chacun de prendre conscience qu’ « écrire n’est pas un fait divers ».

Anas Atakora, article tiré du blog Bienvenue sur Mes Monts