Cultures chamarrées d’Afrique, le défi de la citoyenneté

Afrique_cultureLa notion de citoyen, aujourd’hui sujette à une inflation de sens, désigne dans son acception première le sujet d’un Etat. il y jouit de droits et s’acquitte d’obligations. Si à l’origine, dans la Grèce antique, cette notion désignait une catégorie limitée d’habitants d’une cité, – en étaient exclus, les étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves -, elle s’élargit avec les Romains : l’édit de Caracalla (212 apr. J.-C.) octroie la citoyenneté romaine, à tous les hommes libres de son immense empire. Après une longue période de sommeil elle ressurgit au XVIII e siècle avec les révolutions anglaise, américaine et française, pour prendre progressivement le sens que nous lui connaissons aujourd’hui avec la naissance des nationalismes, au XIX e siècle.

Seulement, limitée à son acception juridico-politique, la notion de citoyenneté serait incomplète ; car le sujet de droit, le citoyen, est d’abord un homme (anthropos, muntu), il est donc le produit d’une société, d’une culture. Et toute société en tant que telle s’organise autour d’us, de rites, de valeurs, et de croyances, qui l’élèvent non seulement au-dessus du biologique, mais la singularisent, est une entité culturelle à part entière. Ne pas tenir compte de ce cadre particulier d’humanisation, serait faire du citoyen une simple abstraction juridique car ignorant les procédés d’organisation sociale qui le structurent en tant que personne. Ce serait oublier que le droit, corpus de règles coercitives que se donne un Etat pour réguler les rapports entre ses membres, se superpose à la singularité des différentes communautés culturelles, mais ne l’efface pas complètement ; et encore jamais que dans le long terme.

Parce que la culture, telle que nous venons de l’entendre, constitue le socle de son identité, l’homme lui voue un attachement irrationnel. La conséquence pour les Etats multiculturels en est un repli identitaire incompatible avec la citoyenneté qui se caractérise par l’intériorisation et la manifestation des valeurs de cohésion, d’unité nationale, de recherche de l’intérêt général (défense et sauvegarde du bien public par tous) .En effet, lorsque les différentes entités culturelles ou ethnies composant un Etat n’ont pas subi un processus historique long les fondant dans un même creuset de sorte qu’on peut alors parler de nation, le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, est vague, voire inexistant. Solidement amarrés à leurs marqueurs identitaires, les ethnies, attachées à leur terroirs et particularismes, menacent sans cesse de déchirer le tissu national. La communauté linguistique et culturelle l'emportant en légitimité sur l'Etat en tant que mosaïque de peuples, c’est d’abord à cette dernière qu’ils doivent attachement et loyauté, de sorte qu’on est d'abord de telle ethnie, la notion de nationalité comme valeur n’étant intériosée que superficiellement. C’est la configuration des Etats Africains hérités de la colonisation: assemblages d’ethnies bigarrées qui ont entre elles des rapports de méfiance. Impossible donc qu’advienne le citoyen sans le sentiment d’appartenance par lequel la nation prime sur le terroir.

Cependant, parce que l’homme a besoin d’enracinement, ériger une république de citoyens ne peut se passer des différences culturelles. Ces dernières sont donc à articuler avec les valeurs citoyennes et républicaines de sorte que peu à peu elles l’emportent sur le repli identitaire. Seulement, une telle articulation ne peut réussir qu’à la condition que les différentes ethnies d’un Etat sachent se considérer par-delà leurs différences, simples contingences ; qu’elles apprennent à considérer les autres selon ce qu’ils ont nécessairement en commun : leur humanité : homme comme soi-même ; l’autre partageant l’intégralité de ma condition, le bon comme le mauvais. Or, rien n’égale le polissage de la culture, entendue cette fois comme l’ensemble des œuvres ayant le beau pour vocation, pour rappeler aux hommes l’universalité de leur condition ; aussi semble-t’elle la mieux qualifiée pour rassembler les sujets d’un Etat donné sous la bannière de la citoyenneté.

La réflexion sur soi-même et l’homme en général que la culture aiguise est l’exercice indispensable à l’esprit citoyen selon lequel le sujet de droit agit par adhésion et responsabilité. Prenant conscience de son individualité grâce à elle, le sujet est capable de mettre à distance les idéologies grégaires et groupales, d’y réfléchir, de les nuancer ou de s’en soustraire lorsqu’elles sont contraires à ses enseignements: la conscience de valeur intérieure supérieure de tout homme, l’égalité de tout homme par-delà les contingences raciales, ethniques, sociales ; les invariants anthropologiques. Parce qu’elle aspire au beau, et parce que le beau conduit au bien véritable (Platon, Le banquet, Hippias majeur), la culture affine et anoblit ceux qu’elle pénètre et féconde ; elle élève au-dessus des passions non pas pour les supprimer, mais pour les contrôler. Mixte de sensibilité et de raison, elle favorise l’éclosion de sentiments élevés, débarbarise et aide à relativiser les éléments de sa propre culture et leur préférer des aspects d’autres cultures. Une ouverture, la culture !

Autre bénéfice de la culture quant à la concrétisation de l’idéal citoyen : la conscience de l’unité de la condition humaine. Par l’ouverture à l’autre qu’elle favorise, la littérature et les arts permettent de sonder les tréfonds de l’âme humaine que les mêmes ressorts font vibrer fût-on des Amériques, du Botswana ou du Japon. Les différentes cultures à travers leur production esthétique nous montrent des haines implacables, de belles amitiés, des bassesses et des magnanimités aisément transposables tant dans leurs ressorts que dans leurs conséquences dans d’autres cultures. La Grèce classique (Ve siècle av JC) l’avait compris qui s’attela à produire des œuvres qui soient toujours le reflet de cette universalité. Leurs réalisations artistiques (littérature, architecture, sculpture) ont ce parfum d’éternité qui depuis ne cesse de nous émouvoir. Qui ne regarde pas avec admiration les restes du Forum Romain ou ceux de l’Acropole ? Quelle noblesse chez Ulysse dans l’Ajax de Sophocle ; comment ne pas s’émouvoir, même Nègre, de la tragédie d’Antigone ? Plus près de nous, dans Lettre d’un Pygmée à un Bantou (Dominique Ngoïe-Ngalla), le pygmée Aka de Pygmidie, ayant vu le monde, pétri de culture, rentré chez lui « plein d’usage et de raison » rappelle dans lettre plein de lyrisme et de dérision que tous les hommes malgré les différences , le mépris et les haines, sont frères en humanité.

Cependant, occupation luxueuse, car exigeant un temps dont ne dispose pas la plupart des hommes préoccupés par leur survie, la culture, si elle ne peut pas être le loisir de tous, devrait être le souci des élites. Car qui veut conduire les hommes doit en connaitre l’essence, « doit s’élever aux hautes sphères, parmi ceux qui par leur formation et leur culture, dirigent les destinées de leur époque »1. Tel est le souhait que nous formulons pour les élites africaines. Tant qu’elle ne sera pas cultivée dans le sens où nous l’entendons dans ce texte, l’avènement de la citoyenneté demeurera terriblement problématique.

Philippe Ngalla-Ngoïe

1 Stéphane Zweig, Montaigne, PUF, pp43-44.

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