Réenchanter l’Afrique : le défi de la pensée et de la foi

worship-435108_640Par la quantité de sa production intellectuelle, ses nombreuses universités, sa féconde littérature, l’Afrique prive de moyens sérieux ceux qui brulent d’intenter contre elle le procès de la faiblesse de sa pensée que l’écart en ce domaine entre elle et l’Occident ne permet pas de déduire. Quant à la foi, contrairement à l’Occident où elle est en constant déclin, la religion y est avec l’Amérique latine des plus dynamiques. Dans leurs zones d’implantation les deux grands monothéismes, le christianisme et l’Islam, revendiquent des fidèles nombreux et enthousiastes. Pourtant il n’y a pas là de quoi jubiler. Sa foi vivante et sa pensée trépidante n’ont pas réussi, comme jadis avec l’Occident, à faire de l’Afrique une terre d’ascèse. Les choses de l’esprit, la spiritualité et la culture peinent à mettre l’homme face à lui-même et à l’orienter vers sa vocation véritable. Pour une fois les politiques sur qui l’on fait peser – à bon droit – la dérive de l’Afrique, ne sont pas en cause, mais les intellectuels et les hommes d’église, ayant renoncé à l’effort de réflexion et de méditation, sans quoi il est impossible, du moins difficile, qu’advienne ce regard lucide sur son expérience et la correction de ce qui est de travers.

 

La fine fleur des diplômés du supérieur, n’ayant en général de leurs grades qu’une conception utilitariste, en ce qu’ils les propulsent aux sommets de l’ordre social, ont réussi le rare exploit de sortir de leur formations aussi frustes qu’ils y étaient entrés, faisant mentir l’ouverture à l’universel et à l’homme qu’est l’université. Fréquenter les grandes œuvres, des sculptures de Phidias aux poèmes de Senghor, ça donne autre chose que des lettrés épais, grands dieux ! Pour s’être formés dans le seul but d’augmenter leur science, d’échapper à leurs bidonvilles, de devenir des cadres, peu ont été humanisés, pénétrés de la puissance subversive du logos, du beau, du vrai et du juste.

Or la culture est bien plus que la simple érudition.

« Elle participe, dit Jean Pelotte, à la connaissance universelle, à la recherche de la vérité de l’homme engagé dans le monde des hommes. L’homme qui partage la vie d’une communauté particulière, mais aussi de la communauté universelle, cherche à exprimer les sentiments qui montent du plus profond de lui dans sa vérité. »[1]

Et c’est de la rareté de ce genre d’hommes dont pâtit l’Afrique. Victorieux dans la conquête du savoir, trop d’Africains ont envisagé ce dernier, non pas comme moyen de connaissance de soi et de transformation du monde par leur souci constant de justice et de vérité, mais uniquement comme moyen d’ascension sociale et de se constituer de colossales rentes sur l’Etat pillé sans vergogne.

 

La religion, tournée vers le sacré et le culte des divinités, organise les dévotions, inculque à travers ses enseignements à détourner le regard de la mesquinerie humaine, à se libérer des pesanteurs de la chair pour gravir la pente escarpée qui mène au bien, c’est-à-dire l’existence selon les exigences de la divinité. Anticonformiste, résolument moderne et révolutionnaire, le message du Christ, par exemple, est une invitation à transformer le monde en se renouvelant de l’intérieur par la pratique de l’amour. Intransigeant dans ses visées, il n’hésite pas à rompre avec les traditions, dénonce avec fermeté l’égoïsme et l’hypocrisie de l’homme, mais, ne le jugeant pas cependant, le hisse toujours vers plus de justice et de charité. Hélas, la fermeté, l’humilité et la compassion du Christ semblent ne plus avoir d’échos dans l’Afrique chrétienne. Ceux qui prétendent conduire à Dieu foulent aux pieds ses commandements, font un vil commerce de son nom, le peignant en un dieu vulgaire et facétieux qui monnaie ses grâces.

Il semble donc qu’en Afrique, culture et religion, censés libérer de la tyrannie des instincts et des désirs, soient les meilleurs moyens pour s’y vautrer, quand elles devraient les dénoncer avec la dernière énergie. Comment expliquer autrement le grand nombre d’intellectuels et d’hommes d’église versés dans de honteuses pratiques dont rougissent même les incultes et les païens ? En proie aux ravages du matérialisme le plus abjecte, maîtres caboteurs, voguant de maroquins en maroquins, attirés par les dorures, peu enclins à la tempérence.

Culture et foi, si elles ont parfois tendance à s’exclure, se retrouvent en ce qu’elles ne révèlent leur puissance qu’à ceux qui se laissent féconder par leur sève; se refusent à ceux qui n'en revêtent que la forme. Si croître en humanité n’est pas le bénéfice que retire toute personne attirée par la prière, les arts, la réflexion et la méditation, à quoi bon s’encombrer de ces choses si ce n’est pas pour en tirer le meilleur ?

"Que nous sert-il, demandait Montaigne, d'avoir la panse pleine de viande si elle ne se digère? si elle ne se transforme en nous? si elle ne nous augmente et nous fortifie?".

 

Pour que culture et spiritualité, parce qu’elles révèlent à l’homme le meilleur de lui-même et civilisent ses relations avec l’autre, contribuent à façonner une Afrique moins barbare, il faudrait qu’émergent une race d’hommes et de femmes qui ne soient plus ces cagots qui, pour faire valoir leur piété ou leur savoir, sombrent dans une ostentation ridicule, que chez les clercs, laïcs et ecclésiastiques, l’hypocrisie de l’apparence soit remplacée par l’adhésion sincère à leurs finalités véritables. Ce continent qui souffre d’une éclipse du bon sens a, en effet, grand besoin d’ouvriers de l’esprit. Pénétrés et transformés par leur foi et leur culture, leur rayonnement sera une source d’inspiration, témoignage de spiritualité, de vérité et de justice.

 

Le déferlement d’hommes de pensée et de foi, poursuivant leurs idéaux, lucides quant à la distance qui en sépare leur société, jamais certain de toucher au but, mais qui redoublent continuellement l’ardeur de leur marche, race de saints et de héros qui a produit un Mandela, pourra remettre un peu d’ordre et raviver les valeurs de l’esprit, véritables remparts contre les antivaleurs, la barbarie et la tyrannie qui minent l’Afrique. Mandela, alliance d’une grande culture et d’une profonde spiritualité avait cette hauteur de vue rare que confère l’amour du bien et des hommes. Il flottait sur lui un tel parfum de grandeur qu’on en oubliait les faiblesses.

Philippe Ngalla-Ngoïe

Photos – Crédit Valeria Rodrigues  (Foi et église) et Arthimedes (Photo à la une)


[1] http://www.catholique-dijon.cef.fr/content/pdf/ECO-fevrier-2011.pdf

 

 

 

 

Cultures chamarrées d’Afrique, le défi de la citoyenneté

Afrique_cultureLa notion de citoyen, aujourd’hui sujette à une inflation de sens, désigne dans son acception première le sujet d’un Etat. il y jouit de droits et s’acquitte d’obligations. Si à l’origine, dans la Grèce antique, cette notion désignait une catégorie limitée d’habitants d’une cité, – en étaient exclus, les étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves -, elle s’élargit avec les Romains : l’édit de Caracalla (212 apr. J.-C.) octroie la citoyenneté romaine, à tous les hommes libres de son immense empire. Après une longue période de sommeil elle ressurgit au XVIII e siècle avec les révolutions anglaise, américaine et française, pour prendre progressivement le sens que nous lui connaissons aujourd’hui avec la naissance des nationalismes, au XIX e siècle.

Seulement, limitée à son acception juridico-politique, la notion de citoyenneté serait incomplète ; car le sujet de droit, le citoyen, est d’abord un homme (anthropos, muntu), il est donc le produit d’une société, d’une culture. Et toute société en tant que telle s’organise autour d’us, de rites, de valeurs, et de croyances, qui l’élèvent non seulement au-dessus du biologique, mais la singularisent, est une entité culturelle à part entière. Ne pas tenir compte de ce cadre particulier d’humanisation, serait faire du citoyen une simple abstraction juridique car ignorant les procédés d’organisation sociale qui le structurent en tant que personne. Ce serait oublier que le droit, corpus de règles coercitives que se donne un Etat pour réguler les rapports entre ses membres, se superpose à la singularité des différentes communautés culturelles, mais ne l’efface pas complètement ; et encore jamais que dans le long terme.

Parce que la culture, telle que nous venons de l’entendre, constitue le socle de son identité, l’homme lui voue un attachement irrationnel. La conséquence pour les Etats multiculturels en est un repli identitaire incompatible avec la citoyenneté qui se caractérise par l’intériorisation et la manifestation des valeurs de cohésion, d’unité nationale, de recherche de l’intérêt général (défense et sauvegarde du bien public par tous) .En effet, lorsque les différentes entités culturelles ou ethnies composant un Etat n’ont pas subi un processus historique long les fondant dans un même creuset de sorte qu’on peut alors parler de nation, le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, est vague, voire inexistant. Solidement amarrés à leurs marqueurs identitaires, les ethnies, attachées à leur terroirs et particularismes, menacent sans cesse de déchirer le tissu national. La communauté linguistique et culturelle l'emportant en légitimité sur l'Etat en tant que mosaïque de peuples, c’est d’abord à cette dernière qu’ils doivent attachement et loyauté, de sorte qu’on est d'abord de telle ethnie, la notion de nationalité comme valeur n’étant intériosée que superficiellement. C’est la configuration des Etats Africains hérités de la colonisation: assemblages d’ethnies bigarrées qui ont entre elles des rapports de méfiance. Impossible donc qu’advienne le citoyen sans le sentiment d’appartenance par lequel la nation prime sur le terroir.

Cependant, parce que l’homme a besoin d’enracinement, ériger une république de citoyens ne peut se passer des différences culturelles. Ces dernières sont donc à articuler avec les valeurs citoyennes et républicaines de sorte que peu à peu elles l’emportent sur le repli identitaire. Seulement, une telle articulation ne peut réussir qu’à la condition que les différentes ethnies d’un Etat sachent se considérer par-delà leurs différences, simples contingences ; qu’elles apprennent à considérer les autres selon ce qu’ils ont nécessairement en commun : leur humanité : homme comme soi-même ; l’autre partageant l’intégralité de ma condition, le bon comme le mauvais. Or, rien n’égale le polissage de la culture, entendue cette fois comme l’ensemble des œuvres ayant le beau pour vocation, pour rappeler aux hommes l’universalité de leur condition ; aussi semble-t’elle la mieux qualifiée pour rassembler les sujets d’un Etat donné sous la bannière de la citoyenneté.

La réflexion sur soi-même et l’homme en général que la culture aiguise est l’exercice indispensable à l’esprit citoyen selon lequel le sujet de droit agit par adhésion et responsabilité. Prenant conscience de son individualité grâce à elle, le sujet est capable de mettre à distance les idéologies grégaires et groupales, d’y réfléchir, de les nuancer ou de s’en soustraire lorsqu’elles sont contraires à ses enseignements: la conscience de valeur intérieure supérieure de tout homme, l’égalité de tout homme par-delà les contingences raciales, ethniques, sociales ; les invariants anthropologiques. Parce qu’elle aspire au beau, et parce que le beau conduit au bien véritable (Platon, Le banquet, Hippias majeur), la culture affine et anoblit ceux qu’elle pénètre et féconde ; elle élève au-dessus des passions non pas pour les supprimer, mais pour les contrôler. Mixte de sensibilité et de raison, elle favorise l’éclosion de sentiments élevés, débarbarise et aide à relativiser les éléments de sa propre culture et leur préférer des aspects d’autres cultures. Une ouverture, la culture !

Autre bénéfice de la culture quant à la concrétisation de l’idéal citoyen : la conscience de l’unité de la condition humaine. Par l’ouverture à l’autre qu’elle favorise, la littérature et les arts permettent de sonder les tréfonds de l’âme humaine que les mêmes ressorts font vibrer fût-on des Amériques, du Botswana ou du Japon. Les différentes cultures à travers leur production esthétique nous montrent des haines implacables, de belles amitiés, des bassesses et des magnanimités aisément transposables tant dans leurs ressorts que dans leurs conséquences dans d’autres cultures. La Grèce classique (Ve siècle av JC) l’avait compris qui s’attela à produire des œuvres qui soient toujours le reflet de cette universalité. Leurs réalisations artistiques (littérature, architecture, sculpture) ont ce parfum d’éternité qui depuis ne cesse de nous émouvoir. Qui ne regarde pas avec admiration les restes du Forum Romain ou ceux de l’Acropole ? Quelle noblesse chez Ulysse dans l’Ajax de Sophocle ; comment ne pas s’émouvoir, même Nègre, de la tragédie d’Antigone ? Plus près de nous, dans Lettre d’un Pygmée à un Bantou (Dominique Ngoïe-Ngalla), le pygmée Aka de Pygmidie, ayant vu le monde, pétri de culture, rentré chez lui « plein d’usage et de raison » rappelle dans lettre plein de lyrisme et de dérision que tous les hommes malgré les différences , le mépris et les haines, sont frères en humanité.

Cependant, occupation luxueuse, car exigeant un temps dont ne dispose pas la plupart des hommes préoccupés par leur survie, la culture, si elle ne peut pas être le loisir de tous, devrait être le souci des élites. Car qui veut conduire les hommes doit en connaitre l’essence, « doit s’élever aux hautes sphères, parmi ceux qui par leur formation et leur culture, dirigent les destinées de leur époque »1. Tel est le souhait que nous formulons pour les élites africaines. Tant qu’elle ne sera pas cultivée dans le sens où nous l’entendons dans ce texte, l’avènement de la citoyenneté demeurera terriblement problématique.

Philippe Ngalla-Ngoïe

1 Stéphane Zweig, Montaigne, PUF, pp43-44.

Copyright – Photo L'homme africain / Darmvlinder

 

L’artiste dans l’Afrique précoloniale

Personne aujourd’hui, même sans y porter un intérêt particulier, n’ignore ce qu’est l’art Africain, formellement, du moins. Présent dans les collections permanentes des plus grands musées du monde, objet de nombreuses expositions temporaires et sujet d’une abondante littérature, l’art africain, notamment la sculpture, son élément majeur quant aux arts plastiques, est bien connu quant à ses catégories, ses nuances. Pourtant lorsqu’on pose le regard sur ces pièces, qui comme les œuvres des autres cultures illustrent la manière spécifique dont une culture donnée conjugue l’universel, et que l’on s’interroge sur ce qu’elles nous disent de notre condition, l’absence d’un élément important pour la compréhension et l’interprétation de cet art se fait cruellement ressentir : l’artiste Africain. Toute œuvre en ce qu’elle est une objectivation des considérations et de la sensibilité propres de l’auteur en porte le cachet. Seulement l’établissement des traits caractéristiques ce dernier ne peut se faire sans un recensement préalable de son œuvre, laquelle est ardue sans l’aide de la signature si son origine ne peut être attestée par aucune tradition. Mais la signature est propre aux civilisations de l’écrit auxquelles l’Afrique subsaharienne n’appartient pas. 

Emprisonnés dans leur anonymat, ces artistes ne se révéleront jamais à nous, nous laissant les imaginer et les deviner à travers leurs œuvres centenaires. Si des indications d’ordre général existent sur les créateurs et le contexte social de leur travail, on ignore tout de ce qui les singularise : le nom, la biographie, la formation, les influences et l’éclosion du génie. Même si ce silence inouï n’ôte rien à la puissance esthétique de l’art africain longtemps relégué dans des sous catégories (art primitif, art nègre), elle prive cependant sa production de l’auréole de sainteté qu’apporte un nom, surtout quand il désigne un maitre, et complique l’établissement d’une histoire de l’art grâce à laquelle s’établissent les généalogies, se mettent au clair influences et apports. Ces œuvres dans leur troublant mutisme, nous révèlent tout au plus leurs origines géographiques et ethniques, et nous laissent dans le trouble dans lequel précipite l’absence de leurs géniteurs. Bien que le créateur d’une œuvre d’art – puisque cette qualité injustement refusée aux œuvres africaines leur a finalement été reconnue -, est un artiste, il ne cesse de peser sur les auteurs Africains piégés dans l’épaisse nuit de l’anonymat, de lourdes hésitations quant à leur reconnaitre pleinement cette qualité.

Deux raisons principales fondent ces hésitations. D’une part, le caractère holiste des sociétés africaines précoloniales ne permettant pas l’éclosion d’individualités capables d’exprimer leur sensibilité ou leur vision propre à travers des œuvres qui en soient le juste reflet ; d’autre part, le caractère utilitariste de l’art africain. En effet, pris sous l’angle de la proximité avec le sacré dont il parait un prolongement en ce qu’il produit des supports cultuels ou des symboles de divinités, les créations africaines ont été réduites à leur aspect fonctionnaliste ; étrangères donc à toute considération purement esthétique et dénuées d’autonomie. 

Or des travaux d’anthropologues et l’histoire de l’art elle-même contredisent de telles considérations, qui établissent que la Standing Female Figure (Buti) / Copyright Brooklyn Museumdestination utilitariste ne dévalue les qualités esthétique d’un art donné, et que l’artiste africain partage avec les artistes d’autres horizons des invariants caractéristiques de la condition de créateur. De même que pour les ouvrages de l’art de l’Occident médiéval, dont l’évidente destination religieuse ne remettait pas en cause la vocation au beau, le caractère fonctionnaliste de certains éléments de l’art africain ne leur ôte nullement leurs qualités. L’utile est le beau ne sont pas antinomiques. A ce propos, Michel Leiris affirmait « Les productions plastiques négro-africaines répondent certes à des buts religieux ou magiques, à des buts proprement sociaux, à des buts politiques, à des buts de prestige. Toutefois, cela n'exclut nullement qu'elles puissent susciter une réaction esthétique chez les Noirs Africains qui en usent ou simplement les regardent ». Au XVIe siècle où commencent à peine les relations entre l’Afrique et l’Europe renaissante, l’habileté artistique des créateurs Africains se manifesta impérieusement au jugement des voyageurs Européens. Valentim Fernandes qui l’a évoquée dans ses écrits sur l’Afrique ( Description de la côte occidentale de l’Afrique) estime que ces artistes « très habiles et très ingénieux » font de merveilleux travaux en ivoire . Ces ivoireries, essentiellement des objets de la vie courante (cuillers, salières, poivriers, coupes, etc.) sont ouvragés avec tant d’art qu’elles séduisent l’aristocratie européenne, dont elle finit par garnir les collections, reconnaissant ainsi, quoique tacitement, les qualités artistiques des sculpteurs Nègres. Loin des côtes, d’autres matériaux, ouvragés eux-aussi pour servir un quelconque but, sont toutefois d’une remarquable beauté. Les sabres et coutelas exposés au Musée Royal d’Afrique Centrale à Tervuren (Belgique) ainsi que les appuis têtes, pilons en bois sculptés sont si finement travaillés et ornés que ce n’est pas sans peine qu’on se fait à l’idée que des œuvres de cette qualité, révélant la finesse et du talent de leur auteur, aient servi à de telles besognes. Il y au contraire tout lieu de s’en réjouir, car infiniment élégants, les Africains ne reléguaient pas le beau à quelque activité, mais il était exigence dans les moindres gestes de la vie quotidienne

Mis à part l’indéniable valeur de ses créations articulant exigences esthétiques et finalité utilitaire, le créateur Africain, comme les artistes d’ailleurs, s’il jouit au sein de sa société d’un prestige et de privilèges liés à la haute considération pour son œuvre (plus importants lorsqu’il est artiste par vocation et non par cooptation), partage avec eux le même désintéressement et le même non-conformisme, de sorte qu’il donne l’impression d’être un doux rêveur. En effet, nombre d’entre eux détiennent des charges nobiliaires dans les sociétés centralisées et hiérarchisées, sont exonérés de corvées et d’impôts : privilèges non pas de vulgaires exécutants de commandes, mais de créateurs d’œuvres de grande valeur à qui doivent être épargnés les impédimenta que constituent le travail. Les mécènes Occidentaux l’avaient compris, qui dotaient largement leurs protégés afin que rien ne vînt gêner leur création exigeant une infinie disponibilité d’esprit. 

Philippe Ngalla-Ngoïe

Photo1 Male figure (butti), Teke people, Democratic Republic of the Congo, first half 20th century, carved wood, Honolulu Museum of Art, accession 2456.1

Photo 2 Standing Female Figure (Buti) / copyright Museum of Brooklyn