De la question identitaire à la question républicaine : la question républicaine

L’ombre pour la proie

Senegal_retour_de_peche_a_Soumbedioun_800x600Nous disions que vu l’état de nos pays aujourd’hui dans les Afriques, nous n’avons d’autre choix que de refonder nos sociétés. Plusieurs modèles sont possibles. Certains sont religieux comme le modèle confrérique, d’autres laïcs comme le modèle républicain. Mais l’avantage d’un modèle laïc est d’être inclusif. Pour nos cinquante trois jeunes territoires sur le continent, chacun constitué de peuples diverses devant vivre ensemble autrement, la république est alors le choix de la stabilité. Les pères des indépendances l’avaient d’ailleurs tout de suite compris. Cependant, comme l’explique l’ami Mamadou Traoré (Mali), pour qu’il y ait république, il faut des républicains :

« Avant de désigner l'Etat ou le Gouvernement, la République a eu pour sens premier la "Res Publica" et Platon dans son dialogue sur la République parle de justice. La République avant tout c'est, un ensemble de valeurs morales, pas une idée politique. Aucune réforme, aucune mesure institutionnelle ne peut faire d'un individu un républicain. Il faut un acte de conscience individuel. Il faut qu'il acquière ces valeurs morales de lui-même. On peut l'aider dans sa formation pendant sa maturation mais chacun doit trouver au fond de lui-même ces valeurs morales et poser cet acte de conscience qui fait le Citoyen pour que vive la République. Il faut tout le talent d'un Victor Hugo pour que nous puissions toucher du doigt ce que cela coûte au niveau individuel. Dans Les Misérables, Javert  après avoir rencontré Jean Val Jean qui l'a sauvé alors qu'il allait être fusillé sur une barricade, reconnaissant l'ex-forçat qu'il avait le devoir d'arrêter, après une nuit de crise de conscience, se suicide ! ».

C’est dit : il s’agit ici de valeurs. De valeurs morales. La République n’est pas un mot, une abstraction, un rêve mais un comportement. Un acte républicain est un acte conscient de mise en valeur de toute la nation, dans toute sa diversité. Et Mohomodou Houssouba (Mali) de nous offrir cette citation de Pierre-André Taguieff :

« Il s'agit de repenser la figure du Citoyen, qui ne se confond ni avec un individu quelconque, ni avec un consommateur, ni avec le membre d'un groupe ethnique. » 

S’ils ont pu construire des nations, les pères des indépendances n’ont pu construire des républiques. Khadim Ndiaye (Sénégal) fait remarquer que le chercheur Cheikh Anta Diop en exprimait la difficulté déjà à l’époque, dans son ouvrage L’Afrique noire précoloniale (p. 74) :

« Les Africains n'ont donc jamais vécu l'expérience d'une république laïque, bien que les régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs équilibrés. C'est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui s'ignore, comme tout bourgeois français l'était avant la Révolution. Les réflexes profonds de l'Africain actuel se rattachent davantage à un régime monarchique qu'à un régime républicain… Ces séquelles d'aristocratisme ne se seraient extirpées que si l'Africain, au cours de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d'un régime républicain. Aussi la colonisation occidentale républicaine n'a pas pu modifier ces données… »

La conscience de devoir rebâtir les bases de nos sociétés fait dire à l’entrepreneur Ali Diallo (Sénégal, Guinée) qu’une fédération de toutes les ressources, qu’elles soient matérielles, intellectuelles ou artistiques, sera nécessaire. Ce que Ndongo Faye (Sénégal) estime être possible en une génération, après avoir étudié la question au cours de ses recherches. 

Boubacar Coulibaly (Mali) confirme :

« En effet, il nous faut construire ce qui n’a jamais existé, à savoir : l’Afrique ».

Et Omar Ndiaye (Sénégal) d’ajouter :

« Oui, l’Afrique, et surtout : l’homme africain ».

Alors, entre codes anciens et codes modernes, comment choisir quoi prendre et quoi laisser ? Pour la jeunesse africaine, la réponse à cette question peut être l’idée de république. Concrètement, il s’agit de débusquer, au sein de l’État, tout comportement anti-républicain et de ne garder que le reste, à savoir les comportements républicains, que ceux-ci incarnent des valeurs anciennes ou modernes. À l’aube de ce troisième millénaire, la nouvelle Afrique en construction a montré plusieurs fois qu’elle est capable de reconnaître de plus en plus les comportements anti-républicains. 

Dans le cas du Sénégal par exemple, la candidature d’Abdoulaye Wade a été jugée par plusieurs citoyens comme étant anti-démocratique, et plus précisément, anti-constitutionnelle. Les manifestants ont demandé que le principe d’égalité soit respecté. Une fraternité nouvelle doit rassembler les citoyens qui ont également droit au principe de liberté. Suite aux évènements du 23 Juin 2011, des jeunes tels que Fary Ndao (Sénégal, Cap-Vert), ont décidé de s’engager politiquement. Le choix de Fary a été le Parti Demain la République (PDR).

Pourquoi cette problématique des codes anciens et nouveaux se résout-elle avec autant de douleur ? Mamadou Traoré (Mali) pense que c’est parce que nous avons pris l’ombre pour la proie :

Mon expérience personnelle est que, parlant de code, c’est-à-dire de pensée, presque sous forme d’hiéroglyphes, l’humanité entière se rejoint en un génie commun : celui de gérer dans le même mouvement la fragilité de la condition humaine (qui invite à une humanité plus fraternelle) et le décalage entre les aspirations et le vécu. Je vous ai dit un jour que la Banque mondiale et le Fond Monétaire Internationale par exemple, étaient des temples. C’est ainsi. Le génie humain a toujours créé des temples pour matérialiser sur terre ce qu’il pense ne pouvoir se réaliser que dans l’au-delà. A défaut de voir se matérialiser les aspirations même dans le cadre du temple, l’homme a inventé la liturgie. Elle entretient l’espérance de voir se réaliser ses aspirations.Il y a la justice, pour laquelle nous avons créé des palais et en guise de liturgie, le code (civile et pénal en France) et la jurisprudence (pour le monde anglo-saxon). Rendre justice se résume à observer ce qui est prescrit. Il en est de même pour la république, ses lois et ses armes. Il s’agit simplement de faire comme tous les autres pays du monde, suivre ce qui est prescrit. C’est parce que l’homme sait que les hommes ne sont pas parfaits que l’on a créé les lois et que la république a des armes pour faire appliquer ses lois. La République (qui s’entend toujours avec ses lois et ses armes) est une invention du génie humain, selon un code qui nous est commun à tous, pour réaliser sur terre nos aspirations d’une humanité fraternelle. C’est pourquoi ces jeunes sénégalais ont eu raison de chercher à protéger la république. Ils se sont révoltés car l’on a voulu jouer avec leurs lois. Et cela, ce n’est pas la faute de la colonisation ou de l’aliénation, ce n’est pas la faute de l’homme blanc. 

Car en quoi imiter le blanc peut-il conduire à jouer avec ses propres lois ? Cette problématique de codes anciens et nouveaux se résout dans la douleur certainement parce que nous avons pris l’ombre pour la proie et que nous avons chassé en nous cette part de l’universel, créant ce vide pour que : « les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ». 

Il est vrai que l’on dit « Palais de justice ». Et que le second texte de Cheikh Hamidou Kane s’intitule Les Gardiens du Temple.

Mettre fin à l’Errance

C’est à cette réflexion sur la nature de nos sociétés africaines actuelles que Ibrahima Hane nous invite, notamment dans son œuvre à paraître : Errance. L’auteur nous met en garde contre l’errance que vit la jeunesse africaine actuelle : « Nos États sont laïcs et doivent le rester », déclare-t-il. 

Mamadou Traoré (Mali) nous met devant l’urgence de la situation car :

« Le drame justement de l'errance, c’est l'impossibilité de s'enraciner pour pouvoir être citoyen libre du monde. Il nous faut refonder nos états et nous y enraciner pour pouvoir être libre de parcourir le monde et tirer parti des possibilités offertes par les technologies d'aujourd'hui. Nous n'y échapperons pas. »

Notant cette prise de conscience, Philippe Souaille (Suisse, France, Togo) se base sur l’histoire de son propre peuple et du monde pour confirmer la justesse de la trajectoire :

« Oui, il faut changer les mentalités, c'est une révolution nécessaire. Elle sera longue et ardue et certainement pas un fleuve tranquille. Pour aller au-devant des campagnes comme a pu le faire Mao, pour entraîner et convaincre les masses comme ont su le faire des militants religieux ou autres, de causes diverses, bonnes ou mauvaises, au fil du temps, les militants sont, comme on dit, "allés au charbon". Il leur a fallu convaincre en étant présents dans les quartiers, en soutenant les gens… Ce que font les islamistes, les évangélistes, ce qu'avaient fait avant eux les militants communistes… Sauf que là, il s'agit d'inciter les gens à agir par eux-mêmes, à inventer leurs projets, leurs business, et c'est juste le contraire d'une assistance et d'un soutien, hormis peut-être le premier pied à l'étrier. Comment y parvenir ? Je ne sais pas. Mais prendre conscience de la nécessité d'y parvenir, c'est déjà un Grand Bond en avant. »

Ce passage de la question identitaire à la question républicaine ne semble pas propre à la jeunesse africaine. Je le compris le jour où, trouvant le modèle québécois avantageux à plusieurs niveaux, Caroline Simard (Québec, Canada) très critique envers sa province me dit :

« Ndack, tu dis toujours que pour émerger enfin, les Africains doivent faire l’effort de se regarder eux-mêmes. Le Québec a un grand potentiel pour contribuer au monde, bien plus qu’il ne le fait aujourd’hui. Mais pour cela, les Québécois devront eux aussi se regarder eux-mêmes. » 

Se regarder soi-même. Autrement dit, faire face à « L’Ennemi Supérieur », n’est-ce pas Souleymane Gassama (Sénégal) ?

Le début du grand rendez-vous avec l’Universel

Les idées continuent de faire leur chemin tout autour de la planète. « Tant mieux ! », conclut l’amie Sergine Hountondji (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso) : « Car nous irons tous ensemble quelque part ou tous ensemble nulle part ». Ce qui est une évidence pour de plus en plus de jeunes africains, surtout lorsqu’on s’appelle Ibuka Ndjoli, que l’on est congolais et sud-africain de par son père, ivoirien et sénégalais de par sa mère, que l’on a vécu en Afrique du Sud, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, en plus des pays où l’on a étudié et travaillé comme la Belgique, Taiwan et la Chine. Une Grande Royale des temps modernes l’ayant rencontré un jour l’observa avec un grand bonheur dans les yeux et lui dit : « Ibuka, tu es un carrefour de cultures ».

Installé chez lui, sur ce continent berceau de l’Humanité, Cheikh Hamidou Kane observe l’évolution de notre monde et demeure résolument optimiste.

« Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts que nous l’avions été », nous confie-t-il, « ils se connaissent mieux les uns les autres ».

En étudiant le chemin parcouru, depuis Samba Diallo jusqu’à Ibuka Ndjoli, je me dis qu’il a peut-être raison d’être optimiste. Certes, nous sommes déjà morts mille fois et d’autres sacrifices nous attendent, de la part de tous. Mais peut-être, est-ce le prix à payé pour que naisse, enfin, l’homme neuf de Frantz Fanon.

Ndack Kane