Stromae à Dakar

Stromae GangoueusAu début du mois de mai, nombreux ont été les internautes sénégalais qui ont eu à échanger sur la tournée africaine de l’artiste Stromae, tournée qui a eu comme point de départ un concert à Dakar. Les échanges furent encore plus nombreux après ledit concert. Les critiques furent positives comme négatives sur l’artiste et sur l’organisation mais toujours passionnées. Cette passion me surprit et m’a rappelé quelque part l’atmosphère de la première élection de Barack Obama. Le lien entre les deux ? Il s’agit à chaque fois d’un métis ayant un parent africain et qui a pu accéder à une renommée internationale.

J’ai pu lire dans les réactions des uns et des autres que Stromae est vu comme un enfant de l’Afrique qui a pu réussir dans le monde et qui revient chez lui, «sur la terre de ses ancêtres»(1)… Mais l’artiste lui-même ne le voit pas ainsi et je le comprends.

Je ne suis pas un métis biologique comme Stromae. Je suis née et j’ai grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de dix-sept ans et demi. Je suis ensuite arrivée à Montréal pour faire mes études que j’ai achevées il y a deux ans seulement. Parallèlement, j’ai donné et donne encore des charges d’enseignement, je m’investis dans l’édition et aussi, quand je peux, dans l’écriture. Je me suis mariée à Montréal, j’y ai eu mes enfants. Je suis en quelque sorte devenue adulte dans cette ville où je vis depuis dix-huit ans et demi. Et… j’y suis très heureuse ! Je ne le dis pas pour le dire. Je le dis parce que pour l’immigré, le bonheur peut être une quête un peu plus difficile à entreprendre.

Au départ de mes études, j’essayais de retourner en Afrique régulièrement. Mais, un jour, il y a eu comme une rupture. Je ne suis plus retournée sur le continent depuis treize ans. C’était une décision voulue et consciente. Pour moi la rupture était nécessaire pour rendre l’envol effectif. Bien sûr, ce n’était pas une rupture affective mais une rupture géographique. Un besoin de prendre du recul, territorialement parlant. Beaucoup de recul. Pour voir l’Afrique non plus en surface, dans sa matière, ses façades, ses apparences. Mais dans sa plus grande intimité. C’est-à-dire à l’intérieur de moi-même. Pour cette quête, le froid et l’isolement de l’hiver québécois a été d’une aide précieuse.

Qu’ai-je trouvé dans cette quête ? Une admiration de mes pairs, notamment pour Obama, pour Stromae, pour ces noirs qui en réalité sont des métis, des métis culturels surtout, qui sont comme dit Stromae « de nulle part ». Oui, il dit dans une interview de Jeune Afrique l’année dernière : 

« Je suis de nulle part. Comme un équilibre impossible et comme une richesse incroyable ». 

La quête identitaire est résolue chez lui d’une manière pragmatique et positive. J’ai beaucoup apprécié sa perspective et je m’y suis bien plus reconnue que dans cette réflexion très belle de Fatou Diome, dans Le Ventre de l’Atlantique : « Partir, c’est devenir un tombeau ambulant rempli d’ombres, où les vivants et les morts ont l’absence en partage. Partir, c’est mourir d’absence. »

J’avais cru moi aussi être partie. Et même être partie trop tôt, trop loin. Mais en réalité j’étais partie et ce depuis toujours ! J’étais partie dès l’entrée à l’école, lorsque j’ai commencé à vivre en wolof, à penser en français et à prier en arabe. Plus de trois mille ans d’Histoire humaine infusés au cœur de l’être d’une petite fille de six ans… et on lui demande de définir qui elle est ! Je ne ressens pas d’absence. Je me retrouve un peu partout. Et si Stromae dit être de nulle part, j’ai souvent l’impression d’être de partout. Peut-être est-ce la même chose finalement. 

Moussa Kane avait peut-être raison, lorsqu’après lecture de L’Exil, il me dit :

« Tu as longuement développé le thème de l’exil géographique mais j’ai également décelé dans ton texte le thème de l’exil face à sa propre société, la solitude du poète… même si tu l’as pas beaucoup développé. »

Ne pas se sentir chez soi quand on vit depuis toujours chez soi… Une solitude tout de même bien relative quand on sait lire, qu’on aime lire et que l’on a eu la chance de rencontrer très jeune un Charles Baudelaire sur son chemin. Mais comment sortir de ce spleen ?

Si les colonisations se sont faites souvent par les armes, la défaite de l’aïeul doit-elle condamner à jamais la descendance ? Voici un continent où l’on redoute, plus que tout, la colère de l’aïeul disparu, ce qui est une bonne chose (que de savoir rendre hommage à ceux qui nous ont précédé). Mais qu’en est-il de la responsabilité que nous avons envers le petit-fils à venir ? Qui, aujourd’hui, pense à lui ?

Ces jeunes qui admirent Obama, qui admirent Stromae, ne sont pas à la recherche de quelque chose qui leur est étranger. C’est complètement l’inverse : ils se reconnaissent dans ces êtres qui sont en réalité leurs semblables et je ne parle pas de couleur de peau mais  d’aspirations, du fait d’avoir des origines africaines et d’être capable de participer en tant que partenaire respecté à la fameuse mondialisation, sans être donc encore et toujours celui qu’on asservit. 

Berceau de l’humanité, l’Afrique est loin d’être vieille, le temps étant une mesure que bouleverse nos (r)évolutions. Au contraire, il s’agit aujourd’hui du continent le plus jeune du monde. Mais c’est aussi le continent qui reçoit le moins de la mondialisation. Un ami français disait un jour à une amie québécoise : « Les Québécois forment un peuple qui possède un potentiel énorme mais qui ignore lui-même ce qui le rend si attachant, et qui ignore surtout qu’il ne fait face qu’aux limites qu’il s’impose lui-même. » J’ai eu l’impression qu’il parlait d’Afrique ! En effet, ce jeune qui à Dakar admire Stromae ne sait pas (encore) à quel point ils sont semblables, au-delà de la surface, de la matière, de la façade, des apparences. 

Nous n’arrivons pas encore à trouver les mots pour le dire mais d’autres types de langages sont utilisés tous les jours pour l’exprimer. Une mère met son beau grand boubou traditionnel et se coiffe élégamment à l’occidentale, les cheveux tirés avec un chignon au bas de la nuque. Une de ses filles la suit en robe d’été et cheveux naturels au vent tandis qu’une autre est en djellaba et hijab : deux styles vestimentaires en apparence opposée (la fameuse (fumeuse ?) théorie du choc des civilisations) mais en réalité il s’agit des deux faces de la même médaille. Car il s’agit de vêtement et donc d’apparence. Mais, à l’intérieur, le message est le même :

« Maman, je ne peux pas être ta réplique ! Je voudrais bien l’être. Mais c’est une impossibilité. »

Le début de la rupture, et donc le début de L’Envol, se manifeste par la fin des compromis. La schizophrénie est de plus en plus difficile à perpétuer. Très bientôt, il faudra choisir. En finir avec La Quête.

Alors ? Est-ce moi qui suis partie depuis toujours ou est-ce l’Afrique « authentique » qui n’est plus depuis longtemps ? C’est si dur de se dire que l’on ne partage pas le même monde que ses propres parents. Cela crée une solitude indescriptible. D’où, entre autres, le fameux cri « Papa où t’es ». Sauf qu’aujourd’hui, les papas et les mamans, les tontons et les tatas, eh bien… c’est Nous.

Ndack Kane

(1) Stromae à Dakar : ce n’était pas aussi ‘’formidable’’ ! +++Par Aboubacar Demba Cissokho (APS)+++

Crédit Photo Stromae by @Kmeron

De la question identitaire à la question républicaine : la question républicaine

L’ombre pour la proie

Senegal_retour_de_peche_a_Soumbedioun_800x600Nous disions que vu l’état de nos pays aujourd’hui dans les Afriques, nous n’avons d’autre choix que de refonder nos sociétés. Plusieurs modèles sont possibles. Certains sont religieux comme le modèle confrérique, d’autres laïcs comme le modèle républicain. Mais l’avantage d’un modèle laïc est d’être inclusif. Pour nos cinquante trois jeunes territoires sur le continent, chacun constitué de peuples diverses devant vivre ensemble autrement, la république est alors le choix de la stabilité. Les pères des indépendances l’avaient d’ailleurs tout de suite compris. Cependant, comme l’explique l’ami Mamadou Traoré (Mali), pour qu’il y ait république, il faut des républicains :

« Avant de désigner l'Etat ou le Gouvernement, la République a eu pour sens premier la "Res Publica" et Platon dans son dialogue sur la République parle de justice. La République avant tout c'est, un ensemble de valeurs morales, pas une idée politique. Aucune réforme, aucune mesure institutionnelle ne peut faire d'un individu un républicain. Il faut un acte de conscience individuel. Il faut qu'il acquière ces valeurs morales de lui-même. On peut l'aider dans sa formation pendant sa maturation mais chacun doit trouver au fond de lui-même ces valeurs morales et poser cet acte de conscience qui fait le Citoyen pour que vive la République. Il faut tout le talent d'un Victor Hugo pour que nous puissions toucher du doigt ce que cela coûte au niveau individuel. Dans Les Misérables, Javert  après avoir rencontré Jean Val Jean qui l'a sauvé alors qu'il allait être fusillé sur une barricade, reconnaissant l'ex-forçat qu'il avait le devoir d'arrêter, après une nuit de crise de conscience, se suicide ! ».

C’est dit : il s’agit ici de valeurs. De valeurs morales. La République n’est pas un mot, une abstraction, un rêve mais un comportement. Un acte républicain est un acte conscient de mise en valeur de toute la nation, dans toute sa diversité. Et Mohomodou Houssouba (Mali) de nous offrir cette citation de Pierre-André Taguieff :

« Il s'agit de repenser la figure du Citoyen, qui ne se confond ni avec un individu quelconque, ni avec un consommateur, ni avec le membre d'un groupe ethnique. » 

S’ils ont pu construire des nations, les pères des indépendances n’ont pu construire des républiques. Khadim Ndiaye (Sénégal) fait remarquer que le chercheur Cheikh Anta Diop en exprimait la difficulté déjà à l’époque, dans son ouvrage L’Afrique noire précoloniale (p. 74) :

« Les Africains n'ont donc jamais vécu l'expérience d'une république laïque, bien que les régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs équilibrés. C'est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui s'ignore, comme tout bourgeois français l'était avant la Révolution. Les réflexes profonds de l'Africain actuel se rattachent davantage à un régime monarchique qu'à un régime républicain… Ces séquelles d'aristocratisme ne se seraient extirpées que si l'Africain, au cours de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d'un régime républicain. Aussi la colonisation occidentale républicaine n'a pas pu modifier ces données… »

La conscience de devoir rebâtir les bases de nos sociétés fait dire à l’entrepreneur Ali Diallo (Sénégal, Guinée) qu’une fédération de toutes les ressources, qu’elles soient matérielles, intellectuelles ou artistiques, sera nécessaire. Ce que Ndongo Faye (Sénégal) estime être possible en une génération, après avoir étudié la question au cours de ses recherches. 

Boubacar Coulibaly (Mali) confirme :

« En effet, il nous faut construire ce qui n’a jamais existé, à savoir : l’Afrique ».

Et Omar Ndiaye (Sénégal) d’ajouter :

« Oui, l’Afrique, et surtout : l’homme africain ».

Alors, entre codes anciens et codes modernes, comment choisir quoi prendre et quoi laisser ? Pour la jeunesse africaine, la réponse à cette question peut être l’idée de république. Concrètement, il s’agit de débusquer, au sein de l’État, tout comportement anti-républicain et de ne garder que le reste, à savoir les comportements républicains, que ceux-ci incarnent des valeurs anciennes ou modernes. À l’aube de ce troisième millénaire, la nouvelle Afrique en construction a montré plusieurs fois qu’elle est capable de reconnaître de plus en plus les comportements anti-républicains. 

Dans le cas du Sénégal par exemple, la candidature d’Abdoulaye Wade a été jugée par plusieurs citoyens comme étant anti-démocratique, et plus précisément, anti-constitutionnelle. Les manifestants ont demandé que le principe d’égalité soit respecté. Une fraternité nouvelle doit rassembler les citoyens qui ont également droit au principe de liberté. Suite aux évènements du 23 Juin 2011, des jeunes tels que Fary Ndao (Sénégal, Cap-Vert), ont décidé de s’engager politiquement. Le choix de Fary a été le Parti Demain la République (PDR).

Pourquoi cette problématique des codes anciens et nouveaux se résout-elle avec autant de douleur ? Mamadou Traoré (Mali) pense que c’est parce que nous avons pris l’ombre pour la proie :

Mon expérience personnelle est que, parlant de code, c’est-à-dire de pensée, presque sous forme d’hiéroglyphes, l’humanité entière se rejoint en un génie commun : celui de gérer dans le même mouvement la fragilité de la condition humaine (qui invite à une humanité plus fraternelle) et le décalage entre les aspirations et le vécu. Je vous ai dit un jour que la Banque mondiale et le Fond Monétaire Internationale par exemple, étaient des temples. C’est ainsi. Le génie humain a toujours créé des temples pour matérialiser sur terre ce qu’il pense ne pouvoir se réaliser que dans l’au-delà. A défaut de voir se matérialiser les aspirations même dans le cadre du temple, l’homme a inventé la liturgie. Elle entretient l’espérance de voir se réaliser ses aspirations.Il y a la justice, pour laquelle nous avons créé des palais et en guise de liturgie, le code (civile et pénal en France) et la jurisprudence (pour le monde anglo-saxon). Rendre justice se résume à observer ce qui est prescrit. Il en est de même pour la république, ses lois et ses armes. Il s’agit simplement de faire comme tous les autres pays du monde, suivre ce qui est prescrit. C’est parce que l’homme sait que les hommes ne sont pas parfaits que l’on a créé les lois et que la république a des armes pour faire appliquer ses lois. La République (qui s’entend toujours avec ses lois et ses armes) est une invention du génie humain, selon un code qui nous est commun à tous, pour réaliser sur terre nos aspirations d’une humanité fraternelle. C’est pourquoi ces jeunes sénégalais ont eu raison de chercher à protéger la république. Ils se sont révoltés car l’on a voulu jouer avec leurs lois. Et cela, ce n’est pas la faute de la colonisation ou de l’aliénation, ce n’est pas la faute de l’homme blanc. 

Car en quoi imiter le blanc peut-il conduire à jouer avec ses propres lois ? Cette problématique de codes anciens et nouveaux se résout dans la douleur certainement parce que nous avons pris l’ombre pour la proie et que nous avons chassé en nous cette part de l’universel, créant ce vide pour que : « les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ». 

Il est vrai que l’on dit « Palais de justice ». Et que le second texte de Cheikh Hamidou Kane s’intitule Les Gardiens du Temple.

Mettre fin à l’Errance

C’est à cette réflexion sur la nature de nos sociétés africaines actuelles que Ibrahima Hane nous invite, notamment dans son œuvre à paraître : Errance. L’auteur nous met en garde contre l’errance que vit la jeunesse africaine actuelle : « Nos États sont laïcs et doivent le rester », déclare-t-il. 

Mamadou Traoré (Mali) nous met devant l’urgence de la situation car :

« Le drame justement de l'errance, c’est l'impossibilité de s'enraciner pour pouvoir être citoyen libre du monde. Il nous faut refonder nos états et nous y enraciner pour pouvoir être libre de parcourir le monde et tirer parti des possibilités offertes par les technologies d'aujourd'hui. Nous n'y échapperons pas. »

Notant cette prise de conscience, Philippe Souaille (Suisse, France, Togo) se base sur l’histoire de son propre peuple et du monde pour confirmer la justesse de la trajectoire :

« Oui, il faut changer les mentalités, c'est une révolution nécessaire. Elle sera longue et ardue et certainement pas un fleuve tranquille. Pour aller au-devant des campagnes comme a pu le faire Mao, pour entraîner et convaincre les masses comme ont su le faire des militants religieux ou autres, de causes diverses, bonnes ou mauvaises, au fil du temps, les militants sont, comme on dit, "allés au charbon". Il leur a fallu convaincre en étant présents dans les quartiers, en soutenant les gens… Ce que font les islamistes, les évangélistes, ce qu'avaient fait avant eux les militants communistes… Sauf que là, il s'agit d'inciter les gens à agir par eux-mêmes, à inventer leurs projets, leurs business, et c'est juste le contraire d'une assistance et d'un soutien, hormis peut-être le premier pied à l'étrier. Comment y parvenir ? Je ne sais pas. Mais prendre conscience de la nécessité d'y parvenir, c'est déjà un Grand Bond en avant. »

Ce passage de la question identitaire à la question républicaine ne semble pas propre à la jeunesse africaine. Je le compris le jour où, trouvant le modèle québécois avantageux à plusieurs niveaux, Caroline Simard (Québec, Canada) très critique envers sa province me dit :

« Ndack, tu dis toujours que pour émerger enfin, les Africains doivent faire l’effort de se regarder eux-mêmes. Le Québec a un grand potentiel pour contribuer au monde, bien plus qu’il ne le fait aujourd’hui. Mais pour cela, les Québécois devront eux aussi se regarder eux-mêmes. » 

Se regarder soi-même. Autrement dit, faire face à « L’Ennemi Supérieur », n’est-ce pas Souleymane Gassama (Sénégal) ?

Le début du grand rendez-vous avec l’Universel

Les idées continuent de faire leur chemin tout autour de la planète. « Tant mieux ! », conclut l’amie Sergine Hountondji (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso) : « Car nous irons tous ensemble quelque part ou tous ensemble nulle part ». Ce qui est une évidence pour de plus en plus de jeunes africains, surtout lorsqu’on s’appelle Ibuka Ndjoli, que l’on est congolais et sud-africain de par son père, ivoirien et sénégalais de par sa mère, que l’on a vécu en Afrique du Sud, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, en plus des pays où l’on a étudié et travaillé comme la Belgique, Taiwan et la Chine. Une Grande Royale des temps modernes l’ayant rencontré un jour l’observa avec un grand bonheur dans les yeux et lui dit : « Ibuka, tu es un carrefour de cultures ».

Installé chez lui, sur ce continent berceau de l’Humanité, Cheikh Hamidou Kane observe l’évolution de notre monde et demeure résolument optimiste.

« Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts que nous l’avions été », nous confie-t-il, « ils se connaissent mieux les uns les autres ».

En étudiant le chemin parcouru, depuis Samba Diallo jusqu’à Ibuka Ndjoli, je me dis qu’il a peut-être raison d’être optimiste. Certes, nous sommes déjà morts mille fois et d’autres sacrifices nous attendent, de la part de tous. Mais peut-être, est-ce le prix à payé pour que naisse, enfin, l’homme neuf de Frantz Fanon.

Ndack Kane

De la question identitaire à la question républicaine : la question identitaire

BrazzavilleQui sommes-nous ?

Dans une interview accordée à Jeune Afrique en 2010, l’écrivain Cheikh Hamidou Kane revenait sur son célèbre témoignage, L’Aventure Ambiguë (1961) où son personnage principal, Samba Diallo, fait face à une identité nouvelle, hybride, imposée par la colonisation. La question identitaire posée dans l’œuvre a été résolue par son auteur :

« Je pense qu’il faut se tourner vers sa culture d’origine, non pour retourner aux sources, mais pour y avoir recours ».

À l’échelle continentale, il recommande aux peuples de retrouver leur propre mouvement :

« Il faut faire interagir le passé et l’avenir, reprendre possession de l’espace africain. Ce qu’on apprend de nouveau ne doit pas nous faire oublier les codes anciens. Certaines de nos valeurs du passé sont néanmoins dépassées et il faut leur substituer de nouvelles versions. » 

Mais comment faire le tri et choisir entre quoi prendre et quoi laisser ? Cinquante ans plus tard, la question est toujours d’actualité. Dans cette quête, j’ai moi-même très souvent échangé sur le sujet avec bon nombre d’autres aventuriers, dans nos blogs, fora et réseaux sociaux. J’ai noté que pour les jeunes générations de l’époque post Guerre Froide, rien que savoir déchiffrer les codes anciens peut devenir en soi une épreuve, avant même de penser à un tri à effectuer d’avec les codes modernes. Réassi Ouabonzi (Centrafrique, R. du Congo) le résume en ces termes :

« Nous avons mal à notre histoire ». 

Ce « nous » désigne en particulier les Africains instruits à l’école occidentale. Pas tous, bien entendu. Il y en a qui sont plus enracinés que d’autres. De plus, l’apprentissage de codes nouveaux peut se faire de façon tout à fait consciente. C’est ainsi que Joss Doszen (R. D. du Congo, R. du Congo) relève ce passage du texte de Cheikh Hamidou Kane : 

« Moi, Grande Royale, je n'aime pas l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu'il faut y envoyer nos enfants cependant. L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre. » 

Et l’écrivain Sami Tchak (Togo) de nous inviter à poursuivre la lecture : 

« – Mais, gens des Diallobé, souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies. Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous alors? Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De même, souvenez-vous : que faisons-nous de nos réserves de graines quand il a plu? Nous voudrions bien les manger, mais nous les enfouissons en terre. La tornade qui annonce le grand hivernage de notre peuple est arrivée avec les étrangers, gens des Diallobé. Mon avis à moi, Grande Royale, c’est que nos meilleures graines et nos champs les plus chers, ce sont nos enfants. » 

Il y avait donc cette possibilité pour l’élite de faire un choix stratégique et conscient de conservation du pouvoir royale malgré la colonisation. « Mourir en nos enfants » : pour vivre. La suite, nous la vivons. La renaissance est douloureuse car, en réalité, les dits enfants ont bien vu qu’il ne sera point possible de bâtir sur les fondations anciennes. 

La difficile transition africaine 

À la question « Qui sommes-nous ? » d’Abdoul Seydou (Mali), j’ai fini par répondre : « Des êtres en perpétuel devenir ». Du coup, Souleymane Soukouna (Mali) se demande alors : si l’objectif est de se propulser vers l’avenir, pourquoi la transition africaine est-elle si difficile ?

En analysant le cas du peuple mandingue, Ina Fatoumata Kéné (Guinée) constate qu’à l’époque de la colonisation nos territoires étaient devenus des économies d'exportation : 

« C’est la raison pour laquelle le colonisateur avait pris soin de mettre toutes nos capitales sur le littoral, dans le cas des pays qui ont accès à la mer. C’est d'ailleurs deux de ces capitales du littoral qui se sont le mieux développées en Afrique de l'Ouest : Dakar et Abidjan. En plus d'être des villes servant à l'exportation vers l'Occident, elles ont été des villes touristiques pour ces mêmes Occidentaux. Conakry n'a pas suivi le plan français et a été désavantagée économiquement. Lorsqu’on étudie l'Afrique d'avant la colonisation, les capitales que les gens privilégiaient, dans les empires et royaumes mandingues en tous cas, étaient les villes bien situées par rapport au Fleuve Niger et à ses extensions. C'est pour cela qu'au temps de Samory Touré, la ville de Kankan a été une ville commerciale importante et l’Almamy était bien heureux de l'avoir conquise. Cela permettait d'entretenir un commerce interne dans la région. Le Sahara était également beaucoup plus stratégique qu’aujourd’hui (les distances étaient parcourues avec des animaux comme les chevaux, les chameaux, etc.). Il y avait vraiment une meilleure gestion du territoire qui permettait d'avoir des arrières pays fortifiés. Bien entendu, la voie maritime était tout aussi utilisée, mais pas comme aujourd'hui. Aussi, quand le colonisateur est arrivé, par exemple en Côte d’Ivoire, il a tout concentré dans le littoral, au mépris des gens du nord qui étaient donc obligés de descendre vers le sud. Ce qui fait que le nord s'est dépeuplé alors qu'il était très peuplé à l'époque. Et l’on voit, en pleine crise ivoirienne, beaucoup s’étonner que les peuples du nord soient allés là où le commerce s’est déployé alors que ce n’est qu’une conséquence de la restructuration territoriale découlant de la colonisation. » 

L’historien et aujourd’hui recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Ibrahima Thioub, résume cette problématique en ces termes :

« Contrairement à ce que l'on prétend, le colonisateur ne nous a pas divisés, il nous a unifiés, mais sur des territoires découpés en fonction de ses seuls intérêts : l'évacuation des richesses via les ports. A notre époque, il s'agit de construire de nouvelles territorialités tournées vers nos besoins. » 

C’est dans cette unification de peuples divers au sein de nouveaux territoires que le principe d’égalité, principe républicain, va s’imposer comme condition nécessaire à la stabilité des jeunes nations. L’historien Tidiane Ndiaye (Sénégal) estime qu’il fut le socle sur lequel s’appuyèrent révoltes et guerres de décolonisation. Aujourd’hui, les jeunes issus de ces nouvelles nations sont reconnaissants des luttes de leurs aînés et fiers de leurs origines. Cependant, certains restent critiques quant aux actions menées par ces mêmes aînés durant les cinq dernières décennies. Pour eux, l’imitation ne saura être une stratégie : il faudra réaliser ce qui n’a pu l’être hier avec les nouveaux outils disponibles aujourd’hui. 

C’est ainsi que Khadim Ndiaye (Sénégal), bien que d’accord sur la stratégie de l’enracinement et de l’ouverture de Senghor, souhaiterait que plus de ressources soient engagées dans l’enracinement. 

Et Ina Fatoumata Kébé de noter dans les cas du Burkina Faso et de la Guinée :

Sankara est un homme intègre et un militant qui s’est sacrifié pour nous. Il est devenu un héros pour la bourgeoisie noire de notre génération. Cependant, il ne faudrait surtout pas oublier qu’il était méprisé par beaucoup de Burkinabés de la génération précédente et, parmi eux, par beaucoup de paysans parce qu’il exportait une vision politique venue d’ailleurs que les populations ne comprenaient pas. Et sûrement qu'il a négligé d'y adjoindre une vraie politique du changement pour expliquer et justifier ce qu'il faisait aux gens sur toute l’étendue du territoire national. Chose nécessaire quand l’on souhaite changer en profondeur les mentalités de peuples issus des Savanes. Pareillement, Sékou Touré était méprisé par beaucoup de Malinkés car, vu qu’il était communiste, il piétinait la nature commerçante des Malinkés du pays avec la main mise de l'État. Ce que ces derniers ne comprenaient pas. En plus, il disait aux traditionalistes que tous les hommes étaient égaux – ceux-ci de demander alors : « Ah oui ? Depuis quand ?». 

Évoluant dans un autre contexte, la jeunesse africaine tente aujourd’hui de prendre le recul qui s’impose pour se poser les questions de son siècle. Ainsi, à la question identitaire s’ajoute celle du territoire, sous fond de crise grave de leadership. Et ceci pour le continent considéré aujourd’hui comme le plus jeune au monde sur le plan démographique. Ce qui a fait dire à l’écrivain Yambo Ouologuem, déjà dans les années soixante-dix lors d’une interview : 

C'est pour cela même que l'on constate la chose suivante: l'indépendance qui aurait pu fournir à l'Afrique un renouveau des idées et de la littérature, une fois que le combat de la  dénonciation du colonialisme fut achevé, cette indépendance acquise théoriquement n'a apporté qu'une castration de la littérature et de la force vive qui devait faire la sève de la jeune génération. Et quand bien même on voudrait offrir à l'Afrique des chances de s'exprimer, on s'aperçoit qu'il y a un tel grouillement, un tel craquement dans les structures de base, qu'il est difficile que quelque chose surnage. 

Il n’y a donc d’autre choix que de refonder nos sociétés. Abdoul Aziz Sy (Sénégal) est convaincu de la nécessité de nous doter d’une nouvelle constitution, ainsi que des moyens de la faire respecter. Ce qui serait, pour Mourad Guèye (Sénégal), une opportunité unique pour nous d’intégrer, avec pragmatisme, des outils simples et modernes, dans le but de libérer – enfin ! – tout le potentiel d’un peuple.

Ndack Kane

Ma foi, c’est l’africanité

africanitéQuand le passé est confus, et que le brouillard s'abat sur l'avenir, reste le présent qui est encore sous contrôle. Le présent et puissoi. Il est toujours possible de se regarder soi-même et d'en tirer quelque chose.

Alors, je m'observe, je vois comment je me comporte avec mes enfants. Puis je remonte dans le temps. Ma relation avec mes parents. La relation de mes parents avec mes grands-parents. La relation des grands-parents avec les arrières-grands-parentsNotre monde a tellement changé. Ma grand-mère écoutait toujours mon arrière-grand-mère avec humilité. Ma mère n'osait pas couper la parole à ma grand-mère. Il m'est arrivé plusieurs fois d'exiger des explications à ma mère… quelle audace ! Et me voici aujourd'hui entrain de fournir des explications à ma fille, par ma propre initiative, pour lui faire comprendre qu'après ces devoirs, elle a aussi des droits, même envers sa propre mère.

Les variables sont nombreuses. Les peuples africains sont présentés comme figés alors qu'ils ne sont que révolutions depuis la nuit des temps, mais révolutions lentes et silencieuses qui aujourd'hui s'accélèrent et explosent.

Le problème serait l'éducation: je ne sais pas. L'éducation commence à la maison et quand je m'observe, je ne vois rien de figé à la maison depuis mon arrière-grand-mère. Il faudrait enseigner Cheikh Anta Diop à l'école. Là encore, je ne sais pas. J'ai lu quelques oeuvres de Diop mais, je l'avoue, pas avec la même passion que j'ai eu à lire Émile Zola. Peut-être parce que mon africanité est difficile à mettre en mot. Un ami rappelait, face aux marches et contre-marches de ces derniers jours, que de tout temps les peuples africains ont marché et peuplé le monde. Une errance qui a donné naissance à l'humanité et qui se poursuit.

Mon africanité c'est une goutte de lait qui coule d'un sein. C'est une larme, un silence, un oeil qui brille, un rire, un sourireMon africanité, c'est lorsqu'après onze années de pratique d'un art martial japonais, mon sensei me dit un jour de grand froid, alors que je déposais mes bottes à l'entrée du dojo: "Comment fais-tu pour arriver ici toujours avec un sourire ?". Mon africanité c'est un coucher de soleil à Saint-Anicet, en pleine campagne québécoise, que je reconnais et avec qui je dialogue en vieille amie comme lorsque je l'observais étendue sur les dunes de sable de mon enfance. Mon africanité ce sont mes rires qui, issus de ces dunes de sable à Dakar, éclatent avec les mêmes sonorités dans ma gorge lors d'une glissade en luge sur la neige de Montréal. Mon africanité c'est la bataille pour manger la chair mince du cou du poulet autant à la Tabaski qu'à Noël.

Mon africanité c'est ma foi. Et je ne parle pas de religion. Et je ne parle pas non plus de tradition (qui englobe la religion). Je parle de vie.

Ce bonheur, cette joie, chez l'humain, d'être en vie. Un bonheur qui a vu le jour quelque part en Afrique, qui a depuis été propagé de par le monde, et nous voici tous aujourd'hui.

La clé de nos problèmes est en nous-mêmes.

 

Ndack Kane