Le FIFDA 2017 se place sous le signe de la mémoire et de l’identité

Gurumbe. Copyright

Pour sa cinquième édition, le Festival International des Films de la Diaspora Africaine (FIFDA), qui aura lieu du 8 au 11 septembre dans plusieurs cinémas parisiens, célèbre la mémoire et l’identité. Mémoire des Africains du continent vue de l’intérieur, mémoire de leur diaspora située entre deux rives : de ces deux faces de l’Histoire découlent les questionnements identitaires que vivent au quotidien les milliers d’Africains, locaux ou immigrés, et d’afro-descendants de la diaspora.

Des mémoires enfouies ou niées  

Après Tango Negro, de Dom Pedro de Angola, qui remettait au goût du jour les origines africaines du tango, Gurumbe exhume les traces de la présence d’esclaves en Espagne : les racines profondément africaines de la musique andalouse. Independencia nous envoie vers d’autres mémoires ibériques : celles de la lutte angolaise pour l’indépendance, une des plus longues et des plus éprouvantes de l’Histoire. Des vétérans joignent leur témoignage à des images inédites. Dans le registre de la lutte, le Maroc n’est pas en reste : Fidaa relate le dilemme d’un résistant anti-colonial face à un beau-père collaborateur ayant participé à l’emprisonnement et à la mort de nombreux résistants.  Même combat pour les rastafari de la Jamaïque dans The price of memory, qui demandent réparation à la reine Elisabeth II d’Angleterre pour les années d’esclavage qui ont marqué la belle île, s’inscrivant dans la lutte pour la reconnaissance de l’esclavage qui a pris racine dès 1960.

FIFDA
Mariannes noires, de Mame-Fatou NIANG & Kaytie NIELSEN, à l’affiche du FIFDA 2017.

Un présent à réinventer  

Pour les protagonistes des Mariannes Noires, il est avant tout question de liberté. Liberté de choisir à quelle(s) culture(s) on appartient, à quels principes on adhère. La question de la liberté d’être est tout aussi prégnante chez les héros de Dites-leur que nous avançons, sur l’histoire des universités noires aux Etats-Unis, de Mohammed le prénom, ou de Medan Vi Lever, où l’on explore la problématique du retour avec un humour salvateur. S’y ajoute l’effet de miroir en rapport avec le regard de l’autre. Stand down Soldier, qui met en scène une femme soldat témoignant de son expérience en Irak, inscrit les parcours de la diaspora dans un destin détaché des carcans identitaires, et pose la question du rôle de chacun dans la destinée universelle. Chez le réalisateur de N.G.O. (Nothing Going On), c’est l’espoir suscité par l’ ailleurs qui ressort, poussé par la représentante américaine d’ une fausse ONG. Avec, en prime, une réalisation teintée d’humour pour évoquer des sujets d’une extrême gravité. Déroutant, le FIFDA, comme chaque année !

Voir l’intégralité du programme et les dates de projection

Touhfat Mouhtare

  L’immigré (e) en contexte professionnel occidental

immigré-Disguise1. Le contexte

L’arrivée et l’intégration

 Lorsque l’immigré prend pied dans un nouveau contexte de travail, il a toujours ce sentiment étrange de non appartenance et d’usurpation. Il ne s’agit pas d’un complexe par rapport à son niveau intellectuel, plutôt le  sentiment parasite de ne pas être  le visage attendu. Une sensation qui sait toujours s’inviter et contre laquelle l’expérience ne fait rien. L’immigré se sent toujours le choix de second rang : « ils auraient préféré une blonde aux yeux bleus ». Ce sentiment de l’imposteur on peut le porter longtemps, comme un proche parent, pas amical pour un sou, nous accompagnant dans des pérégrinations universitaires ou même professionnelles ; parasitant estime de soi et intégration sociale, dans la belle France. Une intégration par à-coups, éternels recommencements, face à un pays dit-on “ouvert”; mais dont l’expérience du vivre-ensemble demeure problématique, une paroi étanche, difficilement franchissable ; voire impossiblement franchissable pour les plus malchanceux.

La cohabitation

L’immigré se sent souvent en bas des choix préférentiels. Il est le ‘moindre’, celui dont la voix ne compte pas, dont le point de vue est caduque, un être elliptique, un son diffus, un brouillage. Parfois il s’affirme, lors d’une réunion, et là, miracle ! Il suscite des regards, de l’admiration! Enfin ! « Voilà ma valeur affirmée ! » pense-t-il, avant de retomber dans le rythme lent de l’indifférence.

L’invisibilité noire est un sujet fort dans la littérature et les textes théoriques afro-américains, comme l’ouvrage Invivible Man de Ralph Ellison (1952, Random House) ou  des sujets des Blacks Feminists.  Ce thème montre comment les Noirs ont souvent perçu leur vie/présence comme nulle, facilement tue, face à une écrasante visibilité blanche. La couleur noire représente cette invisibilité, elle écarte des lieux de pouvoirs et soustrait du droit à la parole…à l’existence. Cette invisibilité complique les relations entre communautés (surtout blanche et noire). La race blanche ayant résolu la question de son être au monde ; la noire elle, cherche sans cesse à comprendre, justifier sa présence. Ayant un emploi, elle tente de prouver son bagage, et se sent plus que toute autre amenée à combattre des ennemis physiques et invisibles, car intégrés.

Le sentiment d’échec

L’immigré voit l’échec en le mesurant aux réalités socio-économiques de son contexte d’origine. L’origine représente ce lieu qui nous a tirés comme des flèches du carquois. De là-bas à ici, il y a deux êtres, deux réalités quasi irréconciliables. L’immigré évolue avec deux accents, deux rythmes, deux salaires, deux représentations de lui-même. Le contexte d’immigration est donc un écartèlement identitaire, une manière de faire fusionner celui qu’on est et celui qu’on devient. L’échec pour l’immigré est donc de voir les humiliations qui en nouvelle terre d’accueil, vont tenter de nier sa présence, de l’invisibiliser. Il tente alors d’étouffer cette lecture dépréciative, juxtaposant à cet ante-discours, un nouveau cadre de vie.

2. La remontée

Vivre avec le poids de déplaire et de faillir

L’immigré vit avec le poids de déplaire et celui de faillir. Cette peur le tenaille, il la porte comme un vêtement. Ce vêtement est aussi visible que tout autre.  La peur est l’apanage de tous, mais la peur de l’acceptation de soi est particulièrement prégnante chez les personnes qui, parties de chez elles, doivent retrouver d’autres racines. Leur identité, avec le voyage, a été morcelée, éparpillée aux quatre coins du monde. Ils observent avec envie les êtres complets qui gravitent autour d’eux et qu’ils ne sont pas. Ils sentent le manque, cette cassure. La cassure, le sentiment de diffraction, l’écartèlement culturel, le nihilisme de l’ancien-soi.

Car dans le désir d’intégration, il y a le refus de soi, de là d’où l’on vient. On pense que c’est parce que l’on est d’ailleurs que les choses ne fonctionnent pas comme elles devraient. On veut donc éradiquer complètement ce soi dangereux, cet accent, ces vêtements, ces épices, ces manières de parler. L’on flirte alors bien vite avec la honte de soi, la colère d’être soi. On en veut à la vie le hasard de sa géographie d’origine.

On peut mettre des années avec cette peur. On peut mettre des années à mettre des mots sur son malaise, on appellera cela immaturité, mal chance, racisme (sans ignorer que cela pourrait être le cas). On trouvera des termes pour comprendre la différence de sa situation et cela ne fera que nous rappeler notre isolement.

Revenir ou pas

Immigrer c’est choisir, par choix ou par obligation, à un moment donné, de rentrer dans un système. Ce système offre des privilèges à ceux qui très souvent, doivent oublier le passé. La mort de l’ancien renouvelle l’espérance dans le nouveau. L’Occident demande alors une intégration totale, un abandon à sa cause. Adhérer à ce système c’est entrer dans des modes de fonctionnements idéologiques, faire ce qu’on doit faire parce que tout le monde le fait. Connaître une nouvelle norme. L’immigré choisit alors de re-centrer sa vie dans ce nouveau contexte. S’y sent-il chez lui ? Au début il y arrive, il essaie de s’en convaincre.  L’ambition, la peur du retour, le rejet, la solitude l’y confortent. Il négocie avec lui-même des conditions d’un retour ; sans trop y croire. Mais très souvent pour lui, le chemin (surtout pour les immigrations des pays du sud vers le nord), cette montée-là est sans marche arrière. Elle demande d’aller plus vers l’image de l’Occidental, repartir c’est souvent perçu comme régresser, se pervertir à nouveau.

Le refuge de l’exil

L’exil ou l’immigration ne sont pas toujours des temps de mort ; mais parfois des temps de renaissance. Ils nous changent et représentent,  après la naissance, notre propre choix géographique ou nouvelle naissance. L’exil en tant qu’arrachement représente finalement un départ. Il nous place dans le véritablement lieu, celui que finalement on choisit vraiment. On va s’y établir, construire, donner, mais aussi être détruit.

En fuyant l’autre, l’ancien, on va avoir des blessures, cacher ce que l’on est. On pourra aussi, parfois, le faire revivre. A force de trop le fuir, l’origine rejaillira, et l’on se surprendra à écouter les anciennes musiques, à parler avec de vieilles connaissances, à faire revivre cet accent qui représentait le blasphème. Parce qu’au final, cette soi-disant intégration, vaut-elle vraiment la peine de notre mort ‘définitive’ à nous-même ?

Pénélope Zang Mba

Le regard du professeur Kom

Ambroise Kom est un professeur de littérature reconnu qui longtemps a dispensé son savoir aux Etats-Unis. Il fait partie de ces critiques qui ont beaucoup travaillé sur des auteurs de la trempe de Mongo Beti. Pour le lecteur que je suis, c’est toujours un plaisir d’échanger avec une telle sommité pour confronter une lecture et dans le fond, ouvrir le champ d’une lecture variée d’une oeuvre…


Nous avons donc eu le plaisir d’échanger sur une oeuvre que j’ai rangée dans le rayon de mes coups de coeur 2016 : Racines d’amertume du béninois Landry Sossoumihen.                                                                                                                                                                    

Je ne pense pas que le professeur m’en veuille de rendre public cet échange passionnant. La CENE littéraire a organisé des tables rondes durant le salon du livre de Genève sur les oeuvres qui ont fait partie de la sélection finale du Prix du livre engagé. Je ne sais plus trop comment notre discussion a démarré. Le professeur Kom a relevé le fait que ce premier roman s’il traite de manière relativement intéressante la question du retour des élites africaines sur le continent, il comporte quelques lacunes qui se centrent autour de la récurrente démonstration de la compétence de ce médecin urgentiste béninois basé à Cherbourg dont Landry Sossoumihen relate le combat constant contre la mort. Cette permanence des cas cliniques a été relevée par plusieurs lecteurs soulignant peut être une limite pour l’auteur à fictionnaliser le sujet. Il me semble pourtant dans la lecture que j’ai faite de ce roman qu’il s’agit plus d’une toile de fond importante, un contexte que le romancier propose à ses lecteurs. 

Ce contexte brosse une forme de réussite, le portrait de cette élite africaine qui tente de s'intégrer en France. Une place saisie par le mérite et l'application d’un savoir chèrement acquis. Un renversement d’un certain rapport de force. En effet, si le challenge de Vandji – personnage central – est avant tout de maintenir ses patients en vie, de repousser les affres et offensives de la mort, le lecteur lit aussi une quête passive chez Vandji de la reconnaissance du patient. Je ne serais pas naïf en sous-estimant ce regard à rebours où la question raciale ne peut être expurgée. Toutefois les rapports de force s’expriment dans ce regard premier. D’ailleurs ce regard est proposé sous trois formes différentes dans ce roman. Celui d'un milieu socio-professionnel pédant, se cachant derrière des statuts et des lois pour refuser à Vandji la reconnaissance de ses pairs. Celui d’une vieille dame affable et sans intention trouble qui souligne à Vandji de manière douce qu’il n’est pas indispensable en France et que le vrai challenge pour lui est de répondre aux attentes en terme de santé des Béninois. Enfin, il y a celui de François Pesnel qui offre par sa folie, l’expression d’un discours franc et sans équivoque : vous êtes en France un sous-médecin, un médecin esclave. Ambroise Kom souligne que ce regard dans la sphère publique est beaucoup plus important à analyser que ce qui est exprimé dans les salons ou dans le secret du lit conjugal.

Dans le fond, la réussite sociale est finalement dans le rapport à ce regard. La discussion prend une tournure passionnante. On sent dans les mots que la réussite des élites en France est une imposture si ce regard est sous-pesé. Et d’une certaine manière les démonstrations en compétence de Vandji ne font que souligner un mensonge qui ne dit pas son nom. Produit du système américain, j’ai le sentiment qu'Ambroise Kom à une lecture outre-Atlantique du sujet. Mais il rappelle qu’aux Etats Unis, le rapport à l’autre est différent. Dans le fond, si le job est bien fait, on se fout du regard de l’autre. La condescendance ne s’exprime donc pas de cette manière. Et pout caricaturer la chose, je dirai qu'en France, avant que la question de la compétence soit posée, il est demandé au Noir en France : "Que fais-tu là ?"

Il y a donc une débauche inutile d’énergie de Sossoumihen selon le point de vue exprimé par Ambroise Kom à vouloir prouver quoique soit à celui qui décide d’accueillir ou pas. De plus, il pousse son analyse plus loin en rappelant que sur la terre d’origine, Vandji n’est pas attendu et le sentiment d’impuissance est criard.  Ce que j’aime dans cette discussion avec cette homme de lettres camerounais droit dans ses bottes, ce sont les partis pris assumés. Et la littérature, c’est avant tout cela. La sphère familiale qui, de mon point d'attaque, est intéressante puisqu’elle est dans le cas de Vandji un lieu de perpétuels questionnements, est relativement secondaire pour l'universitaire camerounais. Tenir debout dans la sphère publique repose pour moi sur cet exo-squelette. Le combat intérieur dans la cellule familiale est essentielle. Il permet de bâtir des hommes et des femmes solides prêts à affronter n’importe quel système, raciste ici, corrompu là-bas. Nayline est la gardienne des rêves de son mari, l’élément non corrompu par le confort et un projet de dissidence. Le discours sur la structure familiale est donc à mon sens tout aussi importante que les combats menés sur la place publique.

Dans le fond, tous les regards sur Vandji sont instructifs et révélateurs de la réussite ou pas de cet homme et de son intériorité. Mais, le plus important est celui qu'il porte sur lui-même. Face au rejet, le sensibilité de médecin urgentiste béninois touchera un grand nombre de lecteurs. Droit dans les yeux, le professeur Kom me regarde.

Lareus Gangoueus

Réflexions : de la misère des lucides dans un monde simplifié

lucides-les deux Fridas
Les deux Fridas. Frida Kahlo, 1939.
« Et sans doute notre temps… préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être… Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »

Feuerbach, (Préface à la deuxième édition de L'Essence du christianisme).

 

La propension à ne point s’intéresser à ce qui a réellement du sens, caractéristique de notre siècle et de bien d’autres aussi, toutefois plus forte dans le nôtre, détourne notre attention des questions que nous devrions nous poser pour garantir notre progression dans la longue marche de l’humanité. Pourtant, croire que l’homme, quoique rationnel, conscience de soi et présence au monde, se pose spontanément des questions sur ce qui fonde son existence, n’est qu’une illusion supplémentaire. S’interroger de la sorte suppose l’habitude de penser, de penser dru.

Or la pensée, qui n’exige que temps et disponibilité d’esprit, est rendue de plus en plus difficile, les conditions de son exercice du moins, tant nos conditions économiques et par conséquent sociales, influençant la production et la diffusion de la culture, font la promotion de produits culturels, qui loin de nous interroger sévèrement et d’illustrer notre condition tourmentée d’inquiétude, comme les œuvres des tragiques grecs et de leurs successeurs (Shakespeare, Corneille, Racine), détournent des préoccupations majeures si bien qu’il devient même sacrilège d’y faire attention. Distrait à force de bêtise et d’inconsistance, tel est l’homme de notre de notre temps. Projeté dans un monde factice libéré de la difficile condition d’homme, le consommateur, dont la seule préoccupation est l’usage passif de produits, s’est substitué au citoyen qui, parce c’est un acteur responsable, se fait le devoir de comprendre sa société et de participer à son progrès.

Epargné des épouvantables guerres qui, il y a encore soixante-dix ans, sévissaient sur presque chaque génération, ses libertés civiles et politiques garanties par la victoire de la démocratie libérale, gavé d’individualisme, épargné de conditions matérielles pénibles du fait d’une croissance effrénée pendant trois décennies, l’Occident, longtemps défenseur passionné de la grandeur de l’homme et des valeurs fondamentales de cette dernière (malgré les très graves égarements dus à la croyance en l’infériorité d’autres races), donne des signes de lassitude. L’Occident ce n’est plus la pensée irrévérencieuse et fougueuse qui au prix d’âpres combats bousculait toute idée d’asservissement, de domination, bref de conduite irrationnelle. L’obscurantisme et les tutelles de toute sortes vaincues par son audacieuse pensée ont été remplacés par une autre tare, l’un des travers de sa philosophie économique : la volonté de simplification.

Pourtant, simplifiez, simplifiez ! La condition de l’homme, même moderne, demeurera complexe et surtout tragique ! Le besoin de penser, de comprendre ne sera jamais remplacé par une technologie et une culture. Celles qui se proposent les dangereux buts d’épargner des peines et difficultés sans lesquelles cependant l’homme n’émerge pas, sont simplement donquichottesques ; elles prennent des moulins à vent pour des géants. Cette perte du sens de la réalité pour s’enfermer dans l’idéal réduit la capacité à affronter le réel, et diminue la capacité de négocier face au destin, mais expose plutôt à le subir. Ce n’est en effet pas en esquivant la réalité qu’on lui tient tête et qu’on trouve un modus vivendi, mais en s’y frottant.

Seulement, penser dans un contexte où tout est organisé pour tenir la réflexion à distance, suppose, lorsqu’on ne naît pas philosophe, que la conscience ait été marquée par un phénomène ou un évènement qui renvoie si profondément en soi même, que, confronté à ce soi qu’on interroge et qui nous interroge à son tour, naît un dialogue intérieur dont la synthèse formera notre appréhension propre du réel, donc notre pensée. Les impressions que le monde fait sur nous se réfléchissent sur notre conscience, et de ce rapport naît notre vision propre. Ce n’est en effet que par la friction du moi avec les phénomènes ou le réel que nous sommes capables de réagir. Ainsi on prend conscience de soi et, partant de là, du fait qu’un véritable rapport au monde nécessite l’analyse préalable de ce dernier par le moi. C’est grâce au commerce et à la pratique fréquents de la pensée qu’on affronte le réel, qu’on le décompose car penser (logein) favorise la compréhension de ce qui lie les phénomènes entre eux. Et sont dits intelligents ceux qui, du fait de leur clairvoyance, lient aisément les faits entre eux. L’habitude de l’observation, de la réflexion, le souci d’objectivité, de vérité et de rationalité donc qui caractérisent les âmes marquées par le mouvement et par le courage de voir et d’accepter la réalité telle qu’elle est, se fondent comme un lingot, dans le creuset de la lucidité.

A la différence des romantiques qui vivent selon leurs sentiments et leur imagination, animés par l’hubris, personnages de tragédies portés à l’éclat et au fracas dans la manifestation de leur personne, qui, selon que leur surcroit d’énergie et de désordre sont apprivoisés ou non, produisent soit du très grand et du très beau, soit du pitoyable, les lucides, armés de cette lumière qui les rend perspicaces, ont la passion du réel auquel ils n’ont aucune envie d’échapper. Ils l’acceptent parce qu’on ne le réinvente pas, mais on ne le modifie que par la confrontation. Une telle capacité à analyser les phénomènes dans les détails qui fondent la pertinence des vues, la sureté du jugement assurée par la prudence et le doute qui se refusent à la facilité des apparences, produisent des étrangetés qui finissent toujours par déranger leurs semblables, comme la plupart des humains mus par leurs humeurs, leurs passions et leurs intérêts plus que par la sainte raison, elle aussi, ne l’oublions pas caractéristique, certes contraignante, mais sans doute la plus importante, de l’humain.

Là est le début de la misère des lucides. Ayant en horreur la propension naturelle, qui marque l’histoire de l’humanité, à se laisser conduire par les affinités groupales, nationales, régionales, partisanes, religieuses et tout rapprochement fondé sur autre chose que la vérité objective, ils défont des liens affectifs si cela est nécessaire, bravent des autorités quand elles se montrent injustes et violent les lois. On croirait de telles personnes sans cœur tant elles raisonnent et analysent en permanence ; ce sont, au contraire, lorsqu’on y regarde bien, des personnes d’une grande sensibilité, mais qui fuient toute sensiblerie.

Stromae à Dakar

Stromae GangoueusAu début du mois de mai, nombreux ont été les internautes sénégalais qui ont eu à échanger sur la tournée africaine de l’artiste Stromae, tournée qui a eu comme point de départ un concert à Dakar. Les échanges furent encore plus nombreux après ledit concert. Les critiques furent positives comme négatives sur l’artiste et sur l’organisation mais toujours passionnées. Cette passion me surprit et m’a rappelé quelque part l’atmosphère de la première élection de Barack Obama. Le lien entre les deux ? Il s’agit à chaque fois d’un métis ayant un parent africain et qui a pu accéder à une renommée internationale.

J’ai pu lire dans les réactions des uns et des autres que Stromae est vu comme un enfant de l’Afrique qui a pu réussir dans le monde et qui revient chez lui, «sur la terre de ses ancêtres»(1)… Mais l’artiste lui-même ne le voit pas ainsi et je le comprends.

Je ne suis pas un métis biologique comme Stromae. Je suis née et j’ai grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de dix-sept ans et demi. Je suis ensuite arrivée à Montréal pour faire mes études que j’ai achevées il y a deux ans seulement. Parallèlement, j’ai donné et donne encore des charges d’enseignement, je m’investis dans l’édition et aussi, quand je peux, dans l’écriture. Je me suis mariée à Montréal, j’y ai eu mes enfants. Je suis en quelque sorte devenue adulte dans cette ville où je vis depuis dix-huit ans et demi. Et… j’y suis très heureuse ! Je ne le dis pas pour le dire. Je le dis parce que pour l’immigré, le bonheur peut être une quête un peu plus difficile à entreprendre.

Au départ de mes études, j’essayais de retourner en Afrique régulièrement. Mais, un jour, il y a eu comme une rupture. Je ne suis plus retournée sur le continent depuis treize ans. C’était une décision voulue et consciente. Pour moi la rupture était nécessaire pour rendre l’envol effectif. Bien sûr, ce n’était pas une rupture affective mais une rupture géographique. Un besoin de prendre du recul, territorialement parlant. Beaucoup de recul. Pour voir l’Afrique non plus en surface, dans sa matière, ses façades, ses apparences. Mais dans sa plus grande intimité. C’est-à-dire à l’intérieur de moi-même. Pour cette quête, le froid et l’isolement de l’hiver québécois a été d’une aide précieuse.

Qu’ai-je trouvé dans cette quête ? Une admiration de mes pairs, notamment pour Obama, pour Stromae, pour ces noirs qui en réalité sont des métis, des métis culturels surtout, qui sont comme dit Stromae « de nulle part ». Oui, il dit dans une interview de Jeune Afrique l’année dernière : 

« Je suis de nulle part. Comme un équilibre impossible et comme une richesse incroyable ». 

La quête identitaire est résolue chez lui d’une manière pragmatique et positive. J’ai beaucoup apprécié sa perspective et je m’y suis bien plus reconnue que dans cette réflexion très belle de Fatou Diome, dans Le Ventre de l’Atlantique : « Partir, c’est devenir un tombeau ambulant rempli d’ombres, où les vivants et les morts ont l’absence en partage. Partir, c’est mourir d’absence. »

J’avais cru moi aussi être partie. Et même être partie trop tôt, trop loin. Mais en réalité j’étais partie et ce depuis toujours ! J’étais partie dès l’entrée à l’école, lorsque j’ai commencé à vivre en wolof, à penser en français et à prier en arabe. Plus de trois mille ans d’Histoire humaine infusés au cœur de l’être d’une petite fille de six ans… et on lui demande de définir qui elle est ! Je ne ressens pas d’absence. Je me retrouve un peu partout. Et si Stromae dit être de nulle part, j’ai souvent l’impression d’être de partout. Peut-être est-ce la même chose finalement. 

Moussa Kane avait peut-être raison, lorsqu’après lecture de L’Exil, il me dit :

« Tu as longuement développé le thème de l’exil géographique mais j’ai également décelé dans ton texte le thème de l’exil face à sa propre société, la solitude du poète… même si tu l’as pas beaucoup développé. »

Ne pas se sentir chez soi quand on vit depuis toujours chez soi… Une solitude tout de même bien relative quand on sait lire, qu’on aime lire et que l’on a eu la chance de rencontrer très jeune un Charles Baudelaire sur son chemin. Mais comment sortir de ce spleen ?

Si les colonisations se sont faites souvent par les armes, la défaite de l’aïeul doit-elle condamner à jamais la descendance ? Voici un continent où l’on redoute, plus que tout, la colère de l’aïeul disparu, ce qui est une bonne chose (que de savoir rendre hommage à ceux qui nous ont précédé). Mais qu’en est-il de la responsabilité que nous avons envers le petit-fils à venir ? Qui, aujourd’hui, pense à lui ?

Ces jeunes qui admirent Obama, qui admirent Stromae, ne sont pas à la recherche de quelque chose qui leur est étranger. C’est complètement l’inverse : ils se reconnaissent dans ces êtres qui sont en réalité leurs semblables et je ne parle pas de couleur de peau mais  d’aspirations, du fait d’avoir des origines africaines et d’être capable de participer en tant que partenaire respecté à la fameuse mondialisation, sans être donc encore et toujours celui qu’on asservit. 

Berceau de l’humanité, l’Afrique est loin d’être vieille, le temps étant une mesure que bouleverse nos (r)évolutions. Au contraire, il s’agit aujourd’hui du continent le plus jeune du monde. Mais c’est aussi le continent qui reçoit le moins de la mondialisation. Un ami français disait un jour à une amie québécoise : « Les Québécois forment un peuple qui possède un potentiel énorme mais qui ignore lui-même ce qui le rend si attachant, et qui ignore surtout qu’il ne fait face qu’aux limites qu’il s’impose lui-même. » J’ai eu l’impression qu’il parlait d’Afrique ! En effet, ce jeune qui à Dakar admire Stromae ne sait pas (encore) à quel point ils sont semblables, au-delà de la surface, de la matière, de la façade, des apparences. 

Nous n’arrivons pas encore à trouver les mots pour le dire mais d’autres types de langages sont utilisés tous les jours pour l’exprimer. Une mère met son beau grand boubou traditionnel et se coiffe élégamment à l’occidentale, les cheveux tirés avec un chignon au bas de la nuque. Une de ses filles la suit en robe d’été et cheveux naturels au vent tandis qu’une autre est en djellaba et hijab : deux styles vestimentaires en apparence opposée (la fameuse (fumeuse ?) théorie du choc des civilisations) mais en réalité il s’agit des deux faces de la même médaille. Car il s’agit de vêtement et donc d’apparence. Mais, à l’intérieur, le message est le même :

« Maman, je ne peux pas être ta réplique ! Je voudrais bien l’être. Mais c’est une impossibilité. »

Le début de la rupture, et donc le début de L’Envol, se manifeste par la fin des compromis. La schizophrénie est de plus en plus difficile à perpétuer. Très bientôt, il faudra choisir. En finir avec La Quête.

Alors ? Est-ce moi qui suis partie depuis toujours ou est-ce l’Afrique « authentique » qui n’est plus depuis longtemps ? C’est si dur de se dire que l’on ne partage pas le même monde que ses propres parents. Cela crée une solitude indescriptible. D’où, entre autres, le fameux cri « Papa où t’es ». Sauf qu’aujourd’hui, les papas et les mamans, les tontons et les tatas, eh bien… c’est Nous.

Ndack Kane

(1) Stromae à Dakar : ce n’était pas aussi ‘’formidable’’ ! +++Par Aboubacar Demba Cissokho (APS)+++

Crédit Photo Stromae by @Kmeron

De la question identitaire à la question républicaine : la question républicaine

L’ombre pour la proie

Senegal_retour_de_peche_a_Soumbedioun_800x600Nous disions que vu l’état de nos pays aujourd’hui dans les Afriques, nous n’avons d’autre choix que de refonder nos sociétés. Plusieurs modèles sont possibles. Certains sont religieux comme le modèle confrérique, d’autres laïcs comme le modèle républicain. Mais l’avantage d’un modèle laïc est d’être inclusif. Pour nos cinquante trois jeunes territoires sur le continent, chacun constitué de peuples diverses devant vivre ensemble autrement, la république est alors le choix de la stabilité. Les pères des indépendances l’avaient d’ailleurs tout de suite compris. Cependant, comme l’explique l’ami Mamadou Traoré (Mali), pour qu’il y ait république, il faut des républicains :

« Avant de désigner l'Etat ou le Gouvernement, la République a eu pour sens premier la "Res Publica" et Platon dans son dialogue sur la République parle de justice. La République avant tout c'est, un ensemble de valeurs morales, pas une idée politique. Aucune réforme, aucune mesure institutionnelle ne peut faire d'un individu un républicain. Il faut un acte de conscience individuel. Il faut qu'il acquière ces valeurs morales de lui-même. On peut l'aider dans sa formation pendant sa maturation mais chacun doit trouver au fond de lui-même ces valeurs morales et poser cet acte de conscience qui fait le Citoyen pour que vive la République. Il faut tout le talent d'un Victor Hugo pour que nous puissions toucher du doigt ce que cela coûte au niveau individuel. Dans Les Misérables, Javert  après avoir rencontré Jean Val Jean qui l'a sauvé alors qu'il allait être fusillé sur une barricade, reconnaissant l'ex-forçat qu'il avait le devoir d'arrêter, après une nuit de crise de conscience, se suicide ! ».

C’est dit : il s’agit ici de valeurs. De valeurs morales. La République n’est pas un mot, une abstraction, un rêve mais un comportement. Un acte républicain est un acte conscient de mise en valeur de toute la nation, dans toute sa diversité. Et Mohomodou Houssouba (Mali) de nous offrir cette citation de Pierre-André Taguieff :

« Il s'agit de repenser la figure du Citoyen, qui ne se confond ni avec un individu quelconque, ni avec un consommateur, ni avec le membre d'un groupe ethnique. » 

S’ils ont pu construire des nations, les pères des indépendances n’ont pu construire des républiques. Khadim Ndiaye (Sénégal) fait remarquer que le chercheur Cheikh Anta Diop en exprimait la difficulté déjà à l’époque, dans son ouvrage L’Afrique noire précoloniale (p. 74) :

« Les Africains n'ont donc jamais vécu l'expérience d'une république laïque, bien que les régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs équilibrés. C'est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui s'ignore, comme tout bourgeois français l'était avant la Révolution. Les réflexes profonds de l'Africain actuel se rattachent davantage à un régime monarchique qu'à un régime républicain… Ces séquelles d'aristocratisme ne se seraient extirpées que si l'Africain, au cours de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d'un régime républicain. Aussi la colonisation occidentale républicaine n'a pas pu modifier ces données… »

La conscience de devoir rebâtir les bases de nos sociétés fait dire à l’entrepreneur Ali Diallo (Sénégal, Guinée) qu’une fédération de toutes les ressources, qu’elles soient matérielles, intellectuelles ou artistiques, sera nécessaire. Ce que Ndongo Faye (Sénégal) estime être possible en une génération, après avoir étudié la question au cours de ses recherches. 

Boubacar Coulibaly (Mali) confirme :

« En effet, il nous faut construire ce qui n’a jamais existé, à savoir : l’Afrique ».

Et Omar Ndiaye (Sénégal) d’ajouter :

« Oui, l’Afrique, et surtout : l’homme africain ».

Alors, entre codes anciens et codes modernes, comment choisir quoi prendre et quoi laisser ? Pour la jeunesse africaine, la réponse à cette question peut être l’idée de république. Concrètement, il s’agit de débusquer, au sein de l’État, tout comportement anti-républicain et de ne garder que le reste, à savoir les comportements républicains, que ceux-ci incarnent des valeurs anciennes ou modernes. À l’aube de ce troisième millénaire, la nouvelle Afrique en construction a montré plusieurs fois qu’elle est capable de reconnaître de plus en plus les comportements anti-républicains. 

Dans le cas du Sénégal par exemple, la candidature d’Abdoulaye Wade a été jugée par plusieurs citoyens comme étant anti-démocratique, et plus précisément, anti-constitutionnelle. Les manifestants ont demandé que le principe d’égalité soit respecté. Une fraternité nouvelle doit rassembler les citoyens qui ont également droit au principe de liberté. Suite aux évènements du 23 Juin 2011, des jeunes tels que Fary Ndao (Sénégal, Cap-Vert), ont décidé de s’engager politiquement. Le choix de Fary a été le Parti Demain la République (PDR).

Pourquoi cette problématique des codes anciens et nouveaux se résout-elle avec autant de douleur ? Mamadou Traoré (Mali) pense que c’est parce que nous avons pris l’ombre pour la proie :

Mon expérience personnelle est que, parlant de code, c’est-à-dire de pensée, presque sous forme d’hiéroglyphes, l’humanité entière se rejoint en un génie commun : celui de gérer dans le même mouvement la fragilité de la condition humaine (qui invite à une humanité plus fraternelle) et le décalage entre les aspirations et le vécu. Je vous ai dit un jour que la Banque mondiale et le Fond Monétaire Internationale par exemple, étaient des temples. C’est ainsi. Le génie humain a toujours créé des temples pour matérialiser sur terre ce qu’il pense ne pouvoir se réaliser que dans l’au-delà. A défaut de voir se matérialiser les aspirations même dans le cadre du temple, l’homme a inventé la liturgie. Elle entretient l’espérance de voir se réaliser ses aspirations.Il y a la justice, pour laquelle nous avons créé des palais et en guise de liturgie, le code (civile et pénal en France) et la jurisprudence (pour le monde anglo-saxon). Rendre justice se résume à observer ce qui est prescrit. Il en est de même pour la république, ses lois et ses armes. Il s’agit simplement de faire comme tous les autres pays du monde, suivre ce qui est prescrit. C’est parce que l’homme sait que les hommes ne sont pas parfaits que l’on a créé les lois et que la république a des armes pour faire appliquer ses lois. La République (qui s’entend toujours avec ses lois et ses armes) est une invention du génie humain, selon un code qui nous est commun à tous, pour réaliser sur terre nos aspirations d’une humanité fraternelle. C’est pourquoi ces jeunes sénégalais ont eu raison de chercher à protéger la république. Ils se sont révoltés car l’on a voulu jouer avec leurs lois. Et cela, ce n’est pas la faute de la colonisation ou de l’aliénation, ce n’est pas la faute de l’homme blanc. 

Car en quoi imiter le blanc peut-il conduire à jouer avec ses propres lois ? Cette problématique de codes anciens et nouveaux se résout dans la douleur certainement parce que nous avons pris l’ombre pour la proie et que nous avons chassé en nous cette part de l’universel, créant ce vide pour que : « les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ». 

Il est vrai que l’on dit « Palais de justice ». Et que le second texte de Cheikh Hamidou Kane s’intitule Les Gardiens du Temple.

Mettre fin à l’Errance

C’est à cette réflexion sur la nature de nos sociétés africaines actuelles que Ibrahima Hane nous invite, notamment dans son œuvre à paraître : Errance. L’auteur nous met en garde contre l’errance que vit la jeunesse africaine actuelle : « Nos États sont laïcs et doivent le rester », déclare-t-il. 

Mamadou Traoré (Mali) nous met devant l’urgence de la situation car :

« Le drame justement de l'errance, c’est l'impossibilité de s'enraciner pour pouvoir être citoyen libre du monde. Il nous faut refonder nos états et nous y enraciner pour pouvoir être libre de parcourir le monde et tirer parti des possibilités offertes par les technologies d'aujourd'hui. Nous n'y échapperons pas. »

Notant cette prise de conscience, Philippe Souaille (Suisse, France, Togo) se base sur l’histoire de son propre peuple et du monde pour confirmer la justesse de la trajectoire :

« Oui, il faut changer les mentalités, c'est une révolution nécessaire. Elle sera longue et ardue et certainement pas un fleuve tranquille. Pour aller au-devant des campagnes comme a pu le faire Mao, pour entraîner et convaincre les masses comme ont su le faire des militants religieux ou autres, de causes diverses, bonnes ou mauvaises, au fil du temps, les militants sont, comme on dit, "allés au charbon". Il leur a fallu convaincre en étant présents dans les quartiers, en soutenant les gens… Ce que font les islamistes, les évangélistes, ce qu'avaient fait avant eux les militants communistes… Sauf que là, il s'agit d'inciter les gens à agir par eux-mêmes, à inventer leurs projets, leurs business, et c'est juste le contraire d'une assistance et d'un soutien, hormis peut-être le premier pied à l'étrier. Comment y parvenir ? Je ne sais pas. Mais prendre conscience de la nécessité d'y parvenir, c'est déjà un Grand Bond en avant. »

Ce passage de la question identitaire à la question républicaine ne semble pas propre à la jeunesse africaine. Je le compris le jour où, trouvant le modèle québécois avantageux à plusieurs niveaux, Caroline Simard (Québec, Canada) très critique envers sa province me dit :

« Ndack, tu dis toujours que pour émerger enfin, les Africains doivent faire l’effort de se regarder eux-mêmes. Le Québec a un grand potentiel pour contribuer au monde, bien plus qu’il ne le fait aujourd’hui. Mais pour cela, les Québécois devront eux aussi se regarder eux-mêmes. » 

Se regarder soi-même. Autrement dit, faire face à « L’Ennemi Supérieur », n’est-ce pas Souleymane Gassama (Sénégal) ?

Le début du grand rendez-vous avec l’Universel

Les idées continuent de faire leur chemin tout autour de la planète. « Tant mieux ! », conclut l’amie Sergine Hountondji (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso) : « Car nous irons tous ensemble quelque part ou tous ensemble nulle part ». Ce qui est une évidence pour de plus en plus de jeunes africains, surtout lorsqu’on s’appelle Ibuka Ndjoli, que l’on est congolais et sud-africain de par son père, ivoirien et sénégalais de par sa mère, que l’on a vécu en Afrique du Sud, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, en plus des pays où l’on a étudié et travaillé comme la Belgique, Taiwan et la Chine. Une Grande Royale des temps modernes l’ayant rencontré un jour l’observa avec un grand bonheur dans les yeux et lui dit : « Ibuka, tu es un carrefour de cultures ».

Installé chez lui, sur ce continent berceau de l’Humanité, Cheikh Hamidou Kane observe l’évolution de notre monde et demeure résolument optimiste.

« Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts que nous l’avions été », nous confie-t-il, « ils se connaissent mieux les uns les autres ».

En étudiant le chemin parcouru, depuis Samba Diallo jusqu’à Ibuka Ndjoli, je me dis qu’il a peut-être raison d’être optimiste. Certes, nous sommes déjà morts mille fois et d’autres sacrifices nous attendent, de la part de tous. Mais peut-être, est-ce le prix à payé pour que naisse, enfin, l’homme neuf de Frantz Fanon.

Ndack Kane

Autopsie d’asticots

Se pare qui voudra des noms de ses aïeux :
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux ;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,
(…)
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père
Pierre Corneille, Don Sanche d’Aragon, Acte I, Scène III

Il y a une obsession des racines comme il y en a une de la pureté, qui est une maladie infantile, la seule peut-être que je n’aurai jamais eu. J’ai déclenché, une fois, un mini-cataclysme sur Facebook en contestant ironiquement, me basant sur Desproges, le fait que les Nantais fussent Bretons. Je n’avais rien contre Nantes, ni contre les Bretons, mais je trouvais simplement risible et lamentable cette espèce de quête, de fièvre identitaire ambiante. Tout le monde veut être Breton ou Corse ou Alsacien, Tout le monde veut retrouver son patronyme Juif abandonné durant l’occupation par des grands-parents plus soucieux de leur survie que de s’appeler Lévy ou Blumenthal. Tout le monde veut être quelqu’un d’autre, rattaché à quelque chose qui le dépasse et sublime l’identité qu’il pense avoir déficitaire.

Personne n’a envie d’assumer seul ses soixante-dix kilos d’eau et d’os. On a besoin d’un grand-père qui a fait ou fui la guerre, on a besoin de faire partie d’une minorité, coûte que coûte. Alors on cherche par tous les moyens de trouver ce qui peut nous rattacher à un autre groupe, supérieur à soi-même mais suffisamment restreint pour ne pas que l’identité acquise se dilue. Et ce n’est pas là le constat de quelqu’un qui « renie » son arbre généalogique. Je suis simplement indifférent à tout ce folklore. Je me fiche de savoir si mon sang vient de Tolède ou de Tombouctou. Que mes ancêtres aient lâchement abandonné le champ de bataille ou se soient fait attachés à leur monture pour ne le quitter que mort ou victorieux m’indiffère au plus haut point. Que mon trisaïeul ait vendu des esclaves ou vu son frère emporté vers l’Amérique ne m’intéresse pas.

Que d’aucuns perdent leur temps à ces gamineries qui constituent, en elles-mêmes, un aveu de faiblesse, me sidère. On est toujours le fils d’un lâche, c'est-à-dire d’un homme qui refusa qu’avec sa mort sa race ne s’éteigne. Toute recherche généalogique est autopsie d’asticots.

 

Joël Té Lessia