La Folie de Salomé, un théâtre de Sékou Kadjangabalo

la-folie-de-salome-finalA Kanni,  au pays de Raskolnikoff, du Prêtre et autres Saints aux patronymes immensément bruyants, Salomé, le seul personnage féminin de cette pièce de théâtre,  prévient qui l’entend: souviens-toi du piège ! Du piège ou plutôt des pièges du jeu politique dont la logique, castratrice à souhait, jette l’anathème sur ceux qui osent garder leur lucidité, leur indépendance d’esprit et leur droit à l’impertinence. Autrement, comment comprendre La Folie de Salomé dans le théâtre de Sékou Kadjangabalo ? Celle dont il s’agit, en effet, est un personnage singulier et solitaire, modèle de cohérence et de résistance, qui ne se laisse pas distraire par les calculs politiques malsains des uns et des autres. Renvoyée à un asile de fous pour avoir trop parlé, Salomé sera abattue par trois coups de revolver  pour  avoir  refusé de signer ce qu’il convient d’appeler l’acte de récupération.

A travers cette intrigue éminemment politique, c’est le théâtre de Sékou Kadjangabalo  qui déroule au lecteur  un tapis rouge sur trois séquences. Même si le dramaturge dans le liminaire conseille :  Ne tombez pas amoureux de cette chose que le verbe va conjuguer tout au long de ce cercle scénique, il sera impossible au lecteur de ne pas se laisser emporter par  la force poétique, les envolées philosophiques et  l’ironie alerte de ce théâtre de Sékou qui rappelle celui de Kossi  Efoui, de Kangni Alem et autres tractographes, selon le nom consacré par le critique togolais Apedo-amah aux dramaturges qui ont participé du renouvellement de l’écriture dramatique au Togo dans les années 90.  Sékou en était un, acteur et témoin de cette période des évènements, pour reprendre ici une formule de Kossi Efoui. Et son texte La Folie de Salomé rend compte des évènements tout en jouant agréablement bien le jeu de l’intertexte, du clin d’œil (ou de plume ?) amical  aux autres mâles de la génération 90 :

             Cela a commencé le jour où je suis allée  danser au bal des fous ! Au coucher du soleil, à l’heure où la schizophrénie entend pousser les fleurs du mal, je suis allée trouver mes copains, des mâles à la gueule sale, dans le carrefour de la poésie, de l’amour et de la liberté. C’est là que nous avons forniqué avec la dignité des bidasses, le premier trophée à notre tableau de guerres. C’est aussi là, au compte rendu de l’histoire, que tout a basculé. Sur les milles routes possibles du Golgotha, rejetés par parents et amis, encouragés par quelques grosses pointures mathématiciennes, et ayant castré nos entrailles, nous avons entrepris la difficile ascension de notre chemin de croix.

Ainsi parle Salomé, l’héroïne de Sékou dont la folie secoue les faux semblants, tourne en dérision la récupération politique, dénonce la violence, le conditionnement, la trahison et autres bêtises des dictatures ubuesques.  A l’image des personnages de Sony Labou Tansi, Salomé refuse la compromission pour éviter l’état honteux et la défaite de l’esprit. Elle représente à elle seule un monde, une société, une SA-Lomé, une société anonyme nommée  Lomé,   l’espace d’intenses négociations, la femme carrefour où tout se joue. En témoignent les tentatives de récupération politique orchestrées, chacun à sa manière, par les personnages de Raskolnikoff et du Prête ou les tentatives de récupération sexuelle  entreprise par le personnage de Saint Pompilius.  Et tout comme un espace, Salomé est saturée, étouffée  par la sur-présence des hommes et leurs diverses récupérations. Elle ne peut que devenir folle devant tous ces canons dans lesquels on voudrait l’enfermer.

Le théâtre de Sékou est un théâtre qui donne plus de voix (voies ?) aux hommes qu’aux femmes.  Son univers dramatique, et par extrapolation son imaginaire, est très phallocratique. Dans la pièce, on compte au moins cinq personnages masculins contre un seul personnage féminin. Et pourquoi la folie est-elle incarnée par la seule femme de la pièce ? Peut-être parce qu’il s’agit d’une folie positive, d’une folie saine et lucide à travers laquelle le dramaturge édifie un modèle d’« héroïne du refus » pour ce monde où les femmes sont généralement  attirées par les billets craquants, les villas, les voitures et tout ce que Gide appelle les nourritures terrestres.

Dans tous les cas, avec La Folie de Salomé, Sékou Kagnangabalo signe sa (re)descente dans les arènes littéraires et nous espérons que cela l’obligera à d’autres défis de création avec sa plume longtemps restée en berne comme il aime à nous dire lors de nos discussions.

La littérature togolaise, du silence à la présence

Le Togo fut l’un des premiers pays à livrer à l’Afrique des romanciers. Déjà en 1929, Félix Couchoro, que se disputaient longtemps les critiques du Bénin et du Togo, publiait des feuilletons dans la presse des deux pays. Son succès fut retentissant mais aléatoire, à cause des aléas de la politique coloniale. Il fallut attendre une vingtaine d’années plus tard pour que d’autres fils du pays tentent à leur tour l’expérience de l’écriture. Et, c’est en en pleine colonisation que David Ananou publia en 1955 son premier roman, Le fils du Fétiche, une œuvre didactique et au ton moralisateur fustigeant l’animisme et célébrant les vertus du christianisme conquérant. Les années 60 à 80 connurent une pléthore d’écrivains dont les noms ornent encore les manuels de littérature : Victor Aladji, Gnoussira Analla, Julien Atsou Guenou, Koffi Mawuli Agokla, Towaly, Yves Emmanuel Dogbé et le premier et unique best seller de la littérature togolaise, Tété Michel Kpomassie avec son carnet de voyages, L’Africain du Groenland, préfacé par Jean Malaurie.

Mais nul ne saurait expliquer pourquoi, très vite, le roman est passé au second plan de la scène littéraire togolaise, le théâtre prenant la vedette de manière incontestable. La popularité du Concert-Party dans ces années-là, genre théâtral populaire en langue nationale, aurait-elle facilité la prise du pouvoir littéraire par les dramaturges ?

Un conflit de genres

Si la poésie n’a jamais vraiment décollé malgré les tentatives de quelques passionnés (Sena Kuassivi, Kossi Guenou, Yves-Emmanuel Dogbe, etc.), le théâtre togolais n’est pas resté en marge du roman. Ses débuts remontent à la fin des années cinquante avec la publication en 1956 de Fasi de Anoumou Pedro Santos. Mais c’est surtout à partir de la période après indépendance que des dramaturges se sont illustrés. Le genre connu alors un franc succès avec des dramaturges comme Modeste d’Almeida, Senouvo Agbota Zinsou ou encore Koffi Gomez et occulta pendant des années le roman. Mais le paysage politique rendit impossible l’éclosion du genre et contraint plusieurs de ses pionniers à l’exil. Aussi, les planches furent désertées par les spectateurs, laissant les comédiens et les dramaturges sans public.

Dans les années 80, Kossi Efoui et Kangni Alem crèvent l’écran, en remportant l’un à la suite de l’autre le prestigieux Prix Tchicaya U’Tamsi du Concours Théâtral Interafricain organisé par RFI. Puis, des comédiens et metteurs en scène comme Alfa Ramsès, Léonard Yakanou, Banissa Méwê, Gaetan Noussouglo, Richard Lakpassa, Koriko Amoussa et d’autres reprirent le flambeau, essayant tant bien que mal de perpétuer la tradition théâtrale au Togo, notamment à travers le très couru FESTHEF (Festival du Théâtre de la Fraternité). Le public est au rendez-vous, faisant du théâtre, un art en phase total avec les revendications politiques de l’époque. Dans les années 2000, sur la scène théâtrale on retrouvait plusieurs compagnie : Louxor d’Alfa Ramsès, Tambours Théâtre de Richard Lakpassa et Hans Masro, les 3C de Rodrigue Norman. Les metteurs en scène dominent toujours cette scène (Marc Agbedjidji, David Ganda, Basile Yawanke, Leonard Yakanou, Alfa Ramsès…), même si les auteurs de théâtre l’ont un peu déserté, suite au renouveau constaté dans le genre romanesque.

La littérature togolaise aujourd'hui

Après plusieurs années à se chercher, des écrivains togolais ont inscrit en lettre d’or leur nom dans l'hémicycle des littératures du monde, à travers le roman, genre international par excellence. Parmi les précurseurs, on retrouve quelques transfuges de l’art théâtral, Kossi Efoui et Kangni Alem, rejoints quelques années plus tard par Sami Tchak, Théo Ananissoh, et récemment par Edem Awumey. A l’exception de Theo Ananissoh, tous ces auteurs ont la particularité d’avoir remporté le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire !

La nouvelle vague de romanciers a réussi à sortir le roman togolais de son cadre national et à l’internationaliser, grâce à leur accession aux grandes maisons d’édition (Serpent à Plumes, Gallimard, Seuil, Jean-Claude Lattès, Mercure de France) et à l’internationalisation de leurs thématiques. Leurs pratiques de la littérature va jusqu’à la provocation, comme on peut l’observer avec des titres qui ont provoqué la polémique à leur sortie comme Eclaves de Kangni Alem et Al Capone Le Malien de Sami Tckak. Si certains critiques soulignent la forte présence des hommes, très peu de femmes se sont livrées à l’exercice du roman. Les Souvenirs de Pyabelo Kouly Chaold publiés en 1978 furent suivis des romans de Gad Ami en 1986 et de ceux de Christiane Akoua Ekue un peu plus tard. D’autres écrivaines emboitèrent le pas à ces romancières. : Jeannette Ahonsou-Abotsi, Emilie Anifrani Ehah, Laklaba Talakaena, Henriette Akofa et plus récemment Fatou Biramah, Kouméalo Anaté ou encore Lauren Ekué…

Pérennité et relève ?

La littérature togolaise connaît donc une saison assez fleurie. Mais certaines voix s’élèvent pour prévenir d’un tassement éventuel si rien n’est fait pour assurer la pérennité et la relève des auteurs. Dans un pays où la tradition littéraire n’a pas un siècle d’écriture, les initiatives pour relever ce défi sont nombreuses et prises très au sérieux par les promoteurs culturels. Parmi elles, on peut citer la création de maison d’édition (Harmattan-Togo, Moffi, Awoud, etc.), l’adoption récemment d’une politique culturelle, la création d’un festival, "Plumes francophones", qui par son concours de nouvelles a révelé de nouveaux talents. Toutes ces initiatives, on l’espère, feront pousser des ailes à ces jeunes écrivains qui essayent de redorer le blason d’une littérature, pas inexistante, mais qui aurait besoin d’un coup de pouce pour passer totalement à la lumière.

La relève semble être assurée. Plusieurs jeunes écrivains ont été publiés localement et semblent vouloir rivaliser avec leurs prédécesseurs. Des noms comme Noun Fare, Anas Atakora, David Kpelly, David Ganda, Essenam Kokoè, Alex Halley et bien d’autres sont à retenir, car ils seront peut-être la prochaine génération d’écrivains togolais à rivaliser avec Kossi Efoui, Kangni Alem, Edem Awumey ou encore Sami Tchak.

Marthe FARE

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