Devant la douleur des autres

Chacun d’entre nous a un degré différent de résistance à Dieu, aux inégalités sociales, à la douleur, aux visions d’horreur, etc. Je résiste assez bien au premier, mais mon insensibilité s’épuise rapidement en descendant cette liste.

J’ai vu, hier, avec beaucoup de retard, les images d’un ranger pakistanais exécutant, sur la voie publique, en plein jour, un jeune homme arrêté quelques minutes auparavant. Elles rappellent furieusement – et sauvagement – la photo prise par Eddie Adams de Nguyen Ngọc Loan, chef de la police sud-vietnamienne abattant, d’une balle de revolver, un prisonnier Viêt-Cong menotté. Ou encore celles du soldat guinéen assassinant, à coups de couteau, en pleine rue, un manifestant pacifique et désarmé.

Me sont revenues en tête, depuis, d’autres images plus dures et plus sordides. La mort imbécile. La mort inutile.

Je me rappelle l’encéphale ouverte d’un enfant de cinq ans, le rouge et le blanc, le sang et la cervelle par terre. Son père n’avait pas toléré qu’il renverse la plaquette d’œuf achetée au « Mauritanien » comme on disait. C’était une hache. L’exode rural n’a pas effacé chez tous les paysans les reflexes d’antan. Le geste fut rapide et précis. Un crâne d’œuf au milieu de coquilles brisées. Le rouge, le blanc, le jaune et le noir, enfin réunis. « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirais quelque jour vos naissances latentes. »

Samuel Doé, le sergent-chef, l’ancien des forces spéciales américaines, assassinant des ministres attachés à des mâts, face à la mer. L’appel du large. Âmes à la mer : les yeux de Gary Cooper. Samuel Doé, le Président, torturé sous la camera devant son bourreau se désaltérant d’un gorgée de bière fraîche, l’été à Monrovia est desséchant, vous savez. L’oreille droite, puis la gauche et le reste. Alouette ! Le coffre de la voiture, l’homme-tronc qu’on en tire. Les rires et les cris. J’avais dix ans lorsqu’enfin, un cousin me montra les images. On supporte moins facilement la torture que la mort véritable. « La mort est un fait brut. On n’apprend pas à mourir », la torture est lente et répétitive, assez lassante à vrai dire. Qui vit par le feu.

Une cigarette au bec. Ils avaient osé lui mettre une cigarette au bec. Ils fumaient à ses côtés, eux aussi, armes au poing et bandana taché de sang, aux couleurs du drapeau américain, pauvre Washington, sur le front. Des mercenaires Libériens, moins chers et plus expérimentés que leurs confrères sud-africains. La tête était posée sur un tronc d’arbre, immobile, souriante, clope au bec. Fumer tue.

La mèche de Lumumba, docile et plaquée. Les troufions lui offrirent à boire. Il refusa. Christ à ses heures. Comme au Fils de l’Homme on lui perça le flanc… d’un coup de pataugas. C’était Patrick. Sa voix nasillarde ne s’élèverait plus. Le bon Roi Baudouin achevait sa sieste au Palais de Bruxelles, le Congo s’enflammait.

Je me souviens du visage d’une enfant colombienne calme dans la boue, le regard apaisé, même pas accusateur. Dans ses yeux, le jardin d’Éden s’annonce, pendant que son corps s’enfonce dans la fange et l’enfer.

Je me souviens… Quiconque écrit « je me souviens » se sait menteur. On ne se souvient jamais de rien. Le cœur plus que la tête recrée les émotions et les peurs passées. Et ce que ce gueux retrouve sous la tranquillité du savoir-vivre, c’est la puanteur des horreurs, passées, présentes et à venir.

 

Joël Té-Léssia