Dramé de la vie quotidienne

Bousso DraméComme tout le monde, j’ai souvent rêvé d’enlever et torturer des agents consulaires français. Des considérations somme toute mondaines m’ont jusqu’ici empêché de passer à l’acte : l’expiration de mon permis de conduire, l’horreur du sang, le code pénal…  Pour cette raison et pour d’autres[1], je ne peux que compatir avec Bousso Dramé, la jeune femme sénégalaise qui révulsée cette semaine par le traitement indigne qu’elle juge avoir reçu au consulat de France à Dakar, annonça dans une attendrissante lettre publique son refus pur et simple du visa qui venait de lui être accordé. Depuis sa dénonciation publique des conditions d’accueil et du traitement réservé aux demandeurs de visas dans les locaux du consulat de France, Bousso Dramé et sa lettre sont devenues le point de ralliement et le catalyseur de décennies de frustration et d’indignation, symboles miraculeux de la proprement désastreuse et "humiliante" politique d’immigration française.

Là s’arrête hélas ma sympathie. Que les médias aient trouvé en elle le porte-flambeau idéal, me surprend à peine (qu’attendre d’autre de leur part?) : belle, jeune, polyglotte, bardée de diplômes et en pleine réussite, cette martyre est plus présentable que le manutentionnaire analphabète qui a dû renoncer au troisième tour devant les grillages de fer de la rue Assane Ndoye. Que le public s’y laisse prendre est malheureux.

Ce qui n’était et n’aurait dû rester qu’un geste d’humeur, compréhensible et probablement honorable prend de plus en plus des allures d’opération politique et de communication, insensible à tout sens de la mesure et à toute ironie : avec une page Facebook et ses milliers de « fans », avec interview pour Jeune Afrique, professions de foi et de soutien, chants et poèmes à la « Rosa Parks » de Dakar, réitération de la volonté churchillienne de l’opprimée à tenir, appel à la mobilisation et à la résistance : « je sais que ce combat s'inscrit dans le vrai. Je sais aussi que la vérité triomphera ». C’est écrit sans ironie, ni recul.

Déjà, pour venir étudier en France, la résistante d'aujourd'hui a bien dû demander un visa au consulat, les conditions d'accueil, à l'époque étaient pires, je ne me souviens pas qu'elle l'ait refusé. Son indignation est une réaction d’orgueil et le haut-le-cœur d’une privilégiée qui s'attendait sans doute à un traitement préférentiel de la part des autorités consulaires. Je refuse de rejoindre le choeur consentant et naïf qui a découvert avec elle que les administrations publiques peuvent être éreintantes.

Dans « Accueillir ou reconduire – Enquête sur les guichets de l'immigration » (2009, Editions Raisons d'Agir, paris), le sociologue français Alexis Spire dresse un réquisitoire passionné et glaçant contre cette politique. Qu’il s’agisse des consulats ou des bureaux d’accueils en France, le constat est le même : flou juridique laissant un énorme pouvoir discrétionnaire aux agents de guichets et intermédiaires, conditions d’accueil indignes, traitement aléatoire et arbitraire des dossiers, caprices administratifs et corruption.

Taux de refus

Mais l’affaire « Dramé » tombe d’autant plus mal que de tous les pays de l’espace Schengen, les services consulaires français sont parmi les moins sévères envers les demandeurs de visa Sénégalais. Cela peut paraître contre-intuitif, mais les chiffres le prouvent. En 2011 et 2012, plus de 65% des demandes de visa "court séjour" déposées auprès des services consulaires français au Sénégal ont reçu une réponse positive. Au plus, il ne s’agit là que de données relatives, en termes absolus, les autorités françaises s’en sortent encore mieux : plus de 16.000 visas de courts séjours sont accordés chaque année par les consulats de France au Sénégal, sur la même période la Hollande n’en accordait qu’une cinquantaine. Et cela, après avoir refusé la moitié des demandes. La France commet assez d'ignominies  pour qu'on lui reconnaisse au moins les actes positifs qu'il lui arrive de poser.

Ceci évidemment ne traduit que l’extrême auto-sélection qui s’opère au sein des candidats à l’émigration (de court ou long séjour). De façon générale, les demandeurs de visa se recrutent parmi ceux qui pensent pouvoir l’obtenir. Les autres ont le plus souvent recours à l’émigration clandestine ou au renoncement. Ce sont eux les victimes, eux qui méritent notre indignation, notre compassion et notre engagement. Pour cela, l'effervecence autour du "cas Dramé" est indécente.

Visas accordés

Si elle n’avait pas été diplômée de Sciences Po et de la LSE (comme elle s'est empressée de le rappeler dans son "je refuse"), il est probable que Bousso Dramé n'aurait pas pris la peine de demander un visa au consulat de France. Et personne n’aurait prêté la moindre attention à son refus. Plus encore, si son statut socio-économique au Sénégal n’avait pas été ce qu’il était, il est certain qu’elle n’aurait pas daigné refuser le sésame en question. Si sa demande de visa n’était pas liée à l’obtention d’un second prix au concours d’orthographe (faut croire que ça existe encore) organisé par l’Institut Français de Dakar, elle ne l’aurait pas obtenu en quatre jours. Dans d’autres circonstances que celles-là et pour le Sénégalais lambda, le consul général de France à Dakar n’aurait pas eu à « s’expliquer ».

L’insensibilité des petites-mains chargées d’appliquer la loi d’airain du gouvernement français en matière d’immigration est de notoriété publique, et ce depuis belle lurette. Tout cela est connu et dénoncé depuis des années par des myriades d’associations et de bénévoles, sans gloire ni récompenses, sans pétulance ni autopromotion, en s’exposant à des risques bien plus grands et terribles que les 10 jours de vacances auxquels Mademoiselle Dramé a dû renoncer. 

Pour d’étranges raisons, ces « détails » semblent avoir échappé à tout le monde. C’est précisément pour cela que les allures de martyre et d’oracle assumées par l’intéressée depuis vendredi dernier me sont insupportables. Les relents d'«Indignez-vous » qui recouvrent cette initiative et l’accueil qu’elle a reçu sont ridicules. 

Que l’on se comprenne bien, je ne nourris aucune animosité particulière – bien au contraire – envers cette jeune femme. C’est le phénomène médiatique ici qui m’intéresse, dans ce qu’il révèle – et omet de rappeler : toutes les victimes ne sont pas dignes du statut de martyre.  Travailler pro-bono selon qu'on est sans le sou ou millionnaire n’a pas le même sens, ni la même force. Les indignations de privilégiés ont quelque chose d’intolérable. De bonnes causes peuvent avoir de mauvais porte-paroles et « martyrs ».


[1] Il se trouve que j’ai rencontré Bousso Dramé et sans ses encouragements, son entregent et sa gentillesse durant les épreuves d’admission à Sciences Po Paris, aujourd’hui, je serais probablement un des soldats de fortune exilés au Ghana par la victoire de Soro Guillaume et de ses alliés.