La commission électorale indépendante kényanne a annoncé hier l'élection de Uhuru Kenyatta, fils prodigue du "Père de l'Indépendance" Jomo Kenyatta, à la présidence de la république, au terme d'une élection "complexe, mais crédible et transparente" selon le porte-parole de la commission. Son rival, le premier ministre Raila Odinga entend contester les résultats des suffrages auprès de la Cour Suprême, tout en appelant au calme et à la modération.
Ces résultats sont à la fois différents et tellement proches des élections de décembre 2007 et février 2008, qui avaient vu la victoire de Mwai Kibaki (déjà contre Raila Odinga) et occasionné de violents affrontements ethniques, causant la mort de 1300 personnes et le déplacement de près de 400.000 kényans. Les résultats de ce samedi 09 mars n'ont jusqu'ici occasionné aucune explosion de violence. Et c'est en partie la résultante de la nouvelle constitution adoptée en aout 2010. C'est également, une des "heureuses" conséquences des troubles de 2008. Suite à ceux-ci, un "gouvernement d'unité nationale" a été mis en place, avec Mwai Kibaki comme président de la république, Raila Odinga comme premier ministre et Uhuru Kenyatta comme vice-premier ministre.
Mais ce calme "retrouvé" ne peut être que temporaire. Suite aux violences de 2008 et à la lenteur de la justice kényane à en traquer et condamner les coupables, une commission d'enquête a été mise en place. Elle attribua à six personnalités publiques kényanes la responsabilité principale dans l'organisation de ces violences inter-ethniques. La liste secrète fut transmise à Kofi Annan président du « panel d’éminentes personnalités africaines » chargé de faciliter la sortie de crise.Ce dernier la remit au procureur de la Cour Pénale Internationale (à l'époque), Luis Moreno Ocampo, qui ne la dévoila qu’en décembre 2010.
« Les Six d’Ocampo » est le surnom donné à ce groupe d'instigateurs supposés: Mohammed Hussein Ali, Henry Kosgey, Francis Kirimi Muthaura, Joshua Arap Sang, William Ruto et… Uhuru Kenyatta.
Ainsi ont été élus président et vice-président du Kenya deux hommes accusés de crimes contre l'humanité par la Cour Pénale Internationale.
William Ruto, ancien soutien d'Olinga ne se serait pas allié à Kenyatta, par solidarité carcérale assure-t-il. Kenyatta, pour sa part, a réitéré ce samedi, sa détermination à collaborer entièrement avec les institutions internationales, et compte bien être présent à la Haye, en juillet prochain, pour la suite de son procès.
Il est fort possible, évidemment, que Kenyatta et Ruto, et les quatre autres membres de la liste d'Ocampo soient innocents. Mais du point de vue de la Justice et des victimes, quel gâchis!
Qui cette situation embarrasse-t-elle le plus? La CPI qui aura accepté de repousser les procès au lendemain des élections. L'Union Africaine qui aura plaidé pendant deux ans pour cette solution. Kofi Annan, missionnaire éternel et expert en compromis qui sortit de son chapeau le gouvernement de coalition de 2008. Les électeurs kényans qui auront inventé le principe "innocent jusqu'à preuve de l'absurde"?
Nous évoquions ici même le cas de Laurent Gbagbo dont le procès à la Haye achève de présenter la CPI comme suppôt des gouvernements en place, contrainte autant qu'enthousiaste à ne juger que ceux que le pouvoir en place et la justice nationale "indépendante, forcément indépendante" daignent lui confier. Avec le cas Kenyatta, nous abordons un degré supérieur dans l'aberration.
Si l'on comprend bien, il faudra organiser les conseils des ministres en fonction des audiences de Kenyatta. Et s’il est condamné par la cour, le ministre de la justice qu’il aura nommé devra signer son arrêté d’extradition, son ministre de l’intérieur désignera les officiers de police qui le conduiront à l’aéroport. Le Président pourra passer la journée à Nairobi, mais devra dormir à la Haye. Et le budget 2014 devra inclure un poste dédié aux voyages pénitenciers du Président.
Les discours à la nation du Président de la République seront en duplex depuis la Haye, évidemment. Pour ses voyages internationaux, le président devra porter un bracelet électronique, demander une permission des juges de la CPI et faire tamponner son carnet de prisonnier par les autorités aéroportuaires – en même temps que son passeport diplomatique. Les accréditations des ambassadeurs se feront par Skype. Etc.
On nage en plein délire : ce n'est plus la justice internationale, c'est "Les Affranchis".
Laisser uncommentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués par *
Bonjour Joël,
Je n'ai pas très bien compris le point que tu veux soulever dans cet article. Quelle est ta position sur cette situation? Il fallait empêcher Kenyatta de se présenter? La Cour aurait du l'enfermer en attendant son verdict? Qu'entends tu exactement par "aberration", "plein délire"? Est-ce qu'il s'agit de celle des Kenyans qui ont choisi d'élire un président accusé de crimes contre l'humanité ou d'autre chose?
Je précise que ces questions ne sont pas une critique de l'article, je voudrais juste comprendre ton point.
Bonjour Lea,
L'aberration c'est que la CPI ait repoussé le procès au lendemain des élections ET que les électeurs kényans ait élu quelqu'un soupçonné d'avoir participé à l'organisation des violences électorales de 2008. On aurait voulu tout organiser pour ridiculiser la justice internationale et insulter les victimes de 2008 qu'on n'aurait pas fait mieux.
Je me permettrai donc juste de dire que :
1. Attention tout de même à ce qu'on appelle la présomption d'innocence. Peut être es tu beaucoup plus informé que moi mais pour l'instant le procès n'a pas commencé et nous ne connaissons pas exactement la teneur des preuves ni le verdict par avance. Il ne s'agit pas là de naïveté de ma part mais du respect d'un principe important à mon sens.
2. La CPI a décidé de repousser le procès mais il n'est pas non plus clair qu'elle l'ait fait pour des raisons politiques ou d'élections (mais de préparation correcte du procès a priori). Après on n'y croit ou on n'y croit pas mais alors c'est une question de remise en cause de la CPI et de ses fonctionnements en tant que tel. Peut être que ton point est en fait celui là (la suppression de la CPI qui, selon toi, n'a plus de crédibilité).
3. Kenyatta a été élu démocratiquement (jusqu'à preuve du contraire – peut être que la Cour Suprême rendera un verdict différent mais pour l'instant on se base là dessus), donc je me permettrai de dire que critiquer le choix des Kenyans de leur Président est une opinion qui porte à controverses. Quelle conclusion peut-on tirer de cet avis? Remettre en cause le principe de démocratie? Je dois ajouter que si mes collègues kenyans lisaient cet article ils en seraient extrêmement choqués.
Je me permets d'intervenir sans avoir néanmoins un avis tranché sur la question, je trouve juste important qu'on apporte un peu de modération et de nuances à ce débat qui n'est pas aussi simple. Etant donné que Terangaweb est un journal qui se veut proche de l'Afrique, j'ai été un peu étonnée de voir un avis tranché si vite sur des questions aussi graves.
Cependant réjouissons nous que les élections kenyanes se soient déroulées sans heurts de grande ampleur (certes 16 morts à Mombasa dont la responsabilité semble être celle des indépendantistes de la côte mais pas d'escalade de la violence dans le reste du pays). Nous croisons également les doigts pour que le verdict de la Cour Suprême (dans un sens ou dans l'autre) ne vienne pas troubler cette paix.
J'entends bien tes arguments. Il est tout à fait probable que l'élection de Kenyatta soit reconnue par la CS. Et comme je l'indiquai précisément dans l'article, il est dans l'ordre du possible qu'il soit reconnu innocent, ou même que la procédure n'aboutisse pas. Sur le vote, je m'en tiens au vieux principe qui veut que le peuple soit souverain – ce qui ne signifie pas qu'il est infaillible. Le vote des électeurs kényans est à accepter. La présomption d'innocence de Kenyatta, à respecter.
C'est une situation un peu à la Catch-22, il n'y a pas de bonnes solutions. Peu importe ce qui sort de la procédure de la Haye, ni la CPI, ni Kenyatta, ni les électeurs Kényans, ni les victimes des évènements de 2008 n'en sortiront grandis ou satisfaits.
La première sera soupçonnée d'avoir relegué la justice à la politique, ou d'avoir participé à une plus grande déstabilisation politique. Kenyatta portera le sordide honneur d'être le premier président africain devant expliquer au monde (au cours de son mandat) qu'il n'a pas commis de crimes contre l'humanité. Les électeurs n'auront pas sanctionné l'alliance objectivement politicienne et scandaleuse entre Ruto et Kenyatta, nouveaux amis de la Haye. Les victimes de 2008… à peine 1/3 des déplacés internes ont pu être relogés. Et je ne parle que des vivants.
PS : les articles publiés dans « ce que je vois » n’engagent nullement « Terangaweb ». Juste leur auteur…
J'ai lu avec attention ton article, cher Joel et les mises en garde ou plutôt la prudence que Léa exprime.
Mais, il est un point qui n'est pas soulevé : Pourquoi un peuple peut voter un homme soupçonné de crime, même par une instance inique et étrangère de surcroit :-). Car, ce n'est pas anodin. Cette question interroge forcément la sacrosainte démocratie kényane et les motifs qui conduisent les populations de nos états reconfigurés depuis la colonisation. Quel est le peuple qui vote Kenyatta? Quel est celui qui vote Odinga? Que représentent ces hommes pour le ou les peuples kenyans. Quand, on sait que les heurts en 2008 ont principalement opposé luo (communauté proche d'Odinga) et les kikuyu (peuple dominant du Kenya dont est issu la famille Kenyatta), je pense sans trop m'avancer qu'on a quelques éléments de réponse. Votez Kenyatta prend alors un sens particulier et dangereux pour la cohésion d'un pays clivé.
La question à mon sens est celui de savoir si le modèle démocratique sous cette forme là est juste. Je ne remets pas en cause la démocratie, mais son application par un suffrage universel direct au Kenya. C'est une petite réflexion de fin de journée…
Ne pas voter Kenyatta, c'est livré l'enfant d'un peuple du Kenya, même s'il est poursuivi par la justice internationale. Ne défendait-il pas "nos" intérêts…
La CPI a bien des défauts, j'ai consacré assez (peut-être même trop) de lignes à les rappeler sur ce site. Et certains de ces défauts sont consubstantiels à cette forme de justice internationale : elle ne peut généralement qu'intervenir à la demande des Etats ou après que tous les recours dans le pays en question ont été épuisés. Ca ouvre la porte à toutes les fenêtres : Gbagbo devant les juges, Soro Guillaume en liberté; Omar Al-Bashir inculpé et libre, l'administration Bush non-inculpée et fière, Kenyatta qui fait la navette etc.
Ca n'enlève rien au fait que la liste des 6 a été composée par une commission indépendante. Et avant d'accuser des personnages aussi importants de l'état, il fallait certainement qu'ils aient quelques billes dans leur poche.
Quand dans une démocratie des institutions indépendantes accusent un homme de crimes impardonnables, dans mon esprit cet homme a le devoir de laver son honneur avant de
rechercher l'immunité offerte par la politique. Et Omar Al-Bashir et Alassane Ouattara, d'une certaine façon le montrent assez bien, il n'y a pas meilleur immunité que la présidence de la république. Kenyatta fera un ou deux tours à la Haye. Et quand il en aura assez, il ne s'y présentera plus.
Sur le vote, j'avais bien évidemment en tête l'élément ethnique. Mais non seulement je ne ferai pas aux Kényans – qui s'en fichent peu ou prou – l'injure de penser qu'ils ont voté selon des critères essentiellement ethniques. Mais surtout, comme je l'ai écrit ici même (http://terangaweb.com/comment-votent-les-africains/ ) les choix électoraux en Afrique sont aussi complexes et multidimensionnels qu'ailleurs.
Leur vote est un puzzle, pour moi. Je l'accepte. Mais je ne le respecte certainement pas. (L'idée qu'on devrait "respecter" les choix électoraux ou les opinions des gens m'a toujours semblé idiote.) Le calcul politique entre Kenyatta et Ruto était flagrant depuis le départ. Les accusations contre eux, des plus graves. La seule réponse logique c'est peut-être qu'ils aient vraiment détesté les positions d'Odinga.
Ou que le suffrage universel n'ait pas été… respecté. Mais n'allons pas par là…
Rappeler le paramètre ethnique n'est pas faire insulte à qui que ce soit, cher Joel. C'est juste refuser de se voiler la face et d'adopter la politique de l'autruche. Les conflits entre luo et kikuyu, je ne les invente et c'est justement faire insulter à la mémoire des disparus que de les ignorer dans une telle analyse.
Dans ton article sur Comment votent les africains, tu poses la question de savoir pourquoi alors autant de minorités gèrent le pays. Parce qu'ils ont simplement cafouillé les élections soient en intimidant l'opposition, soit en bourrant les urnes. J'ai participé à des élections libres dans les années 90, réellement libres, le chef de l'état sortant, appartenant à une minorité n'était même pas au second tour. Comme on dit, chez toi : ça ment pas.
Introduire le paramètre ethnique, c'est posé la question du rapport qu'à l'individu à son clan, sa région, sa nation. Réduire le paramètre ethnique dans le processus de décision en créant des institutions qui tiennent compte de cette réalité. Sinon, on se retrouvera avec des criminels de guerre qui seront reconduits, sans que cela ne pose un problème de conscience à l'électeur.