L’un des défis majeurs auxquels le continent africain sera confronté dans les prochaines décennies est celui du progrès social. Le chemin qui y mène n’est pas inscrit dans un déterminisme historique, ni dans des théories économiques – qu’elles soient classiques, néoclassiques ou libérales – ni même dans les nombreux schémas de développement prônés ça et là. Il est tributaire de contingences aussi insaisissables que confuses, dont les paramètres s’enchevêtrent à divers échelons de l’évolution politique et économique des pays africains. L’expansion démographique croissante, qui a été amorcée depuis les années 1980, les taux de croissance économique encourageants observés depuis quelques années, ainsi que la situation politique mi-figue mi-raisin sont autant de facteurs qui rendent l’avenir du continent imprévisible. Cependant, un certain nombre de tendances lourdes dans ces différents domaines peuvent aider à cerner un champ de possibilités, et définir le périmètre d’espoir permis.
L’ouverture des économies africaines à l’international doit être mieux surveillée. Les accords conclus à l’aveuglette dans le cadre du GATT puis de l’OMC n’ont pas tenu compte de la faiblesse de ces économies et n’ont pas été orientés vers une logique prudentielle, en plus d’être complètement ignorés par l’Union européenne et les Etats-Unis, qui subventionnent leurs producteurs agricoles sans se soucier du respect des règles anti-dumping. De plus, la production économique s’est restreinte à des biens à faible rendement sur le tissu industriel. Elle a favorisé l’enrichissement d’une classe moyenne très restreinte, qui a alimenté par ricochet une élite de fonctionnaires octroyant des licences, agréments et autres contrats. D’ailleurs, dans le petit nombre de pays bénéficiant de gisements pétroliers (le Nigéria, l’Algérie, le Soudan, la Guinée équatoriale, le Gabon, l’Angola entre autres), rares sont ceux qui parviennent à assurer une redistribution équitable de leurs ressources ; c’est plutôt une situation de rente qui y prévaut pour une bourgeoisie restreinte et jalouse de ses privilèges.
A l’heure actuelle, la renégociation des termes de l’échange s’impose aux dirigeants africains, et ceux-ci semblent l’avoir bien compris. Avec la conclusion des Accords de partenariats économiques d’une part, et la création d’unions économiques régionales d’autre part – dont la mise en place d’un tarif extérieur commun à la Cedeao récemment – les États africains ont commencé à orienter leur diplomatie économique vers une coopération plus étendue et plus inclusive à la fois. Néanmoins, l’action économique dans son ensemble devra mieux tenir compte des inégalités entre couches sociales, et par là-même comporter un volet de redistribution qui vise un partage plus équitable des ressources entre les communautés. Le secteur agricole doit continuer sa modernisation tout en tenant compte des externalités positives qu’il doit engendrer. En d’autres termes, il faudra privilégier les branches de production qui ont un impact certain sur la croissance économique, en même temps qu’il sera nécessaire de produire les biens qui sont consommés par les ménages africains et consommer les biens qui sont produits sur les terres africaines. De ce fait, l’exploitation des matières premières doit continuer, mais elle devra bénéficier à l’ensemble de l’économie: industries et services à haut potentiel. La jeunesse africaine doit intéresser les projets économiques en termes de scolarisation et d’emploi : c’est la couche la plus vulnérable des sociétés africaines.
Un moyen assez pratique de résorber le chômage des jeunes en Afrique, mais qui semble totalement oblitéré par les pouvoirs publics, est de mettre en place des clauses d’embauche de main d’œuvre locale lors de l’octroi des agréments ou licences d’exploitation économiques. Qu’ils concernent les terres, les ressources minières, ou les services de télécommunication, les Etats ont l’extraordinaire possibilité, ainsi que la responsabilité morale, d’exiger de la part des investisseurs privés un quota d’emplois locaux applicable aux postes qualifiés des entreprises. Les sociétés minières en particulier doivent intégrer ce paramètre de recrutement.
En ce qui concerne l’avenir politique du continent, il semble de plus en plus incertain. Les énormes efforts fournis par certains Etats ont pu être anéantis ou considérablement amoindris par des facteurs difficiles à maîtriser. Ainsi du Mali où la rébellion touarègue et le coup d’Etat des mutins de Kati ont sapé les progrès démocratiques enregistrés depuis les années 1980. Ainsi de la Côte d’Ivoire dont la stabilité politique a été mise à mal à partir du début des années 2000 et a connu des soubresauts insoupçonnés jusqu’à l’épilogue de 2011, avec l’arrestation de Laurent Gbagbo qui avait confisqué le scrutin présidentiel, mais après un conflit meurtrier. Ainsi du Kenya, où les avancées démocratiques ont souffert du refus de Mwai Kibaki de quitter le pouvoir, et où d’autres formes de violences ont été notées en 2013, au Westgate Mall. D’autres pays ont aussi récemment connu des troubles insoupçonnés: la Guinée-Conakry, où la vie politique est émaillée de clivages ethniques et où les pouvoirs exorbitants de l’armée rendent un coup d’État possible à tout moment. Son voisin la Guinée Bissau demeure un terreau d’instabilité et de trafics en tous genres (drogues, armes, êtres humains); la survie de l’Etat tient à un fil. Plusieurs faits de violence ont du mal à trouver un épilogue: les deux Kivus en RDC, plus généralement l’instabilité dans les Grands Lacs, les coupeurs de routes en Centrafrique, les pirates dans la Corne de l’Afrique, les groupes armés au Nigeria (Boko Haram) et dans la bande sahélo-sahélienne, allant de la Mauritanie au Tchad en passant par l’Algérie, le Mali, le Niger, et la Libye. Le phénomène de la violence semble de moins en moins maîtrisable en Afrique, et rend l’avenir politique du continent largement imprévisible. Last but not least, le vent révolutionnaire qui a soufflé dans le Nord de l’Afrique en 2011 a achevé de démontrer le caractère très incertain du fait politique dans le continent.
Cependant, certains paramètres peuvent être identifiés comme facteurs d’espoir et de progrès dans les années à venir. Dans cette optique, il apparaît tout d’abord que l’apprentissage ou la consolidation de la démocratie sera incontournable. L’instauration du pluralisme politique, dont le tournant des années 1980 a fourni une très bonne illustration, sera plus que jamais nécessaire. Lorsque le pouvoir politique est conquis à travers des élections libres et apaisées, l’économie du pays y trouve une grande bouffée d’oxygène car les investissements privés et l’aide publique au développement sont mieux attirés. La République Démocratique du Congo en a fourni un bon exemple au début des années 2000. De plus, les coups d’État devront connaître un net recul dans les années à venir puisque leurs auteurs sont dorénavant mis au ban de l’ordre politique international. Des pas importants vers la stabilité devraient être faits.
Mieux, le retrait volontaire des dirigeants africains du pouvoir devra rester un facteur de progrès, comme cela a été observé au Ghana avec John Kufuor, au Nigéria avec Olusegun Obsanjo, ainsi qu’au Mali avec Alpha Oumar Konaré. Les plus récalcitrants pourront risquer une confrontation avec l’armée, comme au Nigéria en 1999, au Niger en 1997, au Mali en 1991, ou en Mauritanie en 2007. Les auteurs de coup d’état s’empressent donc désormais d’organiser des élections pour transmettre le pouvoir aux civils pour éviter la mise au ban de la communauté internationale : voyez le Mali, voyez la Centrafrique.
Ainsi, le respect de l’Etat de droit apparaît comme un facteur incontournable de l’évolution politique en Afrique. L’existence d’institutions fortes tirant leur légitimité d’un pacte social –contenu dans la Constitution et validé par les élections – favorise la stabilité d’un pays. L’Etat de droit ne peut pas se limiter au pluralisme politique et à l’organisation d’élections libres et transparentes ; il doit s’approfondir avec l’émergence d’une justice constitutionnelle et d’autorités de régulation qui s’érigeront comme des garde-fous de cet Etat de droit. En même temps, le processus de modernisation des administrations publiques doit se faire prudemment.
Mais cet Etat de droit doit s’enrichir par l’émergence d’une société civile qui tiendra lieu de “watchdog” entre le peuple et les dirigeants, et qui lui permet de s’apaiser et de se consolider. Des acteurs nouveaux comme “Y en a marre” au Sénégal ou “Trop c’est trop” au Burkina Faso ont pu contraindre le pouvoir politique à agir dans un sens favorable à la démocratie. De même, l’existence d’une presse libre et indépendante contribue au renforcement des acquis démocratiques ça et là. Ces acteurs non institutionnels de la démocratie joueront en même temps un rôle de médiateurs. Enfin, mais de manière plus timide et moins certaine, la garantie des droits des minorités marquera l’évolution politique. La promotion politique des femmes – comme avec l’instauration de la loi sur la parité au Sénégal – ainsi que la territorialisation des politiques publiques devront se poursuivre. L’intégration régionale sera aussi déterminante pour les Etats africains, à travers les pôles économiques régionaux comme la SADC, la CEDEAO, la CEEAC, l’UMA, et l’EAC, qui devront jouer un rôle de premier plan. Ce sont ces ensembles régionaux qui pourront mieux porter la voix de l’Afrique au niveau international, comme dans le cadre des négociations relatives aux Accords de partenariats économiques ou dans celui des efforts visant à maîtriser les flux migratoires de part et d’autre.
Dans l’ensemble, les régimes autocratiques comme on en a connu devront être l’exception et la démocratie la règle. Seul un Mugabe au Zimbabwe semble avoir survécu à la vague qui a emporté les porteurs de projets totalitaires comme Tombalbaye, Mengistu ou encore Mobutu. Des Etats comme l’Afrique du Sud, le Bénin, le Cap-Vert, le Botswana, le Ghana, le Sénégal, le Nigéria, Maurice et la Namibie semblent avoir pris le cap de la consolidation de leur vie démocratique. D’autres semblent encore rester dans l’antichambre de la démocratie tout en donnant des signaux encourageants : il s’agit de pays comme le Mozambique, le Niger, le Burkina Faso, le Cameroun, le Burundi, et le Malawi entre autres. Bien entendu, beaucoup d’autres restent sur les étapes les plus rudimentaires du progrès politique : la Guinée-Conakry, la Guinée-Bissau, la Gambie, la Centrafrique, la Somalie, et le Zimbabwe ont été de mauvais élèves. Le tableau, on le voit bien, reste diffus, mais l’espoir reste permis pour une grande part de pays africains. Pour paraphraser Lionel Zinsou, « on ne saurait dire si la démocratie devient vraiment majoritaire, mais on sait déjà dire que la dictature est devenue minoritaire ».
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Merci pour cette réflexion!! Juste deux remarques:
1) Si les voies qui mènent au progrès social sont si incertaines, il me semble que ce n'est pas une raison de reléguer au second plan le rôle des théories économiques, ni des théories de développement. Ces derniers cherchent justement à rendre lucide à l'esprit humain les tendances sur lesquelles ton analyse est fondée.
2) C'est quoi le progrès social ? Car de cette définition dépend la réponse à la question principale de l'article. Enfin, peut-on dire que l'espoir est permis ?
Je vais commencer par la fin: Je n'ai pas tenu à m'attarder sur la définition du progrès social, car je l'entends dans un sens très simple: le progrès économique accompagné d'un volet de redistribution sociale. On ne peut pas y parvenir en limitant nos raisonnements dans des conditions de concurrence pure et parfaite ou autres optiimum de Pareto, ou encore de main invisible.
Donc les théories, je ne les rejette pas complètement, c'est juste qu'elles me paraissent insuffisantes pour léclairer es décideurs politiques et les acteurs économiques. Il vaut mieux aller vers plus de pragmatisme et de réalisme, réaliser des choses concrètes (quotas de postes pour octroyer les agréments, bourses familiales, couverture santé etc. ) Ce sont des conditions sine qua non pour satisfaire les attentes des populations. On nous a servi Smith pour nous fair prendre le train du GATT, Pareto pour les ajustements structurels, et maintenant Keynes pour les infrastructures. Je ne dis pas que rien de tout cela n'est important, mais on devrait plus mettre l'accent sur les voies de la transition socialiste, pour ne pas rater le coche une nouvelle fois.
Enfin, comment expliquer à toutes ces entreprises qui font de bons résultats chaque année à que l'espoir n'est pas permis? Peut-on dire à tous ces pays qui affichent de bons taux de croissance chaque année qu'il n'y a pas d'espoir? Peut-on dire à tous ces jeunes Africains en formation et à la recherche d'emploi: oubliez tout, l'espoir n'est pas permis? Je ne le crois pas.