Ce texte a été initialement publié sur le Blog de Gilles Yabi (gillesyabi.blogspot.com) sous le titre "Changer d'avenir en Afrique de l'Ouest, le pari du WATHI (6): Ce qui change un peu, ce qui change lentement, et ce qui ne change pas". Il fait partie d'une série d'articles qui marquent le lancement du WATHI, un think-tank citoyen et participatif de l'Afrique de l'Ouest, dont l'auteur est le fondateur et président. Nous reproduisons ici cet article avec son autorisation.
Ce qui change depuis une dizaine d’années dans presque tous les pays africains qui ne sont pas englués dans des crises politiques et des conflits violents récurrents, c’est que de vieux projets de constructions d’infrastructures économiques connaissent un début d’exécution. A l’instar de routes transnationales dans chacune des grandes régions subsahariennes, de chemins de fer abandonnés pendant des décennies, d’interconnexion électrique entre pays voisins, d’installation de gazoducs régionaux, d’extension et de modernisation de ports.
Ce qui change malgré tout, c’est le niveau moyen de qualification et de compétences dans les grandes entreprises privées et semi-publiques et dans les cabinets ministériels où une poignée de cadres bien formés et travailleurs sont devenus indispensables pour faire le lien entre les agences de coopération bilatérale et multilatérale et des administrations publiques défaillantes et faire avancer les projets décrétés prioritaires par les chefs d’Etat.
Ce qui change malgré tout, c’est que le développement conjugué du secteur bancaire, des institutions de micro-finance, des établissements privés de formation professionnelle et des initiatives disparates de milliers d’ONG en direction de catégories spécifiques de la population ainsi que les réformes économiques laborieusement mises en œuvre par les gouvernements ont eu pour effet d’insuffler un minimum de dynamisme dans des économies locales longtemps atrophiées.
Derrière ces tendances positives se trouve le relâchement des contraintes du financement de la croissance économique dans la majeure partie de l’Afrique subsaharienne. Ce nouveau souffle financier a été lui-même favorisé par l’allègement significatif du fardeau de la dette extérieure et par les conséquences de la croissance effrénée des puissances dites émergentes, au premier rang desquels la Chine, avide de matières premières et de nouveaux marchés pour son industrie à haute intensité de main d’œuvre… chinoise.
Ce qui change, c’est l’engouement d’une jeunesse nombreuse, dynamique, irrépressiblement attirée par l’ouverture sur le monde que permettent l’Internet et toutes les technologies modernes de l’information. Ce qui change, c’est le stupéfiant succès populaire de la téléphonie mobile dans les villes et dans les campagnes africaines et la diversité des usages utiles qu’en font toutes les couches sociales.
Ce qui change, c’est la coexistence d’une envie de bouger, de rêves d’émigration réussie au sein d’une masse de jeunes désabusés mais parfaitement équilibrés et d’un flux de plus en plus soutenu de retours d’autres jeunes privilégiés, formés à l’étranger, au fait du fonctionnement de l’économie mondiale et convaincus de la possibilité d’allier la recherche d’un bien-être individuel et familial avec leur participation au développement de leurs pays respectifs.
Ce qui change, c’est qu’à Bamako, Cotonou, Abidjan, Lomé, Accra, Lagos, Bobo-Dioulasso, Thiès, Douala, Agadez, Nouadhibou, Ségou, des millions de femmes et d’hommes créent des « micro », des « mini » et des petites entreprises, très majoritairement informelles, recherchent des moyens pour accroître leurs savoirs et leurs savoir-faire et ne comptent sur personne d’autre qu’eux-mêmes pour atteindre le confort de vie auquel ils aspirent.
Il existe un sacré réservoir d’énergie humaine pour aller plus loin et plus haut dans une partie du continent, dans les pays et les régions où le bruit des bottes de rebelles, de militaires, d’extrémistes religieux en tous genres et d’entrepreneurs de la violence et de la haine de l’autre n’anéantit pas toute ambition d’aspirer à une vie normale.
Ce qui ne change pas, ou si peu et trop lentement, c’est la conception de la politique comme un jeu à somme nulle dans lequel le clan qui détient le pouvoir peut utiliser tous les moyens sans exception pour conserver la mainmise sur tous les leviers de l’Etat et sur les ressources économiques du pays avec l’assentiment, ou au moins la tolérance tacite d’une grande partie de la population qui n’a souvent connu que ces pratiques politiques antinomiques à la poursuite de l’intérêt général.
Ce qui ne change pas ou si peu, c’est la conception des administrations publiques exclusivement comme des machines pourvoyeuses de clientèles politiques, de garanties de paix sociale et d’emplois stables dont les faibles rémunérations officielles vont de pair avec l’absence de la moindre exigence de performance et la banalisation de toutes les pratiques corruptives fournissant des compléments de revenus conséquents.
Ce qui ne change pas ou si lentement, c’est la « morale » transfusée par les élites qui, dans trop de pays africains, ont édifié les Etats postcoloniaux sur le socle de la violence, de l’exploitation des faibles, de la condescendance à l’égard des pauvres et de l’association de la détention du pouvoir politique à un droit de jouissance illimitée de tous les avantages.
Ce qui ne change pas et semble se transmettre de génération en génération, au sein des élites, et entre elles et les autres couches de la population, c’est la culture du double langage, du décalage systématique entre le discours et l’action, entre la rhétorique et la réalité, le culte du mensonge permanent. Ce qui ne change pas, ou pas assez vite, dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest et au-delà, c’est la coexistence d’un discours redondant sur la solidarité, la fraternité, le cousinage à l’africaine et des pratiques politiques, économiques, culturelles et sociales claniques, discriminatoires et au fond profondément égoïstes.
Ce qui ne change pas, c’est la préférence collective pour une régulation sociale par la charité ponctuelle et arbitraire des mieux lotis à l’égard des pauvres et des faibles plutôt que la recherche permanente de l’insertion de toutes les couches de la population dans les circuits de production et de distribution des richesses matérielles et immatérielles.
Ce qui ne change toujours pas en dépit des slogans et des réformes éternelles défendues et accompagnées par les bailleurs de fonds internationaux, c’est une structure perverse des incitations qui encourage la lutte sans merci pour l’accès aux positions de rente, – en clair des lieux où l’on peut s’enrichir vite sans travail acharné ni innovation-, et décourage l’effort, la créativité et le dynamisme.
Ce qui ne change pas, enfin, c’est cette peur panique de perdre notre identité africaine dès qu’il est question de changer quoi que ce soit de significatif dans notre manière de faire, de penser et de vivre. Comme si seuls les Africains devaient cultiver des traditions immuables et inattaquables parce que léguées par des ancêtres qui vivaient dans un monde bien différent de celui d’aujourd’hui.
Comme si les enfants qui naissent tous les jours dans chacun des pays de la région n’avaient pas le droit de prétendre à une autre vie et de nourrir des rêves éloignés de ceux de leurs parents, grands-parents et aïeuls. Comme si les valeurs africaines auxquelles on entend s’accrocher envers et contre tout étaient aussi aisées à définir et à citer aujourd’hui.
Comme si ces valeurs jamais clairement définies n’avaient pas été déjà largement entamées par les antivaleurs injectées dans les sociétés par les élites gouvernantes au cours des trois, quatre ou cinq dernières décennies. Comme si chaque génération n’avait pas un droit légitime d’inventaire des valeurs traditionnelles au bout duquel elle en éliminerait certaines, en amenderait d’autres et en créerait de nouvelles correspondant à l’idéal de société auquel elle voudrait tendre.
Dr Gilles Olakounlé Yabi
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