Titre de l’ouvrage : Expériences socialistes en Afrique : 1960-1990
Editeur : Le Temps des Cerises
Résumé : Cet ouvrage collectif, dirigé par Francis Arzalier, étudie les stratégies politiques menées par les mouvements et leaders se réclamant du socialisme en Afrique. Le livre contextualise chacune de ces expériences, en analyse les ressorts intellectuels et sociologiques, les succès et les échecs.
Expériences socialistes en Afrique : 1960-1990 vient combler un vide bibliographique : rares sont en effet les livres tentant une analyse contextualisée non pas d’une expérience socialiste en Afrique, mais des socialismes africains. L’ouvrage présente un autre atout. Contrairement à une habitude autrefois à la mode, il ne se contente pas d’analyser les socialismes africains en tant que différentes doctrines à étudier dans le texte, et ne les réduit pas non plus à leur figure de proue. Les expériences socialistes africaines résultent tout à la fois d’un mûrissement intellectuel des jeunes élites africaines « modernes » dans le contexte plus vaste de l’anti-impérialisme, du jeu de stratégie de ces élites dans leur conquête et leur emprise sur le pouvoir après 1960, de la nécessité de répondre aux aspirations des composantes sociales des sociétés africaines, de la capacité et des limites des pouvoirs se réclamant du socialisme à mettre en œuvre des politiques publiques ambitieuses et progressistes.
Le livre se présente comme une suite d’études monographiques d’expériences socialistes, chacune présentée par un auteur différent. Si les points de comparaison entre ces différentes expériences ne sont pas explicitement mis en avant par les auteurs, le lecteur peut assez facilement s’en faire une idée par lui-même. En effet, le constat général qui s’en dégage est que, malgré de bonnes intentions, ces expériences se sont globalement soldées par des échecs. De surcroît, les causes de ces échecs, au-delà des particularismes locaux, se recoupent dans la plupart des cas. Il demeure qu’un certain nombre de réalisations sociales sont à mettre au crédit de ces expériences socialistes.
Le bilan positif: réforme et révolution des structures sociales
Les décennies 1960-1990, malgré les déboires économiques et les difficultés politiques, ont permis une amélioration certaine des conditions de vie des populations africaines. Comme le rappelle Francis Arzalier dans son prologue, la croissance démographique africaine est exceptionnelle durant cette période, passant de 200 millions d’habitants en 1950 à 600 millions en 1990 (le cap du milliard d’habitants aurait été franchi en 2009). Ce dynamisme démographique s’explique avant tout par les progrès en matière de santé publique, qui sont à mettre au crédit des nouveaux régimes indépendants. En matière d’éducation, les avancées sont également importantes : le nombre d’enfants scolarisés dans les écoles primaires est multiplié par 4, par 6 dans les écoles secondaires et par 20 dans les universités entre 1960 et 1983. Enfin et surtout, l’indépendance met fin aux nombreuses vexations coloniales que subissaient les populations : travail forcé, absence ou faiblesse des droits individuels, marginalisation politique et économique, etc.
Dans ce contexte général, quelle est la spécificité des expériences socialistes ? Les régimes se réclamant du socialisme se singularisent par une volonté renforcée de mettre à bas les rapports de domination politique et économique issus du colonialisme ou des structures traditionnelles locales. Dans sa contribution, Amady Aly Dieng souligne ainsi l’abolition de la chefferie traditionnelle en Guinée Conakry comme la marque du volontarisme socialiste des premières heures politiques de Sékou Touré. Il en va de même au Ghana où Nkrumah met fin aux privilèges aristocratiques, en Ethiopie où les révolutionnaires du DERGUE initient une réforme agraire en 1975 qui tourne la page d’un féodalisme multiséculaire, ou encore au Mozambique avec la redistribution des terres appartenant aux colons par le FRELIMO. Ces redistributions des droits de propriété et des positions de prééminence politique se sont souvent accomplies de manière violente, suscitant de fortes réactions de la part des dépossédés. Certains régimes sont ensuite partiellement revenus en arrière. Il demeure qu’ils ont ainsi enclenché un processus de transformation sociale beaucoup plus ambitieux et profond que les pouvoirs s’appuyant sur les anciennes autorités traditionnelles et économiques en place.
Il s’agit sans doute là du principal acquis du socialisme africain sur les autres expériences politiques post-coloniales. Sa seconde spécificité, à savoir un volontarisme plus prononcé en faveur d’une modernisation industrielle des économies, présente un bilan beaucoup plus contrasté. Le cas de l’Algérie est exemplaire. Dans sa contribution, Sadek Hadjeres souligne : « l’industrialisation est le domaine dans lequel l’Algérie a obtenu initialement les plus grands succès ». Toutefois, « la plupart des grands complexes ont été construits par des multinationales occidentales, nombre d’entre eux, parfois des prototypes mis en essai aux frais de l’Algérie, ont souvent causé des déboires, sans transfert de technologie ni formation suffisante de la main d’œuvre, au prix d’endettements énormes en devises, dont un pourcentage était viré sur les comptes de responsables algériens placés à l’étranger. » Malgré son volontarisme, l’industrialisation par les pouvoirs socialistes a trébuché sur les écueils de la bureaucratisation, de l’inadaptation aux capacités et aux besoins locaux, des difficultés de financement et de la corruption.
Les plans d’ajustement structurel des années 1970 et 1980 ont mis fin à un grand nombre de ces expériences. Les pouvoirs se réclamant du socialisme sont nombreux à avoir du avaler la potion amère des plans d’ajustement structurel du FMI : Bénin de Kérékou, Ghana de Jerry Rawlings, Ouganda de Museveni, etc. Ces échecs des expériences socialistes africaines proviennent d’un nombre important de contradictions internes et de difficultés structurelles, au-delà des contingences et des défaillances individuelles.
Les contradictions internes des expériences socialistes en Afrique
La principale contradiction interne qui affecte l’ensemble des expériences socialistes en Afrique est liée au contexte historique, celui des indépendances. L’heure était à l’union sacrée, au projet nationaliste plutôt qu’au projet socialiste. Or, l’idéologie nationaliste a tendance à nier les contradictions internes à la Nation, les intérêts divergents de ses composantes. Les partis uniques sont le fruit de cette mystique nationaliste, qui faisait sens dans le contexte historique de l’époque. Mais la force de ces mouvements de libération (FLN en Algérie, CPP au Ghana, ANC en Afrique du Sud) qui ont grandement contribué à la consolidation de ces espaces nationaux, est vite devenue leur faiblesse : des mouvements hétéroclites rassemblant des acteurs aux intérêts et aux aspirations divergents. Ces contradictions n’ont pas tardé à apparaître au grand jour. Dans son texte sur le Ghana, Martin Verlet soutient que malgré la sincérité de son engagement et la cohérence de son projet, Kwamé Nkrumah s’est retrouvé bien vite minoritaire au sein de sa formation politique et entravé dans sa volonté de mettre en œuvre son plan de développement socialiste.
De plus, il faut souligner que les fers de lance de ces expériences socialistes étaient souvent issus de la petite bourgeoisie urbaine ou des clercs scolarisés (par les missions chrétiennes ou les écoles militaires d’officier), bref, de l’élite locale « assimilée ». Selon certains auteurs, quand bien même elles s’en revendiquaient, ces élites ne s’inscrivaient non pas dans un projet de modernisation socialiste, mais de bourgeoisie nationale. C’est la thèse de Samir Amin à propos du nassérisme en Égypte, que reprend également Sadek Hadjeres à propos du FLN en Algérie. C’est la contradiction que soulevait Amilcar Cabral lors de la conférence tricontinentale de la Havane en 1966 : « cette petite bourgeoisie, agent de la colonisation et agent de la révolution, doit être capable de se suicider comme classe pour renaître comme travailleurs révolutionnaires, entièrement identifiée aux aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient ». Ce pari était difficile à tenir.
Le projet nationaliste bourgeois aura toutefois eu le mérite de l’ambition de sortir d’une économie compradoriale, de consolider l’économie en nationalisant les secteurs productifs aux mains des capitalistes étrangers , de créer de la richesse et d’en faire profiter plus largement les populations locales. De plus, la question reste ouverte de savoir si, pour des économies précapitalistes ou des périphéries dominées du capitalisme international, l’étape du projet nationaliste bourgeois n’est pas nécessairement préalable à celle du socialisme. Les auteurs du livre n’abordent malheureusement pas cette question. Quoi qu’il en soit, la mise en œuvre des politiques publiques que se sont fixées ces régimes – qu’ils relèvent du nationalisme économique ou du socialisme – s’est révélée particulièrement difficile.
Emmanuel Leroueil
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Question très intéressante que celle là. Je n’avais pas connaissance de cette ouvrage, ni non plus de cette maison d’édition dont le nom évoque l’épisode de la commune, merci d’y remédier. Je vois qu’il s’agit là d’une première partie et j’attends les autres pour discuter avec vous cette question des socialismes africains passés et pourquoi pas de celui à venir.
L’article lève le voile sur un sujet trop souvent ignoré ou survolé. Comme tu le dis, Emmanuel, rares sont les livres traitant du socialisme africain dans une vue d’ensemble.
Ce qui a particulièrement retenu mon attention dans l’article est l’opposition faite entre « projet de modernisation socialiste » et « projet de bourgeoisie nationale ». Je trouve que l’article montre très bien les difficultés que les projets socialistes ont rencontrées face aux mouvements nationalistes.Cet aspect d’habitude peu abordé est ici très bien traité.
Pour ma part, je considère qu’il existe également une opposition presque antinomique entre socialisme et bourgeoisie. C’est l’une des difficultés principales que rencontreront toujours les élites africaines et autres se réclamant du socialisme dans leur quête au pouvoir. La population sera toujours gênée d’avoir d’un côté un message socialiste prônant la fraternité et l’égalité que P. Leroux, l’inventeur du terme « socialisme », appelait de ces voeux ; et de l’autre côté, une élite incarnant les valeurs de cette classe dite supérieure qu’est la bourgeoisie. Derrière cela, il me semble que se cache des questions épineuses auxquelles le socialisme africain aura à faire face : statut de la propriété privée (ie : système fiscal), mutuellisme, coopératives, communes… (cf. De la capacité politique des classes ouvrières, de Proudhon)