De la difficulté pour un Etat faible de planifier son économie nationale
Les expériences socialistes en Afrique l’illustrent cruellement : en matière de planification économique, le passage de la théorie à la pratique se révèle particulièrement compliqué. S’il suffit parfois d’un simple décret pour nationaliser des secteurs productifs, toute la difficulté pour un État est de les rendre compétitifs et de les faire fructifier, d’enclencher une dynamique de rétroactions positives favorisant croissance, emploi, hausse du pouvoir d’achat et bien-être de la population. Les jeunes et faibles États indépendants n’étaient pas en mesure de relever le défi des programmes socialistes qu’ils s’étaient fixés. C’est le constat que dresse Albert Gandonou à propos du Bénin : « Faute de compétence, de professionnalisme et de gestion rigoureuse, l’économie a sombré dans le chaos et la banqueroute. A la fin des années 1980, les banques avaient fait faillite et les salaires n’étaient plus payés ». Constat que reprennent, à peu de chose près, les différents contributeurs de l’ouvrage.
Pour être couronnées de succès, les expériences socialistes en Afrique auraient eu besoin d’une ingénierie technique bien plus développée et efficace. Pressés par les légitimes attentes de la population, voulant trop bien faire tout de suite malgré la faiblesse de leurs moyens, les régimes socialistes se sont surendettés en capitaux étrangers, ce qui a renforcé leur dépendance économique et politique.
Il faut également garder à l’esprit que les États africains post-coloniaux étaient et demeurent autant une solution qu’un problème. Amady Aly Dieng, dans son article sur la Guinée Conakry, souligne cet aspect : « Dans le cas guinéen, cela aboutissait à scinder le pays en deux classes aux intérêts divergents – budgétivores et contribuables – les fonctionnaires d’un côté, les masses paysannes de l’autre. La plus-value, à l’inverse de ce qui se passe dans un cadre capitaliste, n’est pas prélevée directement et utilisés par le propriétaire des moyens de production. Le plus généralement, elle l’est par l’État et au nom de l’État moderne. Par la suite, elle est en partie redistribuée de manière préférentielle aux gestionnaires de cet État et en partie appropriée illicitement par les jeux multiples du trafic, des commissions, des pots-de-vin, etc. » Cette thèse rejoint celle de Jean-François Bayart[1] pour qui l’État moderne a été le principal vecteur d’accumulation primitive du capital et de distinction sociale des élites africaines après les indépendances. Il ne s’agit pas tant d’une spécificité africaine que du symptôme d’un processus de très forte accélération dans le temps de la dynamique capitaliste d’accumulation primitive, comme on peut le retrouver dans la Russie post-soviétique, l’Europe de l’Est, la Chine actuelle, qui empruntent ce cheminement selon des degrés et des modalités propres à chaque contexte. Dans ces conditions, la mise en œuvre d’une planification économique efficace et redistributrice se trouvait trop fortement handicapée pour réussir à atteindre ses objectifs.
Le pari de l’industrie au détriment de l’agriculture
À ces problèmes structurels, il convient également d’ajouter une erreur stratégique. La plupart des expérimentateurs du socialisme en Afrique s’inscrivaient dans un projet de modernisation de leur économie et de leur société. Or, dans leur logiciel de pensée, modernisation rimait trop souvent avec industrialisation. Face à une population essentiellement rurale, le volontarisme industriel s’est traduit par un désintérêt des élites pour les aspirations à court terme des masses paysannes. Ces dernières ont été mises à contribution, souvent de manière autoritaire, pour participer à un effort d’industrialisation qui ne leur profitait pas directement. Dans sa contribution, Negede Gobezie y voit l’une des principales erreurs du DERGUE de Mengistu en Ethiopie.
Tous les régimes socialistes ayant commis cette erreur ont du faire face à une érosion de leur soutien populaire, en même temps qu’aux effets socio-économique d’une déshérence de l’agriculture se soldant parfois par des famines. Promu par une « avant-garde éclairée », le socialisme africain a échoué aussi parce que son projet de société n’a pas été suffisamment soutenu par des forces sociales qui y trouvaient leur intérêt.
Cette liste des problèmes internes aux expériences socialistes n’est pas exhaustive. On pourrait encore citer la difficulté de populariser au sein de populations analphabètes le projet socialiste, beaucoup moins parlant que le projet nationaliste anti-impérialiste. Le travers dans lequel ont versé nombre de tribuns et d’intellectuels socialistes a été de ne s’adresser finalement qu’aux cadres, intellectuels et administrateurs des nouveaux États. On peut citer également le culte d’une spécificité culturelle du socialisme africain, Senghor parlant ainsi d’un socialisme africain « lyrique et existentiel ». Ce culte aura surtout servi à occulter la réalité des rapports de domination, anciens et nouveaux, dans ces sociétés. Certes, quand l’écrasante majorité de la population vit dans une économie primaire de subsistance pré-capitaliste et qu’elle subissait en tant que « Nation » ou « peuple » la domination coloniale, il était tentant de réfuter l’existence de « luttes de classes » dans les sociétés africaines, comme l’a fait Sékou Touré. Mais l’absence d’une classe prolétaire et d’une classe bourgeoise constituées a conduit trop souvent à l’éviction de toute réflexion sur les structures de domination et leur reproduction au sein des sociétés et des économies africaines après 1960. Cinquante ans plus tard, un tel discours n’est plus possible.
Un contexte international pénalisant
Enfin, l’ouvrage évoque régulièrement les contraintes extérieures qui ont fortement entravé ces différentes expériences socialistes. Contraintes posées en premier lieu par les anciennes puissances coloniales, notamment la France, face à toute velléité d’émancipation économique et monétaire trop prononcée. Sékou Touré en fera les frais, ce qui servira d’exemple à ses voisins. Silas Cerqueira évoque dans sa contribution les contraintes subies par le FRELIMO et le MPLA. Ces deux mouvements politiques ont du faire face aux agressions directes et indirectes de l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid, ce qui a plongé le Mozambique et l’Angola dans une économie de guerre et des dévastations peu propices au développement. La période étudiée coïncide également avec la guerre froide et sa logique des deux blocs antagonistes. Nombre d’ « États socialistes » se sont trouvés embarqués dans des conflits et des problèmes qui les dépassaient.
Pour que le tableau soit complet, il nous faut aussi rajouter un élément de contexte que ne souligne pas l’ouvrage. A partir des années 1970, la conjoncture économique internationale devient particulièrement défavorable aux pays africains en voie de développement. Cette période se caractérise par une très forte inflation des importations du fait de la montée des prix du pétrole ; parallèlement, la demande des pays développés pour les matières premières et produits primaires qu’exporte l’Afrique chute brutalement du fait de la stagflation en Europe notamment. La plupart des pays africains se retrouvent pris dans un effet de ciseau qui cause un déséquilibre de leur balance des paiements. Les réserves de devises des pays producteurs de pétrole étant venues alimenter les fonds des grands groupes bancaires internationaux, ceux-ci chercheront à les placer notamment avec le développement des prêts aux Etats sous-développés, dont les Etats africains. La conjoncture macroéconomique ne s’étant pas particulièrement améliorée, ces dettes, sans doute mal utilisées par ailleurs, entraîneront les pays africains dans un cercle vicieux de surendettement. Dans ce contexte général, mener une stratégie de transformation sociale et économique d’orientation socialiste s’est avéré très difficile.
Expériences socialistes en Afrique : 1960-1990 se révèle être un livre précieux. En livrant un bilan sans concessions des expériences socialistes en Afrique, en analysant leurs limites et leur incapacité à atteindre leurs objectifs, il dessine en creux les conditions d’une réussite future. On lui reprochera cependant quelques défauts : le texte de Samir Amin sur l’Egypte est beaucoup trop court et le texte d’Amadou S. Traoré sur l’expérience malienne très apologique. L’ouvrage ne prétendant pas à l’exhaustivité, on ne lui reprochera pas d’ignorer certaines expériences socialistes africaines pourtant particulièrement importantes, comme l’ « ujamaa » de Nyerere en Tanzanie ou le « socialisme destourien » de Bourguiba en Tunisie.
L’ouvrage de Francis Arzalier est donc une première approche intéressante des socialismes africains. Une approche plus approfondie viserait à une analyse globale, systématique (en rapport avec les différents courants de pensée et d’action socialistes dans le monde) et contextualisée de ces expériences. Elle permettrait à la fois de mieux les situer dans le mouvement socialiste international et d’offrir une grille de lecture actualisée utile aux tenants de cette idéologie sur le continent africain.
Emmanuel Leroueil
[1] : Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique – la politique du ventre, Fayard, 2006
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Emmanuel, tu évoques dans ton article deux points essentiels sur lesquels je reviens brièvement : l’importance du contexte de guerre froide et le choix du secteur d’activité dans la stratégie de développement.
A mon sens, on ne peut penser le socialisme en Afrique sans aborder l’influence néfaste de la Guerre Froide. La cascade d’indépendances du début des années 60 est vue comme une opportunité ou une menace selon le bloc. Tout comme en Amérique latine avec le Chili d’Allende, le bloc occidental s’appliquera à stopper d’une manière ou d’une autre toutes velléités d’émancipations économiques comme cela a été le cas avec le Congo fraichement indépendant de P. Lumumba en 1961. Les socialismes en Afrique ont échoué pour bien des raisons que tu as mises en avant, mais il ne faudrait pas négliger la part du contexte de l’époque où les pays d’Afrique se retrouvent pris en étau entre le non-alignement de Belgrade, l’inclinaison vers le socialisme et les pressions des anciens colonisateurs appartenant au bloc de l’ouest.
Tu évoques également la déconnexion du peuple d’avec les dirigeants du fait de mauvais choix de secteur en présentant le très bon exemple du Dergue. Comme tu l’as montré, certains pays africains n’ont pas su adapter le socialisme à leurs populations. Par comparaison on pourrait prendre le conflit idéologique opposant l’URSS à la Chine à la fin des années 50. Là où l’URSS propose un développement fondé sur l’industrie, Mao met en place le Grand Bon en avant privilégiant le secteur agricole. Si, au final, cette stratégie ne s’est pas avérée payante, elle marque néanmoins l’émancipation du maoïsme face au socialisme. Un risque que les pays africains ne semblent jamais avoir été en mesure de prendre.
Analyse très intéressante, car au final, l’echec du socialisme en Afrique revient à l’échec du projet de developpement et au retard que connait aujourd’hui le continent. Emmanuel, tu évoques à juste titre, plusieurs facteurs tant internes qu’externes pour expliquer cette réalité. Si le bilan social est positif, dans l’éducation, la santé et l’urbanisation en particulier, il a relativement failli sur le plan économique. Les difficultés liées au contexte post-indépendance et les détournements idéologiques ou pécuniers de certains acteurs du projet n’expliquent pas tout.
Je pense que l’échec fondamental du projet socialiste en Afrique sur le plan économique réside dans la négligence du commerce extérieure. Les pays africains ont continué à exporter des matières premières de faible valeur vers les anciennes puissances coloniales, ce qui crée une forme de dépendance économique et politique envers ces États et leurs réseaux sur le continent. Et les importations provenaient très souvent de ces mêmes pays, alors que les réformes promises dans l’agriculture et l’industrie étaient fait à une echelle nationale.
La part des échanges avec d’autres parties du monde, et les échanges inter-Africains sont restés très faibles, et les efforts pour y remédier n’ont pas été entrepris assez tôt ou de manière suffisante.
Pour reprendre l’exemple de l’expérience emblématique de l’Algérie, l’industrialisation a failli non pas parce qu’elle manquait de moyens ou de mains d’œuvre qualifiée, mais par manque de débouchés. De grands complexes ultra-modernes avaient été construits par des spécialistes ( très souvent Allemands), les ingénieurs et techniciens avaient été bien formées. Mais ces complexes n’ont jamais été utilisés à hauteur de leur possibilité. L’immense complexe sidérurgique d’El Hadjar, qui devait symboliser le décollage, n’a jamais fonctionné à plus de 30% de ses capacités et a fini par étre racheté par l’indient Mittal, aprés une longue agonie.
Au contraire, la même recette de l’industrie industrialisante avait été appliquée avec succés en Corée du Sud, et avant cela au Japon, qui pouvaient exporter plus facilement sous la houlette de leur protecteur Américain. De même, l’immense succés de la Chine est trés largement du à la politique internationale de Deng Xiaoping, qui a mis de cotés les différences idéologiques avec les occidentaux et permis l’instauration de ce que l’on appelle aujourd’hui un « socialisme de marché », d’abord fondé sur les exportations vers les pays développés mais de plus en plus tourné sur le marché intérieur et régional, et qui conquiert de plus en plus de marché ailleurs, en particulier en Afrique. L’Afrique du Sud, plus grande puissance du continent, avait montré sa vulnérabilité au moment des sanctions à la fin de l’apartheid, qui montrent bien que l’isolation économique finit par faire plier un pays.
Je pense que le commerce ne doit pas être négligé, sachant que le bilan social finit par se délabrer si l’économie s’effondre, comme cela s’est passé avec l’URSS, et dans une moindre mesure avec Cuba.
Relancer vigoureusement le plan de nouvel ordre économique international, qui devait aboutir à renforcer les liens SUD-SUD et à contourner les dépendances vis a vis du Nord, serait une solution d’autant plus pertinente que les autres régions (Asie et Amérique Latine) ont accomplis de grands progrès ces dernières années.
Pour parler de socialisme en afrique, encore faut-il s'entendre sur le sens à donner au mot et à préciser les bases de définition du socialisme. Il semble indispensable de spécifier la nature de l'Eata africain postcolonial et le rôle joué par la couche sociale qqui l'a récupéré lors de l'indépendance, ses intérêts et les autres classes ou couches sociales qui caractérisaient la société africaine. Je partage l'approche marxiste de l'Etat en ce qu'elle se rapporte au processus de l'accumulation du capital.
L'analyse présentée ici ne fournit pas assez d'informations concrètes e t d'analyse des décisions relatives au développement des états, pris individuellement ou collectivement.