Plusieurs lectures peuvent être faites du déroulement comme de la conclusion du conflit postélectoral ivoirien qui, du 28 Novembre 2010, date du second tour des présidentielles, déboucha le 11 avril 2011 sur l’arrestation de Laurent Gbagbo : triomphe de la démocratie après une décennie de tensions politico-militaires, victoire in fine de la rébellion militaire de septembre 2002, dernier avatar de l’impérialisme occidental et/ou de la Françafrique, défaite du mysticisme militariste de Laurent Gbagbo, etc. Un aspect pourtant essentiel de cette crise passe inaperçu : le bras de fer diplomatique que se livrèrent l’Afrique du Sud et le Nigéria durant cette période.
C’est le sujet de « Jeux de puissance en Afrique : le Nigeria et l'Afrique du Sud face à la crise ivoirienne », très complète étude de Vincent Darrack, docteur en Sciences Politiques du Centre d’Etdues d’Afrique Noire (CENA) de Sciences Po Bordeaux, publiée dans le dernier numéro de Politique Étrangère. Les deux géants de l’Afrique subsaharienne se sont livrés de décembre à avril 2011 une intense bataille diplomatique, au terme de laquelle l’Afrique du Sud a dû se rallier, bon gré mal gré, à l’intransigeante position du Nigéria de Goodluck Jonathan en faveur d’Alassane Ouattara.
Fermeté initiale du Nigéria contre tergiversations sud-africaines
Le président nigérian Goodluck Jonathan aura été, de loin, le partisan le plus intransigeant d'un départ sans conditions de Laurent Gbagbo et d’une intervention militaire si nécessaire. Il fut l’instigateur de la déclaration de la CEDEAO, le 24 décembre 2010, évoquant la possibilité d’une intervention militaire de l’organisme régional. Un mois plus tard, le ministre nigérian des affaires étrangères, demandait officiellement au Conseil de Sécurité de l’ONU, l’autorisation d’une telle intervention.
Vincent Darrack analyse avec une grande subtilité les raisons d’une telle résolution. Le Nigéria, pays le plus peuplé du continent, deuxième armée et 1er producteur africain de pétrole s’est distingué au cours des dernières décennies comme le plus pro-occidental de la sous-région, participant à des nombreuses missions de maintien de la paix de l’ONU et dirigeant les interventions de l’ECOMOG au Libéria et en Sierra Leone. En endossant la certification du représentant de l’ONU et en exigeant le respect du verdit, le Nigéria se positionne évidemment dans le camp légitimiste et pro-démocratie du continent, continuant ainsi une tradition d'interventionnisme militariste entamée sous le Président Obasanjo.
Il est pourtant difficile de séparer les parts respectives de calcul et de conviction dans le soutien de Jonathan à Ouattara. Le positionnement stratégique du Nigéria en faveur d’Alassane Ouattara permet d'une part, de faire passer sous silence le déficit de démocratie dans ce pays et de l'autre, ne peut qu'être positif dans l'éventualité d'une candidature nigériane à un poste permanent au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. On peut aussi voir derrière le soutien de Goodluck Jonathan au musulman Ouattara, un signe d’apaisement et un gage adressé à l’électorat musulman nigérian, qui n'a pas tout à fait "digéré" la candidature de Jonathan aux présidentielles d’avril 2011. Calcul politique donc ? Pas nécessairement.
L’intransigeance du Nigéria tient peut-être également au risque d’instabilité régionale qu’une seconde guerre civile en Côte d’ivoire ferait naître dans la région, économiquement, politiquement et en termes de sécurité régionale. Le Nigéria est plus proche, donc plus exposé. La CEDEAO craint également pour la sécurité des quatre millions de ses ressortissants vivant en Côte d’Ivoire. En faveur de la conviction plaide aussi, la visite intimidante de Jonathan au Bénin, en mars 2011, au cours de laquelle, il intima presque à l’opposition béninoise de respecter le résultat des présidentielles. Cette intervention, dans un pays mineur de la sous-région n'apporte aucun prestige diplomatique au Nigéria.
En face, l’attitude de l’Afrique du Sud est des plus ambiguës. Jacob Zuma ne reconnaît qu’à moitié la défaite de Gbagbo, ne se résolvant pas à accepter, dans un premier temps, les résultats proclamés par la Commission électorale indépendante. Durant le mois de Décembre 2010, tandis que le Nigéria évolue vers une position plus dure (intervention militaire de l’ONU), la diplomatie sud-africaine se montre de plus en plus critique à l’égard de Choi. Plusieurs explications à cela : d’abord l’anti-impérialisme traditionnel de l’ANC que l’ultimatum adressé mi décembre par Nicolas Sarkozy a Laurent Gbagbo a proprement exacerbé et surtout un approche résolument souverainiste de résolution des conflits qui aurait fait ses preuves en Afrique australe et centrale.
La défection du Ghana, début janvier, qui se déclare neutre et refuse d’engager ses troupes dans une intervention de la CEDEAO, l’opposition de la Russie et de la Chine au projet de résolution de Jonathan et surtout, les doutes internes sur la capacité des forces nigérianes à assumer de front la sécurité des élections dans ce pays et une intervention militaire à l’extérieur, conduisent la commission de la CEDEAO à renoncer à son projet militaire.
Reprise en main du dossier "Côte d'Ivoire" par l'Afrique du Sud
Si décembre 2010 a été dominé par le Nigéria, l’Afrique du Sud prend les devants en Janvier. Le président sud-africain qui s’était entre-temps rallier à la position du CPS de l’UA remet en cause, le 21 janvier, la validité des résultats proclamés par l’ONU et déclare qu’il serait « prématuré » de désigner un vainqueur. D’un côté le désir de se rapprocher des positions de la Chine et de la Russie – partenaires de l’Afrique du Sud au sein des BRICS – et la visite d’état du président Angolais Eduardo Dos Santos, à la mi-décembre ont fortement contribué à ce revirement. De l’autre, des lobbyistes très actifs ont été déployés par Laurent Gbagbo en Afrique du Sud : une fausse lettre de Nicolas Sarkozy enjoignant à la CEI de reconnaître Ouattara comme président est remise aux autorités sud-africaines qui la croiront authentiques et la présenteront à des parlementaires… Le sommet de l’UA du 24-31 janvier est l’occasion pour l’Afrique du Sud de reprendre définitivement la main sur le dossier ivoirien. L’idée est dans un premier temps d’obtenir que l’UA dessaisisse la CEDEAO du dossier ivoirien, marginalisant ainsi, de facto, le Nigéria ; ensuite d’obtenir une reformulation de la position officielle de l’UA quant à la fiabilité des résultats proclamés par la CEI. La réunion du CPS le 28 janvier est d’une rare violence. L’Afrique du Sud obtient qu’un groupe d’études de « haut niveau » composé de 5 chefs d’États (dont Jacob Zuma) soit formé, « avec mandat d’un mois pour étudier et proposer des solutions contraignantes pour les parties ». Le CPS réaffirme néanmoins la victoire d’Alassane Ouattara. Victoire en demi-teinte.
Victoire du Nigeria
Le 10 Mars 2011, le panel rend son rapport : Laurent Gbagbo a deux semaines pour organiser le transfert du pouvoir. Les Présidents burkinabé et tanzanien, membres du panel ont résisté aux pressions de Zuma, le mettant en minorité. De son côté, Choi est arrivé à le convaincre du « sérieux » de la certification de l’ONU. Cinq jours plus tard, l’Afrique du Sud endosse définitivement la position de l’UA. La victoire de la CEDEAO et du Nigéria est complète. L’Afrique du Sud est même réduite à voter, le 30 mars 2011, la résolution 1975 de l’ONU autorisant la mission de l’ONU en Côte d’ivoire (ONUCI) et les Forces Françaises de l’opération « Licorne » à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour protéger les civils. Dix jours après Laurent Gbagbo était arrêté.
Si Vincent Darrack peint avec vivacité ces péripéties et lève le voile sur l’envers des tractations diplomatiques, son article a, en filigrane, le mérite supplémentaire de montrer deux stratégies opposées de domination régionale. La crise ivoirienne a montré que l’Occident et les organisations internationales pouvaient compter sur le Nigéria, comme partenaire solide et décomplexé dans la sous-région ouest-africaine. Elle a aussi confirmé le nouveau rôle joué par l’Afrique du Sud postapartheid : il est impossible de faire « sans elle » sur tout dossier concernant l’ensemble du continent. De la Lybie au réchauffement climatique, il semble indispensable aujourd’hui d’obtenir sinon l’aval, du moins, la neutralité de ce pays. L’appartenance de ce pays au G20, au G77 et aux BRICS, le rôle moteur qu’il joue dans l’intégration africaine (création de l’UA, du NEPAD, de l’African Peer Evaluation Mechanism, etc.) en plus de son importance militaire et économique en font un acteur incontournable, d’une grande souplesse diplomatique, qui plus est, comme l’a montré son action dans la crise ivoirienne.
Enfin, il est intéressant de noter que l’attachement à la souveraineté nationale et l’opposition aux interventions militaires occidentales en Afrique, qui constituent quelques uns des fondements de la diplomatie sud-africaine et de l’UA de façon plus générale, semblent soudainement, démodées voire anti-démocratiques. Il est de bon ton aujourd’hui de se féliciter du sens chaque jour plus grand que prend cette notion de « responsabilité de protéger » qui paraît un « droit d’ingérence » non-assumé. L’article de Vincent Darrack ne fait pas exception à cette mode. La crise ivoirienne et l’intervention de l’OTAN en Libye réconfortent les tenants d’une telle approche de la protection internationale des droits de l’Homme. Il est étonnant de constater que le souvenir des coups d’états commandités par la France ou les États-Unis en Afrique et en Amérique Latine a complètement disparu. L’exemple plus récent de l’intervention américaine en Irak, aussi.
Vincent Darrack n’envisage pas une seconde la possibilité que les précautions – considérées comme des louvoiements – prises par la diplomatie sud-africaine, rétrospectivement, aient permis d’éviter une intervention précipitée de la CEDEAO, en janvier, qui aurait paradoxalement galvanisé les troupes de Gbagbo et déclenché une véritable guerre internationale avec intervention des alliés guinéens et angolais de Laurent Gbagbo. Il n’est pas le seul. Rappeler les vertus défensives de la souveraineté nationale et la fragilité de l’Afrique face à des appétits occidentaux ou orientaux encore aigus passe aujourd’hui pour sentimentalisme tiers-mondiste, tentation gauchisante, enfantillage. Il paraît qu’il faut s’en féliciter.
Joël Té-Léssia
Chronologie du ballet diplomatique
Décembre 2010 2 Décembre : proclamation de la victoire d’Alassane Ouattara par le Président de la Commission électorale indépendante. 3 Décembre : Annulation par le Conseil Constitutionnel ivoirien des résultats du scrutin électoral dans 7 départements et proclamation de Laurent Gbagbo comme vainqueur des élections présidentielles. Certification par Young-Jin Choi des résultats proclamés par le CEI et reconnaissance de la victoire d’Alassane Ouattara. 4 décembre : l’Afrique du Sud « prend note de la situation. » 7 décembre : le sommet extraordinaire de la CEDEAO reconnaît la victoire d’Alassane Ouattara. 08 décembre : L’Afrique du Sud suit le Conseil de Paix et de Sécurité de l’UA et la CEDEAO et demande le départ de Gbagbo – la victoire de Ouattara n’est pas mentionnée. 13-15 Décembre : visite officielle du président angolais Eduardo dos Santos, soutient de Laurent Gbagbo, en Afrique du Sud. 17 décembre : ultimatum de Nicolas Sarkozy à Laurent Gbagbo. 24 Décembre : réaffirmation par la CEDEAO de la victoire d’Alassane Ouattara et première évocation de l’usage de la force. Janvier 2011 28-29 Décembre et 18-20 Janvier 2011 : réunion des chefs d’États majors de l’organisation – modalités pratiques d’une intervention militaire. 21 janvier : Jacob Zuma, président de l’Afrique du Sud, remet en cause la validité des résultats tels que certifiés par l’ONU et estime prématurée la désignation d’un vainqueur. 24 janvier : Le Nigéria demande officielle une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU permettant à la CEDEAO d’user de la force en cas d’échec des négociations. 24-31 janvier : sommet de l’UA – 28 janvier : communiqué officiel du CPS de l’UA réaffirmant la victoire d’Alassane Ouattara. o L’Union Africaine prend en charge le dossier ivoirien et désigne un groupe de haut niveau (cinq chefs d’états : Zuma ainsi que des présidents burkinabé, mauritanien, tanzanien et tchadien) avec mandat d’étudier la situation et proposer des conclusions contraignantes pour les parties ivoiriennes. o L’Afrique du Sud propose le partage du pouvoir Fin janvier : abandon par la CEDEAO de l’option militaire. Février Début février : le SAS Drakensberg, navire de guerre sudafricain est reporté au large des côtes Ouest-Africaines : le projet sudafricain est d’en faire une plateforme offshore de négociation 10 Février: Déclaration officielle du président de la Commission de la CEDEAO dénonçant l’appropriation du dossier ivoirien, relevant de la compétence de la CEDEAO, par l’UA et fustigeant à mots couverts les tentatives de l’Afrique du Sud en vue de manipulerle panel de chefs d’états Mars 2-3 Mars : visite officielle en France du Président Jacob Zuma ; Maite Nkoana-Mashabane, ministre des Relations internationales au cours d’un tête-à-tête avec son homologue français Alain Juppé annonce : la crise ivoirienne est un problème africain à régler entre Africains 10 Mars : sommet extraordinaire du CPS et publication du rapport officiel du panel de l’UA o Validation définitive des résultats tels que certifiés par l’ONU o Reconnaissance de la victoire d’Alassane Ouattara o Délai de deux semaines accordé à Laurent Gbagbo pour le transfert du pouvoir 15 mars : l’Afrique du Sud endosse la position de l’UA ; Jacob Zuma appelle Laurent Gbagbo pour le convaincre de céder 18 Mars : proclamation des résultats contestés des présidentielles béninoise – visite de Jonathan Goodluck, Président du Nigéria, exhortant (intimant ?) l’opposition à accepter pacifiquement la victoire de Yayi Boni. 30 mars : la résolution 1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU, rédigée par le Nigéria et la France, est votée. Elle autorise l’ONUCI et la Force Licorne à utiliser tous les moyens nécessaires pour protéger les civils. L’Afrique du Sud vote la résolution. Avril 5 avril : « je ne me rappelle pas avoir donnée un mandat à quiconque pour un bombardement aérien de la Côte d’ivoire » (déclaration de Maite Nkoana-Mashabane) 11 avril : arrestation de Laurent Gbagbo 12 avril: le Nigéria se félicite d’une intervention réussie, entrant totalement dans le cadre de la résolution 1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU. |
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Analyse tres claire sur les affaires de l'arriere-cour africaine. Il est vraiment dommage de voir que les africains ne sont toujours pas capable de se serrer les coudes jusqu'au bout et ne pensent car leurs interets personels.