J’ai grandi avec le Sida. Enfin, j’ai grandi encerclé par le Sida. Aucun moyen d'y échapper. J’ai les oreilles encore pleines du refrain de « Sida dans la Cité », la chanson composée par Alpha Blondy pour la série télévisée diffusée dans les années 90 sur la RTI : « Y’a le sida, sida dans la cité/ Y’a le sida, sida dans la cité/ Sida dans la cité». Je me revois au petit matin, j'ai cinq, six ans pas plus, la maison est endormie, je descends rapidement dans la cour en chuchotant cette autre belle rengaine « Diphtérie, Tétanos, Polio, Sida! Sida ! » Les premiers magasines à contenu vaguement érotique que j’ai eu en mains traitaient de séropositivité. Cela aussi fait partie de mon enfance "ordinaire"…
Le virus était partout, sauf là où il le fallait : bien ancré dans l’esprit des autorités publiques et dans le cœur des séronégatifs – qui étaient et restent, en Afrique subsaharienne plus qu’ailleurs, des séropositifs en puissance. Nous étions inondés de messages et d’appels à la prévention, mais le cœur n’y était pas vraiment. C’était une maladie trop honteuse ou trop évitable pour être prise au sérieux. On pouvait en parler, en rire même, en faire une chanson. Mais passer son test de dépistage était le signe d’une conscience mal à l’aise, et n’intervenait, généralement que trop tard. J’ai connu l’époque où "sidéen" était une injure.
Des progrès ont été faits dans l’éducation au VIH, ainsi que dans la lutte contre la maladie. Félix Duterte a réalisé, pour Terangaweb, une bonne synthèse[1]des avancées réalisées autant que du caractère multidimensionnel de cette lutte. Mais que de temps perdu, et que d’hypocrisie ! Les autorités nationales en Afrique ont fini par « réagir » à la pandémie, mais en traînant les pieds. Sans grande conviction. Il suffirait d’abreuver la populace de messages péremptoires, de sketchs et de préservatifs, ça irait. « Ils sauront quoi faire avec ». Et c’était là, la forme la plus généreuse de l’action publique. Parfois, le mépris allait plus loin.
Thabo Mbeki contestait encore au début des années 2000, l’origine virale du Sida. Son inaction et sa bêtise seraient responsables de plus de 300.000 morts évitables, en Afrique du Sud, causées par les retards dans l’implémentation des programmes de lutte contre le VIH, le refus par le gouvernement Mbeki d’accepter les offres extérieures de traitements à coûts réduits et les projets de recherche sur le sujet.
Dans le cas, si prévisible et si évitable, de la transmission mère-enfant par exemple, les atermoiements persistent encore, à ce jour. Ceci, alors que 90% des enfants infectés par le VIH, vivent en Afrique subsaharienne où 390000 nouvelles infections sont recensées, chaque année. Et encore apathie ici est un faible mot. Le professeur Marc Gentilini, chef pendant trente ans du service « maladies infectieuses et tropicales » de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, parle de « déni » de la part des autoritaires sanitaires, y compris au plus haut niveau (OMS et Unicef). Pour ces hommes de grand savoir, la lutte contre le VIH en Afrique, jusqu’au début des années 2000 ne semblait pas prioritaire: « Les diarrhées, les drames respiratoires, la rougeole et ses complications, la méningite ou le paludisme constituaient, à leurs yeux, les seuls vrais problèmes du continent[2] ». Le risque de transmission du virus par l’allaitement fut maintenu sous silence jusqu’en 1998. Encore en 2009, l’Unicef avait toujours une opinion ambiguë sur ce risque.
Le Sida, enfin la peur du Sida a longtemps handicapé ma vie sexuelle. La plus petite rupture de préservatif, le moindre grain de beauté découvert en se rasant, une légère perte de poids ? Et c’était bon. Je composais mentalement mon épitaphe. J'ébauchais mon testament, et j'étais parti pour six semaines de tension (le délai pour les résultats puis les tests de confirmation, à l’époque). Et ces mêmes questions qui revenaient : que faire en cas de séropositivité ? A qui l’annoncer ? "L’hépatite C, à la rigueur, mais pas le Sida, voyons, pas toi ! Qu’est-ce qui t’es arrivé ?"
J’ai longtemps cru que d’avoir, en quelque sorte, grandi avec le VIH, ma génération serait moins insouciante. C’est vrai, en partie. L’utilisation des préservatifs est aujourd’hui plus répandue qu’à n’importe quelle époque de l’histoire du continent. Mais déjà, des signes de lassitude apparaissent. Dans certains pays, comme la Côte d'Ivoire, l'utilisation de préservatifs est en baisse. La pratique du test de dépistage n'a, elle, jamais vraiment pris racine. Être déclaré séronégatif une fois est trop souvent considéré comme un visa pour l’éternité. Cette illusion est dangereuse. Il est désormais possible de « vivre », en quelque sorte, avec le VIH. Ce n'est plus l'arrêt de mort que c'était.
Le Sida n'a pas encore quitté la Cité. Et quoi qu'il en soit sortez – et surtout entrez- toujours couverts.
Jël Té-Léssia ASSOKO
Ivoirien
S'intéresse aux relations économiques internationales et plus particulièrement à leur impact sur la législation et les pratiques sociales dans les pays en développement.
Membre du bureau de l'Afrique des Idées et Éditeur web adjoint de Jeune Afrique Economie.
Diplômé de Sciences Po Paris et de Paris IX Dauphine en économie.
A été le rédacteur en chef du site web de l'Afrique des Idées entre mars et août 2013.
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