Six mois après la révolution égyptienne qui a mené Moubarak à sa chute, les Egyptiens tentent coûte que coûte de sauver leur révolution. Mais alors que les manifestants semblent avoir perdu le soutien de la majorité populaire, l'armée, elle, a manifestement viré de bord.
Le 11 février au soir, la plupart des égyptiens célébraient le départ de Moubarak. Mais déjà, tous se posaient la même question: et maintenant on fait quoi?
Aujourd'hui, cette question est toujours d'actualité. Les réformes dont à besoin le pays sont tellement importantes qu'on ne saurait par où commencer : assurer une véritable justice sociale pour les 40% d'Egyptiens vivant sous le seuil de pauvreté, réformer le ministère de l'intérieur et les appareils de sécurité qui continuent à mener leurs exactions en toute impunité, construire la "deuxième république" égyptienne et penser ses institutions, revoir l'enseignement et les services de santé, résoudre durablement le problème confessionnel …
La concrétisation de ces demandes ne se fera pas en un jour. D'où l'importance de les entreprendre au plus vite. Mais les forces politiques et les militants pour les droits de l'homme sont encore trop occupés à essayer d'empêcher le détournement de leur révolution.
L'armée dans le viseur
"L'armée et le peuple main dans la main" scandaient les manifestants de la place Tahrir. En partant, Moubarak a confié les rênes du pays aux militaires du Conseil suprême des forces armées. La décision prise le 31 janvier par ce même Conseil de ne pas tirer sur la foule a fait croire aux Egyptiens que leur armée s'était donnée pour mission de protéger la révolution.
Aujourd'hui pourtant, rien n'est moins sûr. Le Conseil suprême des forces armées multiplie les faux pas : tortures dans les sous-sols du musée égyptien au lendemain de la révolution ; tests de virginité pratiqués sur les manifestantes arrêtées; jugement de plus de 10 000 civils devant les tribunaux militaires.
Sans compter l'autoritarisme propre à toute institution militaire qui rend le dialogue et le débat avec le Conseil quasi-impossible. En témoigne la manière dont s'est déroulé le remaniement ministériel proposé par le premier ministre Essam Charaf. Sur demande des militaires, les deux ministres les plus contestés par la place ont été maintenus : Mansour El-Essawy, ministre de l'intérieur qui gère des appareils de sécurité particulièrement violents et corrompus, et Mohamed el-Guindi, ministre de la justice, jugé responsable de la lenteur des procédures judiciaires entamées à l'encontre des caciques de l'ancien régime.
Les plus optimistes se disent qu'il faut donner du temps au temps. Le Conseil suprême fait son entrée en politique. Il doit certes accepter les critiques (ce qu'il fait encore très difficilement) mais ses premiers faux-pas étaient prévisibles. L'armée est garante de la stabilité du pays. Elle est là uniquement pour diriger la transition démocratique du pays dans la bonne direction. Et surtout, elle a pris des risques énormes en choisissant de se ranger du coté des manifestants.
Au fur et à mesure que les jours passent, il est pourtant de plus en plus difficile de se laisser convaincre par ce discours. L'armée serait-elle en train de se désolidariser des manifestants de la place Al-Tahrir? Oui. En témoigne la manière dont cette même place a été vidée le premier août, par les militaires. Déjà, le 22 juillet, le décret numéro 69 du Conseil suprême accusait le mouvement des jeunes du 6 avril de vouloir "diviser le peuple et l'armée". Quelques jours plus tôt, le général Hassan el-Roweini, déclarait à la télévision publique que les militants de Kefaya et ceux du six avril recevaient des financements de l'étranger. Traduction : ces deux associations pro-démocratie, très actives depuis bien avant la révolution, sont les agents de puissances étrangères qui ont monté un complot visant à mener l'Egypte à sa perte. Lorsque l'on voit l'armée recourir à ces méthodes déjà utilisées par l'ancien régime, comment ne pas s'inquiéter?
Un procès historique?
C'est dans ce contexte particulièrement tendu qu'a eu lieu le 3 août le très attendu procès de Moubarak. Sans aucun doute, un procès historique : c'est avec beaucoup d'émotion que les égyptiens ont vu le dictateur déchu entrer dans le box des accusés. Il y a seulement quelques mois, qui aurait pu espérer assister à une telle scène ?
Pour la première fois dans l'histoire du monde arabe, un dirigeant autoritaire doit rendre des comptes à son peuple, devant la justice de son pays. Saddam Hussein a été conduit à sa perte par l'administration Bush. Ben Ali a eu la présence d'esprit de fuir, ce que Moubarak, dans son inconscience ou dans son arrogance, n'a pas fait, préférant se réfugier dans sa villa de Charm el-Sheikh, pensant y couler des jours heureux jusqu'à la fin de sa vie. Mais la pression populaire a fait qu'il a bien fallu organiser un procès, pour lui, ses deux fils Alaa et Gamal, et son ministre de l'intérieur, Habib el-Adly. Avec quelques mises en scène préalables cependant : l'ancien "père de la nation" allongé sur une civière, l'air malade, Gamal à ses cotés, un Coran à la main, quelques jours après le début du ramadan. Autre élément qui pourrait faire douter de la crédibilité d'un tel procès : les deux fils Moubarak, sourire en coin, ont quitté l'académie de police, serrant les mains aux officiers et aux militaires, ces derniers les guidant respectueusement vers le fourgon de police, qui devait les ramener en prison.
Face à tout cela, les égyptiens semblent partagés. Il y a ceux qui veulent maintenir la pression sur le conseil jusqu'à voir leurs demandes se concrétiser. Et il y a ceux qui soutiennent le conseil suprême et souhaitent patienter jusqu'à ce qu'une nouvelle administration civile prenne le pouvoir. C'est peut-être cette seconde catégorie qui englobe la grande majorité des Egyptiens : c'est en effet sous les hourras et les vivas que la place Tahrir a été délogée le 1er août de ses occupants qui avaient décidé de continuer leur sit-in pour défendre les acquis de la révolution. Tout comme une marche pacifique qui se dirigeait vers le ministère de la défense s'est terminée en un affrontement sanglant entre manifestants et habitants du quartier. Les accusations de trahisons se multiplient. Les journalistes ne sont pas les bienvenus, qu'ils soient étrangers ou égyptiens. Certains citoyens, prenant très à cœur l'avenir de leur pays, et croyant dur comme fer à la théorie du complot répétée à longueur de journée par les généraux du Conseil suprême, arrêtent tous ceux qui leur semblent "différents" (cheveux trop longs, faciès étrangers, tenue exubérante…) et les conduisent aux postes de police ou chez les militaires, en croyant avoir sous la main un espion.
Et il y a la majorité silencieuse. Cette majorité que l'on a crue sortie de son marasme après la révolution du 25 janvier. Mais qui semble être revenue à ses vieilles habitudes après quelques jours de promenade sur la désormais emblématique place Tahrir. Celle qui a les moyens de rejoindre la côte méditerranéenne et ses villages de vacances. Ou qui essaie de survivre tant bien que mal dans les quartiers informels de la capitale.
Mais Rome ne s'est pas construite en un jour, et parce que le pessimisme est un luxe en ces temps incertains, il faut rester optimiste. Et rappeler, à ceux qui commencent déjà à regretter les jours de l'ancien dictateur, cette sage parole de Benjamin Franklin : "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux."
Tony Gamal Gabriel
Crédits Première photo: flickr/cc/drumzo Jonathan Rachad
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