Souvent présentée comme une simple querelle de leadership, l’accusation de tentative de coup d’Etat, qui conduit à la séparation entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia en 1962, semble plutôt tirer ses germes dans la constitution sénégalaise du 26 aout 1960. La nature du régime parlementaire et la dualité que celle-ci instaurait de fait à la tête de l’Etat laissaient déjà entrevoir une crise institutionnelle inévitable consacrant ainsi l’échec du régime parlementaire en Afrique. Cet article qu'on pourrait intituler "Constitution de 1960 : la consolidation du régime parlementaire ou l’annonce d’une crise institutionnelle inévitable?" est la deuxième partie de "L'éxécutif sénégalais à l'épreuve du régime parlementaire".
« Des grecs, jadis, demandaient au sage Solon, quelle est la meilleure constitution ? Il répondait, dites-moi d’abord, pour quel peuple et pour quelle période. »[1]
Eut égard à la décolonisation d’une part, et à son retrait de la Fédération du Mali d’autre part[2], le Sénégal avait besoin d’une Constitution qui intégrait les exigences de l’indépendance, mais surtout, qui allait s’évertuer à réaménager l’environnement institutionnel, notamment l’exécutif, où allaient se frotter deux fortes personnalités : Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. C’est par la loi constitutionnelle du 26 Août 1960 que le Sénégal se dotera d’une nouvelle Constitution. Sur le plan idéologique, elle emboîte le pas à la Constitution de 1959. Mais sur le plan institutionnel, une nouveauté sera l’instauration de la fonction du Président de la République. D’où un chamboulement de l’organisation des pouvoirs au sein de l’exécutif autrefois monocéphale et devenu bicéphale. Ce qui d’emblée devait poser la question d’une dyarchie au sommet, c'est-à-dire d’une compétition entre les deux têtes de l’exécutif ; tel sera le cas lors de la crise de Décembre 1962.
Mise à part la guerre de leadership qui opposait Léopold Sédar Senghor, Président de la République, et Mamadou Dia, Président du Conseil, l’aménagement assez ambigu des pouvoirs pouvait laisser présager cette dyarchie au sommet.
En effet, le Conseil des Ministres autrefois présidé par le Président du Conseil, sera, sous la Constitution du 26 Août 1960, présidé par le Président de la République qui devient aussi le gardien incontestable de la Constitution et le chef suprême des armées. Face à l’ensemble de ces prérogatives, non exhaustive du reste, se pose alors la question de savoir si le Président du Conseil n’est pas un « exécutant subalterne, un soliveau ? »[3] Une telle idée sera hâtivement battue en brèche à la lecture de l’article 26 de la Constitution de 1960 qui prévoyait que le Président du Conseil détermine et conduit la politique de la nation. Dirigeant l’action du gouvernement, il dispose de l’administration et de la force armée. Des zones potentielles de conflit apparaissent dès lors qu’il est considéré d’une part, que le Président de la République est le Chef Suprême de armées, et qu’il est soutenu d’autre part, que le Président du Conseil est responsable de la défense nationale et qu’il dispose à cet effet de la force armée.
Mieux, le président, en dehors de sa chasse gardée (arbitre, gardien de la Constitution, défense de l’intégrité du territoire et de l’indépendance nationale…), devait soumettre tous ses actes, sous peine d’invalidité, au contreseing du Président du Conseil et le cas échéant, des ministres chargées de leur application. Bien que là règle du contreseing vise à engager la responsabilité du Président du Conseil et de son gouvernement, elle soulève le problème de la soumission du pouvoir de décision du Président de la République à la volonté du Président du Conseil. Nous n’avons plus ici deux pouvoirs qui se soutiennent mais plutôt qui s’étouffent sur le plan institutionnel en plus d’être asphyxiés par une guerre de leadership.
Il convient aussi de souligner que l’absence d’une opposition, c'est-à-dire le fait que tous les deux tenants de l’exécutif soient issus d’un même parti ultra majoritaire à l’assemblée, rendait difficile la résolution des crises au sein de l’exécutif car seule la motion de censure était en mesure d’être utilisée pour renverser le gouvernement. Ce qui n’était pas gagné d’avance vue la popularité de Mamadou Dia et de ses partisans à l’Assemblée.
La motion de censure fut tout de même votée contre le gouvernement Dia dans des conditions que celui-ci et ses partisans ont toujours déploré. Accusé d'avoir voulu commettre un coup d’Etat qui lui vaudra la prison pendant 12 ans de sa vie, il répondra plus tard qu’il ne pouvait chercher à commettre un coup d’Etat alors que c’est lui-même qui avait tous les pouvoirs. D’où l’ambiguïté manifeste des rapports entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement.
En Décembre 1962, le Sénégal connait la crise institutionnelle la plus importante de son histoire. Mamadou Dia à qui on a prêté des intentions de coup d’état est arrêté. Il est hâtivement voté le jour de son arrestation, la loi Constitutionnelle 62-62 du 18 Décembre 1962 portant révision de la Constitution.[4] Donnant par dérogation au Président Senghor l’initiative de la Constitution, ce dernier fera rédiger par un Comité Consultatif Constitutionnel, la nouvelle Constitution approuvée par référendum et connue sous le nom de la Constitution du 7 Mars 1963. « La cause est entendu : plus jamais de régime parlementaire. »[5] Une nouvelle ère s’ouvre, celle du régime présidentiel, devenu par la suite, comme dans les autres anciennes colonies africaines, présidentialiste. Le Sénégal n’a pas réussi ce qu’aucun autre pays n’a réussi non plus : un régime parlementaire sans multipartisme, c’est-a-dire dans un régime parlementaire avec un seul parti.
Maleine Amadou Niang
[1] Charles De Gaulle,Discours de Bayeux, 1946
[2] Ismaïla Madior. Fall, Evolution constitutionnelle du Sénégal, Paris, Karthala, 2009, P.28
[3] Georges Pompidou s’exprimant sur le rôle prêté au Président français sous la Vème République durant l’ère DE Gaulle.
[4] Ismaïla Madior Fall, Evolution constitutionnelle du Sénégal, Paris, Karthala, 2009, P.49
[5] Ismaïla Madior Fall, Evolution constitutionnelle du Sénégal, Paris, Karthala, 2009, P.52
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Merci Maleine pour cet article qui éclaire d'un regard institutionnel la plus importante crise politique du Sénégal.
Je pense qu'au lendemain des indépendances, et peut être encore aujourd'hui d'ailleurs, des pays africains comme le Sénégal avaient besoin de régime politique fort, ce que n'offrait pas le régime parlementaire. Même en France, sous la IIIème et surtout sous la IVème République, le régime parlementaire avait considérablement montré ses limites. De la disposition des choses dans la constitution de 1960, on pouvait facilement attendre une querelle de leadership. Mais ce n'est pas pour autant que je dédouane Senghor dans cette affaire. Lorsqu'on dirige une communauté, il est nécessaire de savoir intégrer les différences de point de vue que les autres ont avec nous, et entre Senghor et Dia, il y avait aussi une divergence majeure entre les priorités et orientations économiques à donner au pays.
Aujourd'hui encore, après 11 ans au pouvoir du régime d'Abdoulaye Wade, cette incapacité à accepter les divergences dans son propre camp reste une vraie plaie. Chaque fois que ses collaborateurs n'étaient pas sur la même longueur d'ondes que lui, Wade a jugé utile jusque là de les écarter. Mais le pire avec l'actuel président, et en cela la différence est fondamentale avec ses prédécesseurs Senghor et Diouf, c'est que Wade n'accorde aucune importance à la constitution, qu'il a, en 10 ans, beaucoup plus de fois mofifié à son grè que ne l'ont fait ses prédécesseurs en 40 ans.