L’Afrique et ses minorités : (1) Situation des Albinos en Afrique

Parler de « minorités » en Afrique ne va pas de soi. D’abord parce que ce terme a été confiné, dans le discours contemporain, aux situations spécifiques de communautés ethniques, religieuses, culturelles ou sociologiques vivant en Occident. Ensuite, parce que l’histoire politique du continent reste encore profondément marquée par les affres des pouvoirs minoritaires (coloniaux, raciaux, ethniques, religieux, économiques etc.). De fait, la « protection des minorités » apparaît moins urgente que la « défense contre les minorités ». Si l’on entend bien qu’il faille protéger les populations Pygmées d’Afrique Centrale, défendre la « minorité » Afrikaner d’Afrique du Sud paraît moins évident. Enfin, parce que la prise en compte des  minorités apparaît bien souvent comme un luxe. Les droits des minorités seraient des privilèges surnuméraires, des caprices dont la satisfaction paraît moins urgente que, par exemple, l’urgence de lutter contre le VIH ou la pauvreté.

La série d’articles que propose TerangaWeb entend pourtant démontrer que le sort réservé aux minorités en Afrique – comme ailleurs – est un puissant révélateur, un miroir grossissant des travers, faiblesses et impasses, de l’état général d’une société, d’un continent. Nous montrerons que la situation des Albinos dans certains pays africains est intrinsèquement liée aux questions d’éducation, de santé publique et de protection des Droits de l’Homme. Nous explorerons les ramifications économiques, politiques et sociales du statut réservé aux groupes ethniques minoritaires ou indigènes. Nous verrons ce que la persécution des homosexuels peut enseigner sur l’état de la laïcité, le respect des normes constitutionnelles ou même l’influence des États occidentaux, de l’Union Africaine ou de l’ONU en Afrique.

Situation des Albinos en Afrique

La mutation génétique qui cause l’albinisme, étrangement, est l’une de celles qui permirent la colonisation de l’Europe par l’homme moderne, il y a 35.000 ans[1]. Sous le climat glacial de l’époque, faiblement éclairé, la peau noire de l’homo sapiens sapiens l’empêche de produire suffisamment de vitamine D, nécessaire à la minéralisation des os. L’altération de sa capacité à produire de la mélanine (qui pigmente la peau, des cheveux et des yeux, entre autres), « évolution » qui se fera sur 10.000 ans lui permit de s’adapter à cette région – et explique aujourd’hui, une grande partie de la différence phototypique de l’humanité. Dans le même temps, La mélanine aide à protéger des rayons ultraviolets. Son absence expose à des complications médicales graves : photophobie, baisse de l'acuité visuelle, myopie incorrigible par des lunettes, hypopigmentation de la rétine et de l'iris, nystagmus pathologique (mouvements spontanés et involontaires des yeux) et risques accrus de cancers cutanés[2].

L’incapacité à produire de la mélanine (définition simplifiée de l’albinisme) fut une bénédiction pour l’homo sapiens sapiens lors de la conquête de l’Europe. Aujourd’hui encore, dans les pays occidentaux, les personnes souffrant d’albinisme peuvent bénéficier des soins et de l’attention médicale nécessaires et mener des vies relativement ordinaires – l’espérance de vie des Albinos en Occident est sensiblement égale à celle du reste de la population. Tel n’est pas le cas en Afrique où aux ennuis médicaux s’ajoutent préjugés, croyances archaïques et danger de mort.

Entre 2007 et 2009, une soixantaine d’albinos ont été exécutés et démembrés au Burundi et au Kenya. Ces homicides ont poussé plus de 10.000 Tanzaniens, Kenyans et Burundais souffrant d’albinisme à abandonner leurs villages pour se réfugier en zones urbaines ou vivre en cachette[3]. L’origine de ces persécutions est aussi simple que sordide : des croyances traditionnelles attribuent des vertus magiques au sang et aux organes des albinos, intégrés à des décoctions et potions rituelles, ils permettraient de réussir en affaires, de gagner le cœur de l’être aimé, voire… de remporter des élections. On évaluerait ainsi, en Tanzanie, à 1000 dollars, une main d’albinos, un corps entièrement démembré et revendu pouvant rapporter jusqu’à 75.000 dollars[4]

La tentation est forte d’arrêter l’analyse au caractère abject et proprement horrifiant de ces actes. Il est nécessaire pourtant de l’élargir, d’abord à la question de « l’altérité », de sa compréhension et de son acceptation en Afrique, ensuite à la dimension marchande que ces croyances acquièrent dans certains pays, et enfin au problème plus général que pose la persistance de croyances animistes en Afrique contemporaine (« voleurs de sexe », « maris de nuit », sorcellerie, etc.).

Même lorsqu’il n’est pas aussi tragique que dans les cas évoqués plus haut, le sort des Albinos est loin d’être enviable. Le rejet par son père, à sa naissance, du chanteur Malien Salif Kéita est emblématique de la situation de nombre d’albinos Africains, souvent marginalisés, élevés dans la plupart des cas par des mères seules, soupçonnées, comme toujours, d’être à l’origine de cette « anomalie[5] », pauvres, n’ayant pas accès au suivi médical indispensable vu leur vulnérabilité et n’ayant pas pu bénéficier d’une scolarisation même élémentaire. Au fardeau de la maladie s’ajoute celui de la discrimination sociale. L’altérité n’est pas comprise, ni acceptée. Les Albinos ne sont «ni Blancs ni Noirs », ils ne sont pas « reconnus » : ils sont rejetés. À un problème de santé publique – la nécessaire prise en charge médicale des complications dues à l’albinisme – s’ajoute une crise d’éducation « à l’autre » – d’éducation tout court.

Le cas des minorités albinos questionne également la mansuétude teintée de condescendance envers l’inconcevable persistance de croyances, rites et pratiques animistes en Afrique subsaharienne au XXIe siècle. Si les lynchages sporadiques de soi-disant « rétrécisseurs de sexe[6] » n’ont pas suffi à alerter les autorités publiques en Afrique, sur la nécessité de mettre en place des programmes de sensibilisation à grande échelle sur l’inanité et la dangerosité de telle croyance, peut-être que les massacres d’Albinos en Afrique de l’Est les en convaincront. Ceci est d’autant plus urgent que l’animisme s’adapte et évolue. Ainsi, la pandémie du VIH/Sida a fait naître une nouvelle croyance au Zimbabwe : avoir des rapports sexuels avec une femme souffrant d’albinisme guérirait de la maladie[7]

La monétarisation et la marchandisation de ces croyances est certainement l’un des aspects les plus étonnants et effarants des exactions commises contre les Albinos en Afrique de l’Est. La prégnance de superstitions archaïques sur les populations de ces pays, le difficile rapport à l’altérité ont certainement servi de terreau à la transformation de « simples » préjugés animistes en folie meurtrière. L’appât du gain a fait le reste, parfois, aux limites de l’imaginable. Des cas d’enfants Albinos vendus par leurs parents, livrés par ceux-ci à une mort certaine et ignominieuse ont été reportés. La pauvreté n’explique pas tout mais lorsque certaines conditions sont réunies, elle peut mener à tout.

Comme souvent confrontés à des problématiques complexes quoique pressantes, les responsables politiques choisissent la solution la plus sommaire. Ainsi, la réponse trouvée à cette barbarie est une autre barbarie : le gouvernement Tanzanien punit les attaques contre les albinos par… la peine de mort.

Joël Té Léssia



[5] Alors que l’albinisme est dû à des mutations génétiques récessives, c'est-à-dire qu’il faut que les deux parents soient porteurs du gène malade pour qu'il y ait une possibilité -une chance sur quatre en fait- que l'enfant soit albinos.

[6] Ce trouble psychologique caractérisé par la conviction ou la sensation que le pénis est en train de se rétracter dans l’abdomen, connu sous le nom de « Koro » (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/21511718 )  n’est pas spécifique aux Africains. Il a été d’abord identifié et étudié en Chine.