Tombouctou : D’un « choc de civilisations » à l’autre

6904210226_b06d24c44dC'est à la fois infiniment ennuyeux et extraordinairement irritant que de recenser les "indignations sélectives" des acteurs du débat public, en France ou en Afrique. Je m'y suis essayé avec plus ou moins d'enthousiasme, qu'il s'agisse de l'affaire Mahé ou du mythe de la hausse du coût de la vie en Afrique. Pour d'étranges raisons, en ces temps de crétinisme journalistique, l'Islam et les musulmans sont plus que jamais au centre de cette myopie. Tel déteste la malbouffe mais crèverait plutôt que de voir un hamburger Hallal. Tel autre est indigné par l'homophobie supposée des "musulmans" au point de rejoindre l'extrême droite xénophobe et réactionnaire. C'est assez pathétique.

L'article de Racine Demba, publié en juillet dernier, " Destruction du patrimoine malien : cet islam qui n’est pas le nôtre" essayait de montrer les différences profondes et radicales entre les conceptions de l'Islam, de l'Histoire et du lien au divin, propres à l'Afrique Occidentale et celles d'Ansar Dine et d'Aqmi. Que ces derniers aient eu besoin de martyriser les populations locales et de les mutiler pour les convaincre de se "rallier" à cette forme d'Islam est bien la preuve qu'ils ne bénéficiaient pas d'un soutien majoritaire au sein des populations locales. C'est autant une splendide légitimation de l'analyse de Demba qu'une preuve du caractère meurtrier de la couardise des forces armées maliennes.

Mais plus encore, la liesse populaire et les drapeaux français qui ont accueilli François Hollande durant sa visite à Tombouctou signalent précisément que la main de fer du radicalisme d'Ansar El Dine n'a pas (cor)-rompu les populations maliennes. Si la destruction des monuments funéraires a choqué, ce n'est rien à côté de la stupidité, de la lâcheté et du racisme qui a animé Ansar El Dine durant son règne dans le Grand-Nord Malien. Le compte-rendu de ces longs mois où le drapeau noir de l'islamisme radical a flotté sur Gao et Tombouctou  transpire le crétinisme :

où sont les bordels, hein? Où sont les bordels? Où fait-on des films pornographiques ici, hein? Où? Ah il paraît qu'on a attrapé des homosexuels! Il faut les pendre? Non, donnons-leur une seconde chance! Non! Non, c'est moi-même qui vais les égorger. On a attrapé des voleurs! Il faut leur couper la main – s'ils sont noirs. S'ils sont berbères, peulhs ou Arabes, on discute. Ah, ces femmes ne sont pas voilées? Où elles sont, il faut les "chicoter". Etc.

Et ça a continué comme ça pendant des mois et des mois. Dans un glauque travestissement des brigades internationales dans l'Espagne des années 30, le Mali a vu déversées sur ses populations des hordes de djihadistes du monde entier, Pakistanais, Français, Marocains, Mauritaniens, Algériens etc. venus tester leurs théories, là, en toute impunité. Et le résultat est misérable : lorsqu'on leur laisse le contrôle entier sur une zone vaste comme un tiers de l'Europe, les premières choses auxquelles ces islamistes pensent c'est de tabasser des femmes et chercher des films pornographiques? Ca plus des exécutions sommaires. Plus une bonne dose de discrimination raciale – il est intéressant de constater que toutes les religions finissent par pécher, à un moment ou un autre, sur ce point.

L'occupation du Nord Mali par les islamistes d'Ansar El Dine et AQMI a mis à plat un autre raccourci journalistique et un de ces fantasmes fin-de-siècles dont on désespérait de se débarrasser : le fameux "choc des civilisations". Pour quiconque croit vraiment en une opposition entre l'Occident et le "monde musulman", et qui plus est, pense que ces entités existent réellement, qu'il y a quelque chose comme un "monde musulman" unifié et uniforme, régi par les mêmes pratiques, les mêmes impératifs et la même historicité, la résistance passive des populations locales à l'imposition de la Sharia et la libération de Tombouctou cette semaine ont dû être une terrible gifle et un bon rappel à la réalité.

Edward Saïd avait été l'un des premiers à le remarquer : les mêmes qui, pompeusement précis, peuvent faire la différence entre l'histoire des (chrétiens) Portugais et (chrétiens) Espagnols, assument simplement qu'il n'y a rien de très différent entre un (musulman) Malien et un (musulman) Indonésien. Comme si la culture, la géographie, l'histoire et même le damné passé colonial, s'effaçaient simplement lorsqu'il s'agissait d'Islam.

Tombouctou a été la réponse – nécessairement temporaire – à cette insanité. Et au discours de Dakar. Si la greffe n'a pas pris c'est parce que l'hôte n'y était pas disposé, parce que la "page" n'était ni "à écrire", ni "blanche" – ou "vierge". C'est parce que le Mali a une histoire. La preuve? Les islamistes ont essayé de l'effacer. Et ils y sont presque arrivés. Les mêmes flammes qui embrasent le papier, ravivent la mémoire.

Mais peu importe. Les comptes seront fait une autre jour. Aujourd'hui c'est dimanche à Tombouctou, à Gao et à Kidal. C'est jour de célébration.


Joël Té-Léssia

Sans hésitations, ni murmures

 

 

 

« Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues

Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un

               Assemblage de bâtons et de haillons

(…)

Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil.

Dis-moi donc l’orgueil de mes pères »

Ndessé, Léopold Sédar Senghor

 

Si les « mémoires de guerre » et les chroniques martiales de qualité abondent, il existe, à ma connaissance, très peu de bons ouvrages sur la vie militaire : quelques chapitres de La Promesse de l’Aube de Romain Gary, Hommage à la Catalogne d'Orwell, Les désarrois de l’élève Torlëss de Musil et la Ville et les Chiens de Vargas-LLosa. Au-delà, il n’y a rien de très lisible[i]. Rien qui dise suffisamment l’enfermement, la saleté, l’injustice, la peur, la violence, la faim et la misère sexuelle, rien non plus qui rende convenablement justice à l’innocence, à l’apprentissage du métier de tuer, à l’esprit de sacrifice inculqué à coup de Pataugas dans les reins et à la solidité des liens qui se tissent dans la vie d’un soldat. C'est l'une des raisons pour lesquels, les "civils" ne comprennent presque jamais les réactions et les motivations des "corps habillés".

 

Je garde, pour ma part, un souvenir assez pénible des années passées au Prytanée Militaire Charles N’tchoréré de Saint-Louis (Sénégal), du décrassage matinal au champ de tir, de la Préparation Militaire Elémentaire au Brevet de parachutisme, de la « Nuit Noire » à la cérémonie de remise des insignes, des violences subies à celles infligées aux autres. Malgré cela, je n’ai jamais cédé à la tentation du mépris.

 

C’est un privilège de « civils » que de mépriser ou d'aduler les militaires. La mutinerie des soldats maliens en Mars 2012 qui mena au renversement d'Amadou Toumani Touré est condamnable parce que irréfléchie, impétueuse et incroyablement dangereuse. Les membres du CNRDR sont une petite bande assez grotesque de sous-Sankara. Soit. Mais cela n'enlève rien au traumatisme qu'a représenté l'avancée des troupes du MNLA au début du mois de mars, ni à la colère que la lenteur du pouvoir politique à prendre la mesure de cette rébellion a provoqué dans les rangs, ni à la peur que le sous-équipement de ces troufions maliens exilés dans le Nord du pays et les images des exécutions commises par Ansar El Dine ont suscité. Voilà de très jeunes hommes mal payés, mal armés, mal dirigés, mal nourris, mal logés, mal aimés, mal du pays, loin de leurs familles. Et on attend d'eux les plus grands sacrifices. Et on hausse les sourcils parce qu'ils regimbent devant la tâche ingrate?

 

Je ne sais pas si les militaires maliens ont eu raison de s'indigner de leur sort. Je sais néanmoins que la consigne : "un ordre est à exécuter sans hésitation, ni murmures. Et celui qui donne l'ordre en est le seul responsable" est d'une logique moyenâgeuse. On peut condamner la désertion de poste des officiers de Kidal. Je ne crois pas qu'on doive mépriser ces soldats. Aussi forte qu'en soit la tentation.


Joël Té-Léssia


[i] Il existe en revanche d’assez braves œuvres cinématographiques sur la vie de soldat : Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène, We were Soldiers de Randall Wallace ou la série Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks.