Comme la plupart des personnages centraux dans les romans de Chimamanda Ngozi Adichie, Ifemelu est une jeune femme igbo, nigériane, africaine. Après un séjour relativement long aux Etats Unis d’Amérique, elle envisage de rentrer à Lagos, la grande ville de la côte nigériane où elle a vécu sa jeunesse et fait ses études primaires et secondaires. Depuis un salon de coiffure africain glauque dans le New Jersey où elle se fait durement tresser le cheveu, elle se remémore son adolescence, les conditions de son départ, treize ans plus tôt du Nigeria, son arrivée aux Etats-Unis. Elle se souvient des contraintes qu’imposent ce type de migration sur l’individu et de son regard naïf sur ce pays de rêve qui dès son atterrissage s'est avéré être loin de l’Eden annoncé depuis son université nigériane.
Alors que ces images défilent avec une précision qui va plonger le lecteur dans l’univers du migrant nigérian en Amérique, elle porte en parallèle un regard sévère et distant sur les individus gérant ou fréquentant ce bastion africain qu’est le salon de coiffure de Mariama. Par une forme d’association d’idées, se passe le temps d’une journée, un condensé de ce qu’aura été son séjour américain.
Pourquoi certains jeunes nigérians partent-ils ?
Ifemelu quitte le Nigeria pour poursuivre un cycle universitaire dans une université de Philadelphie. Fille unique, elle fait partie de cette jeunesse issue de la classe moyenne nigériane. Son père est un fonctionnaire a été mis au chomage pour une maladresse à l'endroit de sa hiérarchie. Sa mère, convertie à la foi évangélique, affronte les circonstances de la vie au travers de cette mystique qu’Ifemelu croque avec férocité et distance. Un point récurrent dans le travail de la romancière nigériane Chimamanda Adichie déjà traité dans L'hibiscus pourpre. Les pérégrinations de cette mère dans les différents courants du protestantisme nigérian sont très intéressantes et justement décrites dans leurs énumérations et dans la qualification de ce que certains désigneront les incongruités du croyant. Comme Achebe, Adichie est une fine observatrice des impacts du protestantisme sur l’individu nigérian. Peut-être juge-t-elle trop par le regard de son personnage là où le père de la littérature nigériane offrait une analyse plus nuancée dans Le monde s'effondre en laissant l'interprétation au lecteur seul. Ifemelu est, vous l’avez compris, un personnage singulier et particulièrement critique et lucide sur les travers de la société qui l’environne. Quand sa jeune tante, médecin, se fait entretenir par un haut gradé de l’armée, Ifemelu est la seule à fustiger le « Mentor ». La dépendance de ces femmes même instruites à la puissance financière des hommes lui est insupportable et ne cessera de dicter les choix d’Ifemelu dans son parcours. Pourquoi partent-ils ? Obinze, le petit ami d'Ifemelu, exprime très bien les raisons de ces départs, d’une jeunesse nourrie à la mamelle de la culture occidentale : le sentiment d’enfermement et, en même temps la soif de découvrir l’autre et la conviction qu’une vie meilleure est forcément dans ces univers fictifs…
Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l'âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d'échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n'avaient pas manqué d'eau, mais étaient englués dans l'insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu'aucun d'entre eux ne meure de faim, n'ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d'avoir le choix, avide de certitude.
P.309 éditions Gallimard
Difficile atterrissage
Pour Ifemelu comme Obinze, l’atterrissage va être très difficile dans ces terres d’exil et d’asile que sont les USA et l’Angleterre. Avec ces deux champs d’observation différents, Chimamanda Ngozi Adichie va s’employer à décrire le parcours du combattant d’une jeunesse africaine outillée et confrontée à la fermeture de ces espaces sublimés. Et c’est peut-être là toute l’originalité de ce roman. Cette mise en scène de ces jeunes issues des classes moyennes qui fuient à grandes enjambées leur continent. Comment fait-on pour survivre à un environnement contraignant, méfiant, pour faire face aux défis de payer un loyer quand on n'existe pas administrativement parlant? La relation amoureuse qui unissait Obinzé à Ifemelu va se distendre dans le feu de ces épreuves de la vie en Occident. Cet atterrissage, puis la tentative d'immersion va participer à la révélation ou l'évolution de l'identité de ces migrants nigérians que Chimamanda Ngozi Adichie décrit remarquablement.
La question de l’identité
Elle est centrale dans la construction de ce roman et dans le discours de Chimamanda Ngozi Adichie. Comment rester soi-même quand l’autre vous définit ? Cette question est analysée avec beaucoup de puissance et cela, avant le départ du Nigéria et après le retour au pays Natal en passant par les USA et l’Angleterre. Les baromètres d'évaluation vont être la langue, le cheveu, la race. Entière, altière, Ifemelu veut garder une authenticité africaine sur cette terre américaine et refuse de se laisser enfermer sous l’étiquette « noire » ou « black » même si elle comprend le poids de cet héritage en Amérique. Être noire est une notion qu’elle découvre aux USA. Elle l'intègre car elle n'a pas le choix. Par la même occasion, elle s’octroie d’observer l’Amérique sous le prisme du regard d’une africaine non américaine. Au travers de son blog, elle décrit avec son regard chargé d’humour et de sarcasmes, d’ironie et d’un vécu, une Amérique obamaïenne qui demeure marquée par le poids et la douleur des rapports raciaux. Sous le prisme d’Americanah, on comprend assez aisément les manifs de Ferguson. Une triste réalité qu’Hollywood masque très bien : le rêve américain est monocolore. Dans ces questions d'identité, Ifemelu a une posture intéressante qui lui permet d'observer les points de friction entre africains-Américains et Africains ou le regard misérabiliste et compassionnel porté de manière générale par l'élite blanche à l'endroit du continent africain.
Retour au pays natal
Quand, après moult réflexions, Ifemelu décide de rentrer au Nigéria elle est incomprise. La structure du roman permet aux lecteurs d'avoir une vision globale des enjeux et des réalités qui attendent la jeune femme au bercail. Ce retour est toutefois un choix. L'attitude du migrant est là encore scrutée avec minutie par notre héroïne. Les amies retrouvées. Les préoccupations des jeunes femmes attachées à l'idée de faire un bon mariage. L'arrogance des americanahs, ces jeunes nigérians revenus des Etats Unis dans l'idée de faire fortune. La question de l'identité n'est pas plus violemment frappante que dans l'observation des références américaines intégrées et qui dictent leur rapport à l'autre. Americanah! Un retour synonyme de retrouvailles avec Obinze. Parce qu'il s'agit d'un vrai roman où les personnages sont tout aussi importants que les problématiques qu'ils mettent en scène. Je vous laisse découvrir cette romance et réflexion sur l'illusion des amours de jeunesse.
Chief se tourna vers Nneoma. Tu connais cette chanson. "Personne ne sais ce que sera demain". Puis il se mit à chanter avec une vigueur juvénile. Personne ne sait ce que sera demain! Demain! Personne ne le sait! Il se versa une autre généreuse rasade de cognac. "C'est le principe sur lequel est fondé ce pays. Le principe majeur.
P.36 éditions Gallimard
Ce passage résume tout le drame d'un continent et la philosophie prédatrice de celles et ceux qui ont une once de pouvoir en Afrique. Cette instabilité va être remarquablement illustrée dans ce roman.
Conclusion
Cette note est insuffisante. Je me dois de respecter un format web 2.0 pour que l'internaute ne décroche pas. C'est évidemment par l'exhaustivité des problématiques qu'il soulève qu'Americanah s'affirme comme étant le roman phare sur les nouvelles migrations africaines. Il n'y a pas eu, de mon humble avis meilleur traitement du sujet. Mais là où Chimamanda Ngozi Adichie fait fort, c'est dans une critique nette et sans bavure de l'Amérique raciale et souvent encore raciste. Le poids de l'histoire pèse lourdement sur les rapports sociaux et ethniques. Obama ne suffit pas même s'il participe symboliquement à des déconstructions de certaines forteresses. Mais, si Ifemelu est légitime dans ce regard sur les USA, c'est qu'elle n'en est pas moins critique vis-à-vis de sa terre d'origine. Le féminisme enfin, est l'un des discours dominants qu'on ne pourrait passer sous silence ainsi que la nouvelle prise de parole publique. Il est traité finement et finalement de manière subversive. Chimamanda Ngozi Adichie poursuit également ce regard sur les classes moyennes nigérianes comme dans ses précédents romans. C'est pourquoi, sans excès, je peux dire que cette oeuvre est brillante, agréable à la lecture, et ouverte à de profondes et nombreuses pistes de réflexion. Ce fut le cas, en janvier dernier, avec l'African Business Club au Café des livres.
LaRéus Gangoueus