L’immigré (e) en contexte professionnel occidental

immigré-Disguise1. Le contexte

L’arrivée et l’intégration

 Lorsque l’immigré prend pied dans un nouveau contexte de travail, il a toujours ce sentiment étrange de non appartenance et d’usurpation. Il ne s’agit pas d’un complexe par rapport à son niveau intellectuel, plutôt le  sentiment parasite de ne pas être  le visage attendu. Une sensation qui sait toujours s’inviter et contre laquelle l’expérience ne fait rien. L’immigré se sent toujours le choix de second rang : « ils auraient préféré une blonde aux yeux bleus ». Ce sentiment de l’imposteur on peut le porter longtemps, comme un proche parent, pas amical pour un sou, nous accompagnant dans des pérégrinations universitaires ou même professionnelles ; parasitant estime de soi et intégration sociale, dans la belle France. Une intégration par à-coups, éternels recommencements, face à un pays dit-on “ouvert”; mais dont l’expérience du vivre-ensemble demeure problématique, une paroi étanche, difficilement franchissable ; voire impossiblement franchissable pour les plus malchanceux.

La cohabitation

L’immigré se sent souvent en bas des choix préférentiels. Il est le ‘moindre’, celui dont la voix ne compte pas, dont le point de vue est caduque, un être elliptique, un son diffus, un brouillage. Parfois il s’affirme, lors d’une réunion, et là, miracle ! Il suscite des regards, de l’admiration! Enfin ! « Voilà ma valeur affirmée ! » pense-t-il, avant de retomber dans le rythme lent de l’indifférence.

L’invisibilité noire est un sujet fort dans la littérature et les textes théoriques afro-américains, comme l’ouvrage Invivible Man de Ralph Ellison (1952, Random House) ou  des sujets des Blacks Feminists.  Ce thème montre comment les Noirs ont souvent perçu leur vie/présence comme nulle, facilement tue, face à une écrasante visibilité blanche. La couleur noire représente cette invisibilité, elle écarte des lieux de pouvoirs et soustrait du droit à la parole…à l’existence. Cette invisibilité complique les relations entre communautés (surtout blanche et noire). La race blanche ayant résolu la question de son être au monde ; la noire elle, cherche sans cesse à comprendre, justifier sa présence. Ayant un emploi, elle tente de prouver son bagage, et se sent plus que toute autre amenée à combattre des ennemis physiques et invisibles, car intégrés.

Le sentiment d’échec

L’immigré voit l’échec en le mesurant aux réalités socio-économiques de son contexte d’origine. L’origine représente ce lieu qui nous a tirés comme des flèches du carquois. De là-bas à ici, il y a deux êtres, deux réalités quasi irréconciliables. L’immigré évolue avec deux accents, deux rythmes, deux salaires, deux représentations de lui-même. Le contexte d’immigration est donc un écartèlement identitaire, une manière de faire fusionner celui qu’on est et celui qu’on devient. L’échec pour l’immigré est donc de voir les humiliations qui en nouvelle terre d’accueil, vont tenter de nier sa présence, de l’invisibiliser. Il tente alors d’étouffer cette lecture dépréciative, juxtaposant à cet ante-discours, un nouveau cadre de vie.

2. La remontée

Vivre avec le poids de déplaire et de faillir

L’immigré vit avec le poids de déplaire et celui de faillir. Cette peur le tenaille, il la porte comme un vêtement. Ce vêtement est aussi visible que tout autre.  La peur est l’apanage de tous, mais la peur de l’acceptation de soi est particulièrement prégnante chez les personnes qui, parties de chez elles, doivent retrouver d’autres racines. Leur identité, avec le voyage, a été morcelée, éparpillée aux quatre coins du monde. Ils observent avec envie les êtres complets qui gravitent autour d’eux et qu’ils ne sont pas. Ils sentent le manque, cette cassure. La cassure, le sentiment de diffraction, l’écartèlement culturel, le nihilisme de l’ancien-soi.

Car dans le désir d’intégration, il y a le refus de soi, de là d’où l’on vient. On pense que c’est parce que l’on est d’ailleurs que les choses ne fonctionnent pas comme elles devraient. On veut donc éradiquer complètement ce soi dangereux, cet accent, ces vêtements, ces épices, ces manières de parler. L’on flirte alors bien vite avec la honte de soi, la colère d’être soi. On en veut à la vie le hasard de sa géographie d’origine.

On peut mettre des années avec cette peur. On peut mettre des années à mettre des mots sur son malaise, on appellera cela immaturité, mal chance, racisme (sans ignorer que cela pourrait être le cas). On trouvera des termes pour comprendre la différence de sa situation et cela ne fera que nous rappeler notre isolement.

Revenir ou pas

Immigrer c’est choisir, par choix ou par obligation, à un moment donné, de rentrer dans un système. Ce système offre des privilèges à ceux qui très souvent, doivent oublier le passé. La mort de l’ancien renouvelle l’espérance dans le nouveau. L’Occident demande alors une intégration totale, un abandon à sa cause. Adhérer à ce système c’est entrer dans des modes de fonctionnements idéologiques, faire ce qu’on doit faire parce que tout le monde le fait. Connaître une nouvelle norme. L’immigré choisit alors de re-centrer sa vie dans ce nouveau contexte. S’y sent-il chez lui ? Au début il y arrive, il essaie de s’en convaincre.  L’ambition, la peur du retour, le rejet, la solitude l’y confortent. Il négocie avec lui-même des conditions d’un retour ; sans trop y croire. Mais très souvent pour lui, le chemin (surtout pour les immigrations des pays du sud vers le nord), cette montée-là est sans marche arrière. Elle demande d’aller plus vers l’image de l’Occidental, repartir c’est souvent perçu comme régresser, se pervertir à nouveau.

Le refuge de l’exil

L’exil ou l’immigration ne sont pas toujours des temps de mort ; mais parfois des temps de renaissance. Ils nous changent et représentent,  après la naissance, notre propre choix géographique ou nouvelle naissance. L’exil en tant qu’arrachement représente finalement un départ. Il nous place dans le véritablement lieu, celui que finalement on choisit vraiment. On va s’y établir, construire, donner, mais aussi être détruit.

En fuyant l’autre, l’ancien, on va avoir des blessures, cacher ce que l’on est. On pourra aussi, parfois, le faire revivre. A force de trop le fuir, l’origine rejaillira, et l’on se surprendra à écouter les anciennes musiques, à parler avec de vieilles connaissances, à faire revivre cet accent qui représentait le blasphème. Parce qu’au final, cette soi-disant intégration, vaut-elle vraiment la peine de notre mort ‘définitive’ à nous-même ?

Pénélope Zang Mba

Americanah, par Chimamanda Ngozi Adichie

Adichie_chimamandaComme la plupart des personnages centraux dans les romans de Chimamanda Ngozi Adichie, Ifemelu est une jeune femme igbo, nigériane, africaine. Après un séjour relativement long aux Etats Unis d’Amérique, elle envisage de rentrer à Lagos, la grande ville de la côte nigériane où elle a vécu sa jeunesse et fait ses études primaires et secondaires. Depuis un salon de coiffure africain glauque dans le New Jersey où elle se fait durement tresser le cheveu, elle se remémore son adolescence, les conditions de son départ, treize ans plus tôt du Nigeria, son arrivée aux Etats-Unis. Elle se souvient des contraintes qu’imposent ce type de migration sur l’individu et de son regard naïf sur ce pays de rêve qui dès son atterrissage s'est avéré être loin de l’Eden annoncé depuis son université nigériane.

Alors que ces images défilent avec une précision qui va plonger le lecteur dans l’univers du migrant nigérian en Amérique, elle porte en parallèle un regard sévère et distant sur les individus gérant ou fréquentant ce bastion africain qu’est le salon de coiffure de Mariama. Par une forme d’association d’idées, se passe le temps d’une journée, un condensé de ce qu’aura été son séjour américain.

Pourquoi certains jeunes nigérians partent-ils ?

Ifemelu quitte le Nigeria pour poursuivre un cycle universitaire dans une université de Philadelphie. Fille unique, elle fait partie de cette jeunesse issue de la classe moyenne nigériane. Son père est un fonctionnaire a été mis au chomage pour une maladresse à l'endroit de sa hiérarchie. Sa mère, convertie à la foi évangélique, affronte les circonstances de la vie au travers de cette mystique qu’Ifemelu croque avec férocité et distance. Un point récurrent dans le travail de la romancière nigériane Chimamanda Adichie déjà traité dans L'hibiscus pourpre. Les pérégrinations de cette mère dans les différents courants du protestantisme nigérian sont très intéressantes et justement décrites dans leurs énumérations et dans la qualification de ce que certains désigneront les incongruités du croyant. Comme Achebe, Adichie est une fine observatrice des impacts du protestantisme sur l’individu nigérian. Peut-être juge-t-elle trop par le regard de son personnage là où le père de la littérature nigériane offrait une analyse plus nuancée dans Le monde s'effondre en laissant l'interprétation au lecteur seul. Ifemelu est, vous l’avez compris, un personnage singulier et particulièrement critique et lucide sur  les travers de la société qui l’environne. Quand sa jeune tante, médecin, se fait entretenir par un haut gradé de l’armée, Ifemelu est la seule à fustiger le « Mentor ». La dépendance de ces femmes même instruites à la puissance financière des hommes lui est insupportable et ne cessera de dicter les choix d’Ifemelu dans son parcours. Pourquoi partent-ils ? Obinze, le petit ami d'Ifemelu, exprime très bien les raisons de ces départs, d’une jeunesse nourrie à la mamelle de la culture occidentale : le sentiment d’enfermement et, en même temps la soif de découvrir l’autre et la conviction qu’une vie meilleure est forcément dans ces univers fictifs…

Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l'âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d'échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n'avaient pas manqué d'eau, mais étaient englués dans l'insatisfaction,  conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu'aucun d'entre eux ne meure de faim, n'ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d'avoir le choix, avide de certitude.

P.309 éditions Gallimard

Difficile atterrissage

Pour Ifemelu comme Obinze, l’atterrissage va être très difficile dans ces terres d’exil et d’asile que sont les USA et l’Angleterre. Avec ces deux champs d’observation différents, Chimamanda Ngozi Adichie va s’employer à décrire le parcours du combattant d’une jeunesse africaine outillée et confrontée à la fermeture de ces espaces sublimés. Et c’est peut-être là toute l’originalité de ce roman. Cette mise en scène de ces jeunes issues des classes moyennes qui fuient à grandes enjambées leur continent. Comment fait-on pour survivre à un environnement contraignant, méfiant, pour faire face aux défis de payer un loyer quand on n'existe pas administrativement parlant? La relation amoureuse qui unissait Obinzé à Ifemelu va se distendre dans le feu de ces épreuves de la vie en Occident. Cet atterrissage, puis la tentative d'immersion va participer à la révélation ou l'évolution de l'identité de ces migrants nigérians que Chimamanda Ngozi Adichie décrit remarquablement.

La question de l’identité

Elle est centrale dans la construction de ce roman et dans le discours de Chimamanda Ngozi Adichie. Comment rester soi-même quand l’autre vous définit ? Cette question est analysée avec beaucoup de puissance et cela, avant le départ du Nigéria et après le retour au pays Natal en passant par les USA et l’Angleterre. Les baromètres d'évaluation vont être la langue, le cheveu, la race. Entière, altière, Ifemelu veut garder une authenticité africaine sur cette terre américaine et refuse de se laisser enfermer sous l’étiquette « noire » ou « black » même si elle comprend le poids de cet héritage en Amérique. Être noire est une notion qu’elle découvre aux USA. Elle l'intègre car elle n'a pas le choix. Par la même occasion, elle s’octroie d’observer l’Amérique sous le prisme du regard d’une africaine non américaine. Au travers de son blog, elle décrit avec son regard chargé d’humour et de sarcasmes, d’ironie et d’un vécu, une Amérique obamaïenne qui demeure marquée par le poids et la douleur des rapports raciaux. Sous le prisme d’Americanah, on comprend assez aisément les manifs de Ferguson. Une triste réalité qu’Hollywood masque très bien : le rêve américain est monocolore. Dans ces questions d'identité, Ifemelu a une posture intéressante qui lui permet d'observer les points de friction entre africains-Américains et Africains ou le regard misérabiliste et compassionnel porté de manière générale par l'élite blanche à l'endroit du continent africain.

Retour au pays natal

Quand, après moult réflexions, Ifemelu décide de rentrer au Nigéria elle est incomprise. La structure du roman permet aux lecteurs d'avoir une vision globale des enjeux et des réalités qui attendent la jeune femme au bercail. Ce retour est toutefois un choix. L'attitude du migrant est là encore scrutée avec minutie par notre héroïne. Les amies retrouvées. Les préoccupations des jeunes femmes attachées à l'idée de faire un bon mariage. L'arrogance des americanahs, ces jeunes nigérians revenus des Etats Unis dans l'idée de faire fortune. La question de l'identité n'est pas plus violemment frappante que dans l'observation des références américaines intégrées et qui dictent leur rapport à l'autre. Americanah! Un retour synonyme de retrouvailles avec Obinze. Parce qu'il s'agit d'un vrai roman où les personnages sont tout aussi importants que les problématiques qu'ils mettent en scène. Je vous laisse découvrir cette romance et réflexion sur l'illusion des amours de jeunesse.

Chief se tourna vers Nneoma. Tu connais cette chanson. "Personne ne sais ce que sera demain". Puis il se mit à chanter avec une vigueur juvénile. Personne ne sait ce que sera demain! Demain! Personne ne le sait!  Il se versa une autre généreuse rasade de cognac. "C'est le principe sur lequel est fondé ce pays. Le principe majeur.

P.36 éditions Gallimard

Ce passage résume tout le drame d'un continent et la philosophie prédatrice de celles et ceux qui ont une once de pouvoir en Afrique. Cette instabilité va être remarquablement illustrée dans ce roman.
 

Conclusion

Cette note est insuffisante. Je me dois de respecter un format web 2.0 pour que l'internaute ne décroche pas. C'est évidemment par l'exhaustivité des problématiques qu'il soulève qu'Americanah s'affirme comme étant le roman phare sur les nouvelles migrations africaines. Il n'y a pas eu, de mon humble avis meilleur traitement du sujet. Mais là où Chimamanda Ngozi Adichie fait fort, c'est dans une critique nette et sans bavure de l'Amérique raciale et souvent encore raciste. Le poids de l'histoire pèse lourdement sur les rapports sociaux et ethniques. Obama ne suffit pas même s'il participe symboliquement à des déconstructions de certaines forteresses. Mais, si Ifemelu est légitime dans ce regard sur les USA, c'est qu'elle n'en est pas moins critique vis-à-vis de sa terre d'origine. Le féminisme enfin, est l'un des discours dominants qu'on ne pourrait passer sous silence ainsi que la nouvelle prise de parole publique. Il est traité finement et finalement de manière subversive. Chimamanda Ngozi Adichie poursuit également ce regard sur les classes moyennes nigérianes comme dans ses précédents romans.  C'est pourquoi, sans excès, je peux dire que cette oeuvre est brillante, agréable à la lecture, et ouverte à de profondes et nombreuses pistes de réflexion. Ce fut le cas, en janvier dernier, avec l'African Business Club au Café des livres.

LaRéus Gangoueus