Le conflit entre les communautés Orma et Pokomo, dans la région du delta kényan du Tana, a fait une centaine de morts en septembre dernier. La mise en place d’un couvre-feu, ainsi que le déploiement du General Service Unit et une intervention militaire semblent avoir mis fin aux affrontements. Malgré tout, la lenteur de la réaction du gouvernement a suscité de vives critiques ; et même si la violence a été endiguée et des interpellations effectuées, des centaines de villageois ont perdu leurs maisons, leurs bestiaux et leur champ. Ils sont en effet terrifiés à l’idée de retourner dans la zone, préférant rester dans les camps de fortune installés sur la côte kényane.
Malgré le démenti formel de la découverte de deux importants charniers près du village de Ozi, le mystère à ce sujet reste entier, et l’idée que les combats dans la zone étaient plus que des querelles liées à la terre et à l’eau commence à germer. Selon certains observateurs, les attaques subies par les villageois étaient remarquablement organisées et planifiées, ce qui pousse à croire que des forces politiques auraient en douce contribué aux massacres.
Motifs de violence
Comme l’a fait remarquer l’expert Paul Goldsmith, si le problème était réellement un désaccord à propos de l’accès à la terre et à l’eau –« un problème entre bergers et cultivateurs », les Orma et les Pokomo auraient facilement pu trouver un consensus comme l’ont fait les autres tribus de la région du Laikipia. L’information selon laquelle le gouvernement aurait été prévenu dès le mois de mai de l’imminence d’un conflit est encore plus inquiétante. À cette époque, les locaux s’étaient plaints auprès du pouvoir en place à propos des changements de frontières incessants, et ont accordé au gouvernement une période de trois mois d’observation, après laquelle ils résoudraient eux-mêmes le problème, et ce par tous les moyens nécessaires.
De plus, la guéguerre politique que se livrent le ministre de la sécurité intérieure Yusuf Haji et l’élu du district de Galole Dhadho Godhana accentue la rumeur qui fait état d’une origine politique des attaques ; chacun désignant son vis-à-vis comme coupable, et refusant de participer à des négociations, à cause de querelles personnelles. En effet, les média kényans semblent persuadés que ces violences ont une origine politique, affirmant qu’elles sont conséquentes « à la bagarre en vue de l’Élection Générale qui se tiendra l’année prochaine ».
Des politiciens sans réelle politique
Au Kenya, les scrutins sont rarement motivés par la conviction idéologique ou politique des votants. Il n’existe pas de réelle opposition entre une gauche et une droite, mais plutôt entre des candidats individuels, tant au niveau local que national. Cela transparaît encore plus, à chaque élection générale, depuis la défaite de la Kenya African National Union (KANU) pour la première fois de son histoire en 2002 ; depuis, les politiciens se disputant les meilleures places ont curieusement toujours été les mêmes, alors que les partis qu’ils représentent changent fréquemment.
Les populations ne votent pas pour des idées, mais plutôt pour ce qui les arrange les plus – ce qui, souvent, signifie le parti originaire de leur région, ou ayant un leader de leur groupe ethnique. La majorité des partis au Kenya ne servent que de tremplin pour un candidat spécifique, et ont presque tous essentiellement une forte racine ethnique, cet accent fort mis sur l’identité servant à mobiliser les troupes. Les partis politiques kényans sont seulement des prétextes pour les élections, et restent inactifs en période non-électorale ; le fait qu’il n’y ait que peu de sites web qui leur sont dédiés en est une preuve accablante. Par contre, il existe beaucoup de site internet dédiés à des personnalités tels que Uhuru Kenyatta, Kalonzo Musyoka, Raila Odinga ou encore William Ruto, tous candidats aux élections qui se tiendront dans l’année à venir. L’élite politique kényane peut donc être considérée comme une entité qui se bat pour atteindre les hautes fonctions en usant, quand il le faut, d’autres supports que l’idéologie politique pour gagner des votes.
Alliances ethniques
La place centrale de l’ethnicité dans la mobilisation politique au Kenya a été bien étudiée par chercheurs et journalistes kenyans et étrangers. L’ethnicité est le paramètre le plus facile à exploiter pendant les élections, et, par exemple, c’est un fait notable que le président Mwai Kibaki, de l’ethnie Kituyu, a remporté environ 97% des suffrages dans sa région d’origine, la Central Province, lors des élections de 2007. C’est un fait notoirement acquis que les Kenyans votent selon des considérations ethniques, et ce fait est dû, en partie, au lien fort existant entre les élites et leur communauté d’origine. On en conclut donc que si les votes d’une certaine communauté portent une personne au pouvoir, les gens de cette communauté pourraient en tirer des avantages. Il s’agit d’une attitude qui peut laisser croire que l’état est une récompense que l’on se partage au sein d’une communauté une fois qu’elle est acquise. Ceci est en parti un héritage du système politique kenyan qui existait à l’époque coloniale ; c’était une époque pendant laquelle les colons associaient souvent les figures politiques à leur ethnie d’origine, les réduisant ainsi à la représentation de celle-ci.
Les politiciens candidats à la présidence ont souvent tendance à former des alliances et coalitions avec les leaders d’autres groupes ethniques, toutes les communautés n’ayant pas la même importance démographique. C’est d’ailleurs ce que le chercheur Sebastien Elischer a désigné par le terme « coalition de circonstance ». La National Alliance Rainbow Coalition (NARC), qui a battu la KANU en 2002, est un très bon exemple. Kibaki et Raila étaient tous les deux membres de la NARC, qui finira aussi par éclater en deux groupes vers 2005 – le Party of National Unity (PNU) et le Orange Democratic Movement (ODM), qui s’affronteront pour l’élection générale de 2007.
Tractations
Cependant, attribuer tous les problèmes politiques du Kenya à l’ethnicité serait irresponsable et réducteur. La plupart du temps, après une défaite, les leaders de l’opposition s’allient simplement avec le parti au pouvoir ; il arrive même que, avant les élections, certains politiciens ou groupes d’intérêts s’empressent d’afficher leur soutien aux candidats dont l’importance augmente ; cela se voit actuellement avec The National Alliance (TNA), parti à la popularité grandissante nouvellement formé par Uhuru Kenyatta.
Plus récemment, pendant une marche politique à Ukambani, une zone essentiellement occupée par des Kambas, et en conséquence acquise à Kalonzo Musyoka, le premier ministre Raila Odinga, de l’ethnie Luo, a suggéré que Musyoka et lui devaient s’associer. Odinga a conseillé aux Kambas de « fuir » la politicaillerie ethnique et de voter pour lui, mais, en guise d’assurance, a quand même pris la peine d’inviter Kalonzo à le rejoindre. À mesure que les élections, prévues pour mars 2013, approcheront, il y aura de plus en plus de propositions de ce genre, et ce sera intéressant de voir quel candidat se désistera de la course aux postes les plus importants, en échange d’une position certes moindre, mais qui garantirait au moins une entrée dans le gouvernement.
Tout ceci met en évidence une situation regrettable : les membres de l’élite politique du Kenya utilisent les différences ethniques apparentes quand ça les arrange. En vue de leur victoire, les politiciens n’hésitent pas à creuser des fossés entre les communautés, s’assurant ainsi des gains sur un terme relativement court, alors que les dommages sont dévastateurs à long terme pour les malheureux groupes ethniques dont les représentants sortent perdants des élections.
Les Orma et les Pokomo sont deux tribus relativement petites qui, si on excepte quelques incidents isolés, ont toujours réussi à cohabiter en paix. Seulement, à l’approche des élections, leurs points de divergence semblent devenir de vrais problèmes – et ceci n’est pas seulement dû au hasard. Si les échos suggérant une incitation à la violence de la part des élus locaux du Delta Tana sont prouvés, on ne pourrait s’empêcher d’être inquiet à propos de plus importantes luttes de pouvoir qui vont se déclarer dans l’année à venir. Le problème, ce n’est pas que les Kényans aiment se battre ; comme on peut le lire dans les réseaux sociaux et dans les fora dédiés au Kenya, ceux qui sont contre la violence sont toujours plus nombreux que ceux qui sont pour. Le problème réside en une culture de la contestation politique basée sur un jeu à somme nulle, avec des divisions essentiellement ethniques alimentées par une élite politique qui veut profiter un maximum de la situation, tout en étant au minimum concernée par les dommages occasionnés. Pour le bien à long terme du Kenya, les politiciens devraient se montrer plus responsables – l’incitation à la violence ne devrait jamais constituer une option.
Nikita Bernardi, article initialement paru en anglais chez notre partenaire Think Africa Press, traduction pour Terangaweb par Souleymane LY