Aïcha Dème : portrait d’une agitatrice culturelle

Aïcha Dème agitatrice culturelle
Aicha Deme, agitatrice culturelle. Source Africultures.

Aïcha Dème se définit comme une activiste ou une agitatrice culturelle. À Dakar, où se côtoient allègrement, sans forcément se toucher, le gratin local et les gens issus de la banlieue, tous également nourris à grands coups d’afflux culturels émanant des quatre coins du monde, elle se débat, depuis pratiquement une décennie, après avoir sacrifié son emploi de l’époque, pour assouvir sa passion de l’art, de la culture, et du divertissement. Portrait d’une figure incontournable de l’univers culturel sénégalais.

Si le grand public la connaît très peu – il s’agit là d’une personne discrète qui préfère rester derrière les projecteurs, les témoignages de sympathie et de reconnaissance de la part des professionnels du milieu affluent. Ancienne professionnelle de l’informatique, c’est en 2009 qu’elle se décide à changer de voie pour s’orienter dans la promotion d’une culture sénégalaise très peu présente sur la toile. Armée de son expérience de passionnée qui avait assisté à un grand nombre d’événements culturels[1], et qui cherchait compulsivement à rassembler des infos sur les sujets, elle réussit très rapidement à se faire un carnet d’adresses et à acquérir une certaine légitimité dans le milieu. C’est ainsi qu’elle a eu l’idée d’un agenda en ligne, ayant compris la force que représentaient les nouveaux outils de communication dans cette entreprise. Elle crée donc AgenDakar, le premier portail sénégalais entièrement dédié à la culture, sous la forme d’un hub permettant de recenser les évènements et productions artistiques dans la presqu’île et au-delà. Sur le même site, elle a pendant longtemps tenu un journal de bord, signé Aïe-Chat, son avatar félin, dans lequel elle croquait, avec bienveillance, le monde culturel dakarois, partageait ses expériences, ses coups de cœur, donnait ses impressions après les rencontres, concerts et autres festivals de la région, en ponctuant ses articles de « Miaou » légers et bien sentis.

Elle est aujourd’hui très active sur les réseaux sociaux, où nous avons pu abondamment échanger. « Dakar vibre, Dakar bouillonne, et Dakar déborde de créativité, répète-t-elle inlassablement. Je considère que c’est un devoir de mettre cela en lumière, et en plus j’adore le faire. C’est complètement grisant et je pense que personne n’a jamais été aussi heureux que moi de changer de métier ».

 Quand, de façon terre à terre, je lui rappelle que la pauvreté frappe la majorité des habitants de la région, ce qui laisse assez peu de place à toute initiative culturelle, elle me corrige : « Le Dakar culturel s'extirpe comme il peut de la misère. La créativité est bien présente, et les jeunes sont débrouillards. Le Dakar le plus créatif, le plus actif et le plus vibrant, c'est celui qui connaît le plus la misère. C'est celui de la culture urbaine, celui de la banlieue ». Puis elle rajoute, lucide : « Bien sûr, quand on parle culture, il y a toujours cette niche, ces trucs de bourgeois où on retrouve les mêmes personnes entre expositions, danse contemporaine et autres… Mais tu trouveras des expos dingues au cœur de la Médina, avec des vernissages agrémentés de « gerte caaf » et « café Touba »[2], ainsi que des initiatives incroyables menées par les gens de la banlieue ». Elle prend l’exemple du Festa2H, d’africulturban : « Ce festival a été créé il y a dix ans maintenant, avec dix personnes et zéro de budget. Aujourd'hui, ils sont mille à y être affiliés, avec un budget de 150 000 euros pour chaque édition. Ils ont créé des emplois, formé des jeunes, ont des projets avec des détenus pour leur réinsertion. Ils font bouger des montagnes avec un dynamisme et un professionnalisme remarquables. Ils ont aussi formé les premières femmes « graffistes » et DJs au Sénégal ». À l’évocation du frein que peuvent constituer les prétendues valeurs sénégalaises que sont le « masla »[3] et autres, elle répond de façon catégorique :

« Ce sont des gens directs et carrés, qui ont envie d’aller vite, et bien. Amadou Fall BÂ, le directeur de Festa2H, par exemple, est un modèle d’efficacité. Il est réputé dans Dakar pour répondre à tous ses mails même à 4 heures du matin », conclut-elle, badine.

Quand je note que, finalement, la culture au Sénégal souffre surtout de l’indigence des relais entre les acteurs du monde artistique et le grand public, elle réagit : « Justement, j’allais te dire que c’est là que se situe notre rôle. Tout le monde n’a pas conscience du travail qu’abattent ces gens, mon combat, c’est de le faire savoir, de montrer cette Afrique créative qui bouge et fait bouger les lignes de Johannesburg à Nouakchott ». Car l’œuvre de Aïcha est essentiellement panafricaine. Elle est aujourd’hui vice-présidente de « Music in Africa », une plate-forme continentale qui permet, entre autres, de faciliter les échanges culturels entre pays.

Concernant AgenDakar, Aïsha a passé la main. Elle se consacre notamment à son agence d’ingénierie culturelle, qui propose divers services sur des plates-formes variées. Elle est intervenue dans plusieurs talks de par le monde afin de présenter l’entrepreneuriat culturel – si cher à son idole Angélique KIDJO qu’elle a eu la chance d’interviewer ; et a aussi lancé, entre autres initiatives, la vague CultureMakers afin « de mettre en lumière tous les trésors culturels partout en Afrique ».

Vous pourrez trouver toute son actualité sur son site personnel, vitrine polyvalente, où il est possible de retrouver ses anciennes chroniques, même si, freudienne, elle déclare vouloir tuer le Chat, symbole d’une vie passée.

 


[1] Plus d’une centaine de concerts, notamment.

[2] Apéritifs sénégalais

[3] L’art dispensable et bien sénégalais du compromis

Abdoulaye Wade: Chronique d’un clown triste…

Me-Abdoulaye-Wade-Macky-SallVacances. Congés. Autrement dit, je me suis déconnecté complètement des Internets et des réseaux sociaux pour profiter de la grisaille de Paris, ainsi que de la rudesse et de la froideur de ses habitants.

Seulement, c’est sous-estimer le pouvoir d’attraction qu’exerce la toile (particulièrement chez un misanthrope reconnu qui ne vit que devant l’écran), et, mardi 24 février, alors qu’apparaissaient les premiers symptômes du manque occasionné (tremblements, filet de bave, tics), je rallumai mon PC. Premier contact, vidéo choc : Abdoulaye WADE s’en prend à l’actuel président du Sénégal, le traitant d’anthropophage, de descendant d’esclaves, entre autres joyeusetés. Pris d’horreur, je refermai immédiatement la machine (un magnifique PC de gamer, avis à ceux qui seraient prêts à m’affronter en ligne sur Rayman Legends ou PES 2015).

Malgré ma pathétique digression montrant l’étendue de mon addiction, cher lecteur, tu (ne fais pas de manières) ne sembles pas surpris de la sortie de Maître (sérieusement ?) Abdoulaye WADE. Comment te donner tort ? La veulerie de l’attaque à laquelle il s’est livré fait ressurgir l’un des graves maux dont souffre notre société : la complaisance vis-à-vis d’un système inique de castes, essentiellement basé sur la délation, et qui mine la société sénégalaise au quotidien. La population laisse faire au nom de la sacro-sainte « tradition » servant à sauvegarder des « valeurs », valeurs qui, ironiquement, s’évaporent quand « Monseigneur CFA » entre en jeu.

Il est donc tout à fait déplorable de voir « l’homme le plus diplômé du Caire au Cap » (c’est lui qui le dit) se faire le miroir de la face la plus méprisable facette de la société sénégalaise. Ce que je trouve personnellement regrettable, c’est que, connaissant la bête, cette sortie ne m’ait pas surpris. Est-il nécessaire de revenir sur tout le mal qu’Abdoulaye Wade a fait au Sénégal ? Dois-je vraiment rappeler le gouffre économique dans lequel, grandement aidé par le reste des vautours du PDS, il a plongé le pays ? La fracture technologique subie, le bradage des sociétés publiques, le dévoiement des institutions nationales et diplomatiques, ainsi que les ententes avec certains leaders « religieux » ont fait beaucoup de mal, plongeant le Sénégal dans le chaos ; ce qui poussa la jeunesse désabusée à descendre dans la rue pour refuser toute modification de la constitution qui lui eût permis de gagner les élections présidentielles de 2012 au premier tour en réunissant seulement 25% des suffrages, et qui eût facilité la transmission du pouvoir à son dauphin, son fils Karim Wade. Karim, à qui il avait confié, entre autres, un poste de conseiller spécial, à qui il avait donné les clés de l’organisation de la très juteuse Agence Nationale de l’Organisation de la Conférence Islamique, Karim qui sera nommé par son père (retiens ton souffle), ministre d'Etat chargé de la Coopération internationale, de l'aménagement du territoire, des transports aériens et des infrastructures.

Karim qui, aujourd’hui, est poursuivi pour enrichissement illicite, et qui risque 7 ans de prison ferme, et plus de 380 millions d’euros d’amende. J’aurais pu donc croire que c’est le père, blessé dans sa chair, mû par l’amour filial, qui, dans un dernier râle, se cabre pour défendre le fils injustement attaqué. Mais les révélations des assassins de Maître Babacar SÈYE, les bouffonneries médiatiques Wadiennes qui ont duré douze ans, d’anciennes mesquineries et basses attaques menées par le vieux Président, font que je refuse d’y croire.

Je me refuse tout autant à lui témoigner de l’indulgence du fait de son grand âge, même si, comme le disait le bien-nommé Docteur Jerry Artree, professeur à l’université de Columbia : « la vieillesse est un naufrage »… Je refermai donc ma machine, et ne consentis à la rouvrir que le surlendemain, quand les convulsions reprirent et que mes paupières se mirent à trembler toutes seules.

Je parcourus quelques articles, et tombai sur la réaction de Macky SALL face aux attaques de Wade. Ayant choisi la carte de l’humour et de l’indifférence, le Président actuel du Sénégal a fait preuve d’une grandeur que je ne soupçonnais pas de sa part. Les réactions en substance des commentateurs sénégalais sur le web, fustigeant la sortie de Wade, me firent aussi le plus grand bien. J’allais donc célébrer mon regain de foi en l’humanité, quand je vis une robe qui déchirait les Internets en deux. Était-elle bleue et noire, ou blanche et dorée ? Je refermai à nouveau mon PC, me levai, me dirigeai vers les toilettes, me blottis derrière le bidet… Et me mis à pleurer. Je pleure encore.

P.S. : La robe est blanche et dorée.

Souleymane LY

Le fantasme du « capitalisme autoritaire » en Afrique

kagameLa croissance économique africaine est peut-être discutable et exagérée, mais il l’est tout autant de suggérer que l’Afrique devrait suivre aveuglément les traces des états émergents et autoritaires d’Asie.

Dans sa récente publication dans Foreign Policy, Rick Rowden affirme que le bas niveau d’industrialisation de l’Afrique laisse penser que le continent n’est pas « le miracle de croissance » que décrivent certains observateurs. Son article, qui est une réponse à une analyse très optimiste publiée par McKinsey, The Economist, et Time Magazine, entre autres, bat en brèche l’hypothèse d’une croissance économique en Afrique, la qualifiant de « mythe ». Selon lui, étant donné que l’Afrique ne participe qu’à une infime partie du commerce mondial, elle ne peut pas être mis au même niveau que les économies asiatiques.

Des exemples à suivre

Si Rowden a raison d’attirer l’attention sur l’exagération irrationnelle qui va souvent de pair avec l’évocation d’une « croissance économique africaine », son argumentation reste très affaiblie, du point de vue analytique et des solutions préconisées. Tout d’abord, Rowden présente une description très enjolivée de la « croissance miracle » des pays de l’Asie de l’Est. Il affirme que ce groupe – souvent désigné par l’expression « Tigres de l’Asie » et comprenant la Corée du Sud, Taïwan, et Singapour, avec la Chine en plus – a réussi à développer sa capacité de production, en créant en très peu de temps des emplois. Selon lui, étant donné que ces pays ont effectué « un très bon travail », les économies africaines devraient, logiquement, en faire de même.

Cependant, si les politiques industrielles asiatiques ont rapidement donné des résultats, elles ont aussi été appliquées par le biais de plans autoritaires et répressifs qui ont souvent mené à des violations manifestes des droits de l’homme. Ainsi, on entend souvent parler de technocrates bénévoles, de subventions généreusement allouées, de stratégies d’exportation intelligemment conçues, et de protectionnisme afin de favoriser l’industrie locale. En revanche, on entend beaucoup moins parler des règles quasi-martiales, de la répression dans le travail, des prêts accordés de façon opaque aux nababs, ou encore des manifestations violentes contre les changements constitutionnels non démocratiques ; tous ces points furent pourtant des parties intégrantes de ce « modèle de développement ».

Que dirait-on d’un Etat africain qui imposerait la loi martiale et maintiendrait les salaires bas au nom d’une « compétitivité internationale », un Etat qui marcherait sur les droits des travailleurs, où seraient arrêtés les responsables des syndicats ? Un Etat qui dans le même temps fermerait les yeux sur les activités des industriels corrompus, tant que les quotas d’exportation sont satisfaits ? Un Etat qui pourtant recevrait une aide importante des USA en échange des terres extirpées aux paysans locaux qui perdent ainsi leur principal gagne-pain ? Séduisantes méthodes, non ? Ceci est pourtant une description de la Corée du Sud lors de sa phase de croissance « miracle ». Et si le programme de réforme agraire coréen (initié, il faut le préciser, par l’armée américaine) a mené à une distribution plus équitable des terres, certains observateurs affirment que cela n’a pas amélioré la situation des paysans, qui devaient rembourser leurs dettes, sur une durée de cinq ans, à des taux usuraires, au gouvernement qui dans le même temps continuait à maintenir artificiellement les coûts de production à un bas niveau.

singapourMais malgré la répression et l’autoritarisme mis en place, des pays comme la Corée du Sud et Singapour n’ont pas réussi leur mutation en une seule décennie, ce qui représente les délais que se fixent les « afro-optimistes » dans leur analyse, et que Rowden rejette en déclarant qu’il n’y a pas encore eu de révolution structurelle pouvant le permettre. Mais nos réserves ne se portent pas seulement sur l’expérience est-asiatique. L’Angleterre a été prise par Rowden dans son article comme autre exemple (comme l’original, en réalité) de la doctrine du « développement par l’industrialisation ». Il faudrait rappeler les implications du processus « d’industrialisation » de l’Angleterre : l’asservissement et la colonisation de la moitié de la planète pour faciliter l’accès aux matières premières, l’exploitation de la classe ouvrière domestique en tant que main d’œuvre bon marché, et le cercle d’inclusion qui consistait en la privatisation d’une terre sous un prétexte agricole, poussant tous les habitants, à l’exception des propriétaires, vers le dénuement, et, par extension, les usines et les mines, où beaucoup d’entre eux périrent.

Des données peu fiables

Même en se basant sur des données strictement économiques, l’analyse de Rowden reste faible. Son point de vue sur le plan de la production semble être essentiellement basé sur deux rapports : un de l’ONU, et un autre de la Banque Africaine du Développement (BAD). Toute analyse de la BAD doit être prise avec des pincettes, car il s’agit quand même d’une institution qui a déclaré qu’il y avait 300 millions d’africains appartenant à la classe moyenne, considérant que tous ceux qui gagnaient entre 2 et 20 dollars appartenaient à cette catégorie. 60% de ce groupe gagnait entre 2 et 4 dollars par jour, franchissant à peine le seuil de pauvreté… La critique, basée sur de telles données, passe à côté des avancées qu’a connues le secteur de la production, sur le terrain. Des zones de traitement industriel émergent dans beaucoup de marchés locaux, d’Ethiopie au Ghana, participant à l’approvisionnement de plusieurs industries, autant à l’est qu'à l’ouest du continent, dans des secteurs aussi divers que le textile, les chaussures, le bois et les meubles, le cuir, l’automobile, et d’autres biens de grande consommation. L’application du Africa Growth and Opportunity Act, une loi américaine, a permis la multiplication par trois des importations – hors pétrole – américaines provenant de l’Afrique sur des produits tels que les textiles et vêtements, les produits agricoles manufacturés et les chaussures.

Ce choix de Rowden pose d’autres problèmes, en ce sens qu’il nourrit une vue simpliste qui présente les produits manufacturés comme de simples marchandises ; en considérant que les matières premières et les ressources naturelles sont de « mauvais » types d’exportation, et affirmant qu’une grande dépendance dans les produits basés sur ce type de ressources est l’indication d’un « bas niveau de diversification économique et d’une absence de progrès technologique ». Il s’agit là d’une très vieille idée reçue, émise par les économistes Raul Prebisch et Hans Singer. Mais les choses ne sont aussi simples : certains penseurs ont déjà fait remarquer qu’en se basant sur une réflexion aussi étriquée, un pays comptant beaucoup d’ateliers de pressurage à une échelle industrielle serait considéré comme « développé », nonobstant la qualité de vie de ses citoyens.

L’idée que les pays développés doivent passer des exportations de produits à base de ressources naturelles à celles des produits manufacturés est trop simpliste, surtout quand on considère le fonctionnement réel des marchés. Le profil commerçant de beaucoup des actuels pays riches et industrialisés du monde – le Canada, les USA, la Norvège, l’Australie et la Nouvelle-Zélande inclus – compte une grande part d’exportation de ressources et marchandises naturelles. Les marchés des puissances émergentes sont souvent dominés par des exportations de produits naturels aussi. L’agriculture, les combustibles et les produits miniers comptent pour 63% des exportations du Brésil, comparé aux 32,8% d’exportations de produits manufacturés – tout en important 72% de produits industriels. Il s’agit là d’un pays dont le commerce repose essentiellement sur ses ressources naturelles, et il s’agit aussi d’un pays qui, de par ses multiples initiatives sur le plan de la protection sociale, a, de façon historique, réduit les inégalités de façon plus drastique que quiconque, et a aussi capitalisé la plus grande évolution en terme de bien-être de ses habitants sur les cinq dernières années, d’après une étude du Boston Consulting Group.

Le Chili, aujourd’hui membre de l’OCDE, a une économie essentiellement dominée par l’exploitation de ressources naturelles, surtout le cuivre. Les éléments manufacturés constituent seulement 13% des exportations du pays. Et l’un des Etats en voie de développement les plus brillants en Afrique – et l’un des rares, globalement, à avoir un modèle solide de gouvernance démocratique – est le Botswana, grand pays exportateur de diamants. Rick Rowden semble considérer les exportations de produits naturels comme un indicateur de sous-développement, en notant qu’ils ont baissé « jusqu’à un niveau aussi bas que 13% en 2008 » en Asie et dans le Pacifique, constituant de toute évidence une avancée majeure : c’est tout simplement faux. Ces marchés ont des taux très bas d’exportations de ce type parce qu’ils n’ont pas plus de ressources naturelles que ce qu’ils consomment, ce qui en fait de faibles exportateurs. Il n’y a qu’à voir les efforts fébriles des compagnies de pétrole asiatiques en Afrique pour comprendre que leurs pays d’origine seraient très satisfaits si, grâce aux bienfaits de la géologie, ils avaient plus de ressources de ce genre dans leur sol.

petrole_afrique-300x210Ce qu’il faut noter, c’est que les pays ne « laissent pas tomber » leurs exportations de produits naturels dès lors qu’ils deviennent industrialisés, ou qu’ils sont en voie de le devenir, comme des enfants enlèveraient les petites roues de leurs vélos. En vue d’un développement réussi, ce qui importe, ce n’est pas qu’un pays choisisse de vendre des produits manufacturés ou le contraire : le succès repose sur des paramètres plus complexes, sur les institutions locales et les résultats obtenus.

Un optimisme mesuré

Certains observateurs trop optimistes concernant l’Afrique se sont peut-être laissés aller à une exubérance clairement irrationnelle, en ne considérant que les revenus à foison, les télévisions à écran plat, et la classe moyenne composée de 300 millions de personnes. Mais on ne peut pas simplement considérer la croissance en Afrique comme un mythe, surtout si on prend en compte les bases sur lesquelles Rowden s’appuie. Si les économistes sont prompts à présenter les Etats asiatiques comme les symboles et les modèles d’une industrialisation fulgurante, ils ne devraient pas passer sous silence les réalités socio-politiques de ces pays– les structures autoritaires inhérentes à une évolution capitaliste rapide. De plus, il est nécessaire d’effectuer plus de recherches sur le terrain afin d’établir avec exactitude la valeur qu’acquiert le marché africain ; à ce niveau, citer deux rapports ne suffit pas.

Les économies des pays africains ont, bien sûr, besoin de développer les secteurs requérant plus de main d’œuvre, couvrant la production industrielle d’assemblage, les services, et une gamme variée de produits manufacturés. En réalité, ce processus est déjà en cours, mais se manifeste d’une façon différente : l’évolution « rapide » n’est pas une considération neutre en terme de délais, et en la préconisant, il faut être prêt à accepter les plans politiques qui en sont à l’origine. Les défenseurs d’un « état de croissance » peuvent arguer que la douleur est le prix à payer pour la réussite économique, et que les générations futures en seraient les premiers bénéficiaires. Mais nous devons garder à l’esprit aussi bien les processus que les objectifs, sans omettre les réalités qui ont sous-tendu ces processus. En fin de compte, avant d’encourager certains modèles, nous devrions avoir cette maxime de Confucius en mémoire : « N’impose jamais aux autres ce que tu n’accepterais pas pour toi-même ».

 

Adam Robert Green, article initialement paru chez notre partenaire Think Africa Press, traduit de l'anglais par Souleymane LY  

La démocratie kenyane face au danger de l’ethnicisation

Le conflit entre les communautés Orma et Pokomo, dans la région du delta kényan du Tana, a fait une centaine de morts en septembre dernier. La mise en place d’un couvre-feu, ainsi que le déploiement du General Service Unit et une intervention militaire semblent avoir mis fin aux affrontements. Malgré tout, la lenteur de la réaction du gouvernement a suscité de vives critiques ; et même si la violence a été endiguée et des interpellations effectuées, des centaines de villageois ont perdu leurs maisons, leurs bestiaux et leur champ. Ils sont en effet terrifiés à l’idée de retourner dans la zone, préférant rester dans les camps de fortune installés sur la côte kényane.

Malgré le démenti formel de la découverte de deux importants charniers près du village de Ozi, le mystère à ce sujet reste entier, et l’idée que les combats dans la zone étaient plus que des querelles liées à la terre et à l’eau commence à germer. Selon certains observateurs, les attaques subies par les villageois étaient remarquablement organisées et planifiées, ce qui pousse à croire que des forces politiques auraient en douce contribué aux massacres.

Motifs de violence

Comme l’a fait remarquer l’expert Paul Goldsmith, si le problème était réellement un désaccord à propos de l’accès à la terre et à l’eau –« un problème entre bergers et cultivateurs », les Orma et les Pokomo auraient facilement pu trouver un consensus comme l’ont fait les autres tribus de la région du Laikipia. L’information selon laquelle le gouvernement aurait été prévenu dès le mois de mai de l’imminence d’un conflit est encore plus inquiétante. À cette époque, les locaux s’étaient plaints auprès du pouvoir en place à propos des changements de frontières incessants, et ont accordé au gouvernement une période de trois mois d’observation, après laquelle ils résoudraient eux-mêmes le problème, et ce par tous les moyens nécessaires.

De plus, la guéguerre politique que se livrent le ministre de la sécurité intérieure Yusuf Haji et l’élu du district de Galole Dhadho Godhana accentue la rumeur qui fait état d’une origine politique des attaques ; chacun désignant son vis-à-vis comme coupable, et refusant de participer à des négociations, à cause de querelles personnelles. En effet, les média kényans semblent persuadés que ces violences ont une origine politique, affirmant qu’elles sont conséquentes « à la bagarre en vue de l’Élection Générale qui se tiendra l’année prochaine ».

Des politiciens sans réelle politique

Au Kenya, les scrutins sont rarement motivés par la conviction idéologique ou politique des votants. Il n’existe pas de réelle opposition entre une gauche et une droite, mais plutôt entre des candidats individuels, tant au niveau local que national. Cela transparaît encore plus, à chaque élection générale, depuis la défaite de la Kenya African National Union (KANU) pour la première fois de son histoire en 2002 ; depuis, les politiciens se disputant les meilleures places ont curieusement toujours été les mêmes, alors que les partis qu’ils représentent changent fréquemment.

Les populations ne votent pas pour des idées, mais plutôt pour ce qui les arrange les plus – ce qui, souvent, signifie le parti originaire de leur région, ou ayant un leader de leur groupe ethnique. La majorité des partis au Kenya ne servent que de tremplin pour un candidat spécifique, et ont presque tous essentiellement une forte racine ethnique, cet accent fort mis sur l’identité servant à mobiliser les troupes. Les partis politiques kényans sont seulement des prétextes pour les élections, et restent inactifs en période non-électorale ; le fait qu’il n’y ait que peu de sites web qui leur sont dédiés en est une preuve accablante. Par contre, il existe beaucoup de site internet dédiés à des personnalités tels que Uhuru Kenyatta, Kalonzo Musyoka, Raila Odinga ou encore William Ruto, tous candidats aux élections qui se tiendront dans l’année à venir. L’élite politique kényane peut donc être considérée comme une entité qui se bat pour atteindre les hautes fonctions en usant, quand il le faut, d’autres supports que l’idéologie politique pour gagner des votes.

Alliances ethniques

La place centrale de l’ethnicité dans la mobilisation politique au Kenya a été bien étudiée par chercheurs et journalistes kenyans et étrangers. L’ethnicité est le paramètre le plus facile à exploiter pendant les élections, et, par exemple, c’est un fait notable que le président Mwai Kibaki, de l’ethnie Kituyu, a remporté environ 97% des suffrages dans sa région d’origine, la Central Province, lors des élections de 2007. C’est un fait notoirement acquis que les Kenyans votent selon des considérations ethniques, et ce fait est dû, en partie, au lien fort existant entre les élites et leur communauté d’origine. On en conclut donc que si les votes d’une certaine communauté portent une personne au pouvoir, les gens de cette communauté pourraient en tirer des avantages. Il s’agit d’une attitude qui peut laisser croire que l’état est une récompense que l’on se partage au sein d’une communauté une fois qu’elle est acquise. Ceci est en parti un héritage du système politique kenyan qui existait à l’époque coloniale ; c’était une époque pendant laquelle les colons associaient souvent les figures politiques à leur ethnie d’origine, les réduisant ainsi à la représentation de celle-ci.

Les politiciens candidats à la présidence ont souvent tendance à former des alliances et coalitions avec les leaders d’autres groupes ethniques, toutes les communautés n’ayant pas la même importance démographique. C’est d’ailleurs ce que le chercheur Sebastien Elischer a désigné par le terme « coalition de circonstance ». La National Alliance Rainbow Coalition (NARC), qui a battu la KANU en 2002, est un très bon exemple. Kibaki et Raila étaient tous les deux membres de la NARC, qui finira aussi par éclater en deux groupes vers 2005 – le Party of National Unity (PNU) et le Orange Democratic Movement (ODM), qui s’affronteront pour l’élection générale de 2007.

Tractations

Cependant, attribuer tous les problèmes politiques du Kenya à l’ethnicité serait irresponsable et réducteur. La plupart du temps, après une défaite, les leaders de l’opposition s’allient simplement avec le parti au pouvoir ; il arrive même que, avant les élections, certains politiciens ou groupes d’intérêts s’empressent d’afficher leur soutien aux candidats dont l’importance augmente ; cela se voit actuellement avec The National Alliance (TNA), parti à la popularité grandissante nouvellement formé par Uhuru Kenyatta.

Plus récemment, pendant une marche politique à Ukambani, une zone essentiellement occupée par des Kambas, et en conséquence acquise à Kalonzo Musyoka, le premier ministre Raila Odinga, de l’ethnie Luo, a suggéré que Musyoka et lui devaient s’associer. Odinga a conseillé aux Kambas de « fuir » la politicaillerie ethnique et de voter pour lui, mais, en guise d’assurance, a quand même pris la peine d’inviter Kalonzo à le rejoindre. À mesure que les élections, prévues pour mars 2013, approcheront, il y aura de plus en plus de propositions de ce genre, et ce sera intéressant de voir quel candidat se désistera de la course aux postes les plus importants, en échange d’une position certes moindre, mais qui garantirait au moins une entrée dans le gouvernement.

Tout ceci met en évidence une situation regrettable : les membres de l’élite politique du Kenya utilisent les différences ethniques apparentes quand ça les arrange. En vue de leur victoire, les politiciens n’hésitent pas à creuser des fossés entre les communautés, s’assurant ainsi des gains sur un terme relativement court, alors que les dommages sont dévastateurs à long terme pour les malheureux groupes ethniques dont les représentants sortent perdants des élections.

Les Orma et les Pokomo sont deux tribus relativement petites qui, si on excepte quelques incidents isolés, ont toujours réussi à cohabiter en paix. Seulement, à l’approche des élections, leurs points de divergence semblent devenir de vrais problèmes – et ceci n’est pas seulement dû au hasard. Si les échos suggérant une incitation à la violence de la part des élus locaux du Delta Tana sont prouvés, on ne pourrait s’empêcher d’être inquiet à propos de plus importantes luttes de pouvoir qui vont se déclarer dans l’année à venir. Le problème, ce n’est pas que les Kényans aiment se battre ; comme on peut le lire dans les réseaux sociaux et dans les fora dédiés au Kenya, ceux qui sont contre la violence sont toujours plus nombreux que ceux qui sont pour. Le problème réside en une culture de la contestation politique basée sur un jeu à somme nulle, avec des divisions essentiellement ethniques alimentées par une élite politique qui veut profiter un maximum de la situation, tout en étant au minimum concernée par les dommages occasionnés. Pour le bien à long terme du Kenya, les politiciens devraient se montrer plus responsables – l’incitation à la violence ne devrait jamais constituer une option.

 

Nikita Bernardi, article initialement paru en anglais chez notre partenaire Think Africa Press, traduction pour Terangaweb par Souleymane LY

Case Départ

« Case Départ » est un film que je n’avais pas du tout l’intention de voir, en cette période où un racisme pernicieux suinte de blagues pas drôles, mais qui reviennent de plus en plus souvent au nom de la liberté d’expression, et dont on doit rire de peur de se voir reprocher son manque d’humour. Je craignais que ce film ne reprenne tous les clichés du genre, avec des blagues grasses à chaque scène, ou, au contraire, avec de petites blagounettes consensuelles qui feraient glousser quelques esprits bien-pensants, sans réellement aller au fond du sujet. Je me disais qu’à la limite je le verrai sur TF1, quand il sera rediffusé pour la douzième fois un dimanche soir pluvieux, si je n’ai rien à faire. Mais quelques retours positifs sur le film me poussèrent à aller le voir. C’est ainsi donc que je me retrouvai dans une salle de cinéma, coincé entre un jeune couple et un trio de kékés qui ont passé tout le film à chahuter – ces cinq charmantes personnes réussiront d’ailleurs l’exploit de se battre entre eux en plein film, ce qui m’a coûté deux minutes de concentration à un moment important de l’intrigue… Tout ça pour dire que je m’attendais donc à voir un navet, mais ce fut un peu plus compliqué que ça.

« Case Départ », c’est l’histoire de deux frères antillais vivant en France, Joël et Régis, qui ne se sont pas vus depuis vingt ans et qui ont pris des chemins opposés dans la vie. Joël, interprété par Thomas Ngijol, est un jeune oisif fraîchement sorti de prison qui vit chez sa mère, passe son temps à pester contre un système dont il s’exclut au nom de la « cause noire », et rackette la meilleure amie de sa fille pour payer l’amende que lui ont collé les contrôleurs de bus. Régis – Fabrice Éboué, de son coté, est un conseiller municipal propre sur lui, qui se veut « assimilé », et qui pour le coup, n’hésite pas à déguster du cantal avec son pinard à table, rabroue les Africains qui viennent piquer le travail des français, rit des blagues douteuses du maire de sa commune, mettant ainsi son couple en péril, sa femme ne le reconnaissant plus. Les deux frères sont convoqués aux Antilles par leur vieux père mourant qui leur confie le trésor de la famille, la lettre d’affranchissement de leur ancêtre esclave. Dépité, les deux hommes déchirent la lettre et, frappés d’une malédiction, se retrouvent catapultés au XVIIIème siècle, confrontés à l’esclavage et aux réalités de l’époque…

Autant le dire tout de suite, le film m’a affreusement ennuyé pendant les trente premières minutes, lorsque les deux protagonistes sont encore en 2011. Les scènes censées animer mes exigeantes zygomatiques souffraient d’un terrible air de « déjà-vu » On n’assiste là qu’à une succession de poncifs habituels sur les jeunes des cités et les petits « nègres assimilés ». Par contre, dès lors qu’ils débarquent en 1780, le rythme du film change, les gags s’enchaînent ; ils ne sont pas toujours du meilleur goût, mais le décalage entre les deux personnages et l’époque reste hilarant !

Au-delà de l’humour et de certaines vannes à rallonge – notamment une scène immonde d’aide à la procréation à la sauce « XVIIIème siècle » – qui témoignent de l’inexpérience de l’équipe, le spectateur arrive à saisir les messages qui lui sont destinés ; Ngijol et Éboué prennent vite leur aise devant la caméra, et torpillent tous les poncifs qu’ils ont pourtant allègrement distillés au début du long-métrage, avec un sadisme parfois jouissif. À la fois acteurs, scénaristes et coréalisateurs du film, on leur pardonne alors plus aisément le jeu d’acteur parfois très cabotin, les gros plans redondants et les inutiles plans rapprochés façon blockbuster hollywoodien, les scènes ennuyeuses qui durent une éternité – l’agonie de leur père – et quelques incohérences qui témoignent d’un certain manque de rigueur dans l’écriture. La végétation cubaine – lieu du tournage– est magnifique, et fait bénéficier au film une certaine crédibilité. À cela s’ajoute une très belle bande originale. On aurait pu craindre le pire, car, à la réalisation, ils sont assistés par Lionel Steketee, qui en France aura travaillé sur des navets aussi innommables que Lucky Luke –avec Lambert Wilson, Fatal – avec Mickaël Youn… Mais finalement, le trio tire bien son épingle du jeu.

Le projet des deux anciens membres du Jamel Comedy Club était ambitieux, et ils s’en sortent plutôt pas mal. Bien sûr, « Case Départ » aura souffert de l’inexpérience de ses auteurs, mais ne trahit à leur réputation d’humoristes caustiques porteurs de message. Ngijol et Éboué font une entrée plutôt honorable dans le monde du cinéma, en espérant qu’ils restent sur la même lancée, tout en affinant leur jeu et leur écriture au fil du temps. Démentant la fameuse loi de la « première fois », l’expérience se révèle bien moins pénible, moins douloureuse que prévue – non, je vous vois venir, je n’ai pas participé au scénario du film…

Souleymane LY