Elections maliennes : « rien ne sert de courir, il faut partir à point »

Des élections présidentielles auront lieu au Mali, ce dimanche 28 Juillet 2013. Après deux ans de crise, et quelques mois seulement après la reprise en main du pays par les forces françaises, maliennes et africaines. Etait-ce si urgent d'organiser les élections aussi rapidement? Les candidats ont-ils eu le temps de préparer correctement ces élections? Les Maliens se dépalceront-ils? Quelle légitimité aura ce scrutin? Autant de questions examinées dans cet article de V. Rouget.


En campagne, toutes ! Le7 juillet a marqué le coup d’envoi officiel de la campagne électorale malienne en vue des élections présidentielles du 28 juillet. Les premiers meetings, tels que ceux d’Ibrahim Boubacar Keita (à Bamako), de Soumaïla Cissé (Mopti) ou de Dramane Dembélé (Sikasso) ont démarré en fanfare. Pendant trois semaines, les 28 candidats vont sillonner le pays et tenter d’apparaître aux yeux des électeurs maliens comme l’homme providentiel capable de relever le pays. Pour la femme providentielle, on repassera : la seule candidate (et nordiste qui plus est), Aïssata Haïdara Cissé, ne possède qu’une chance infime de l’emporter…

Elections MaliAu début de l’année, dans l’enthousiasme général consécutif à la libération du Nord-Mali, les autorités de transition annonçaient la tenue d’élections en juillet, destinées à tourner pour de bon cette page sombre de l’histoire malienne. Depuis, l’enthousiasme a laissé la place au scepticisme et à l’inquiétude : est-il vraiment réaliste de vouloir organiser un scrutin national dans un délai aussi court ? Des doutes qui s’immiscent même parmi les candidats : ainsi, Tiébilé Dramé, candidat du PARENA (et par ailleurs responsable des négociations de Ouagadougou avec le MNLA ces derniers mois), a déposé en début de semaine une requête auprès de la Cour constitutionnelle pour demander l’ajournement des élections.

Une élection sous pression

En accédant à sa demande, la Cour manifesterait là un beau signe d’indépendance. Mais il n’y a guère d’espoir que les juges suprêmes fassent preuve d’une telle audace, tant les pressions pour maintenir la date du scrutin sont fortes. Dioncounda Traoré a une nouvelle fois confirmé la date de l’élection ce mardi 9 juillet… tout en reconnaissant les nombreux problèmes qui subsistent : « il ne saurait y avoir d’élection parfaite et surtout dans un pays qui vient de sortir d’une crise profonde (…) les imperfections du processus électoral peuvent être compensées par l’esprit civique des candidats et des électeurs ». En lisant ces lignes, on se demande si le Président par intérim n’essaie pas avant tout de se convaincre lui-même qu’il ne mène pas le Mali droit dans le mur.

C’est qu’il n’a pas vraiment le choix, Dioncounda. Sa marge de manœuvre est étroitement limitée par ses partenaires internationaux. La France, en premier lieu, qui attend avec impatience de pouvoir annoncer la fin de la transition, rapatrier le gros de ses soldats, crier « mission accomplie ! » et se gargariser des succès de sa glorieuse armée, capable d’éviter dans le Nord-Mali un scénario à l’afghane. Les Etats-Unis, justement, sont aussi pressés de retrouver au Mali un interlocuteur adoubé par le suffrage universel. Comme d’autres bailleurs de fonds, ils attendent de pouvoir relancer leurs projets de développement, leurs procédures interdisant de financer un gouvernement qui ne soit pas démocratiquement élu. A ces pressions étatiques s’ajoutent d’autres, plus discrètes, venant du secteur privé: la reconstruction du Nord-Mali, c’est aussi l’occasion de juteux contrats d’investissements, qui ne tarderont pas à tomber une fois un nouveau gouvernement constitué. Ainsi, les entreprises occidentales déjà positionnées sur ce marché de l’après-conflit suivent de près la préparation des élections. En témoigne la réunion tenue début juillet entre plusieurs ministres maliens et des représentants du MEDEF français.

Une élection prématurée

Le Mali vient donc de commencer un sprint électoral de trois semaines, sans réellement avoir eu le temps de se mettre en place dans les starting-blocks. Nombreux sont les problèmes qui auraient dû justifier un report du scrutin de quelques semaines.

La saison, tout d’abord : l’élection va se dérouler en plein milieu de la période d’hivernage, alors que 70% de la population malienne, encore largement rurale, est occupée à travailler dans les champs. Dans plusieurs régions soumises aux crues du Niger, les déplacements vers les bureaux de vote pourront être difficiles, voire totalement impossibles. A cela s’ajoute le Ramadan : toute la campagne présidentielle et les opérations de vote vont avoir lieu en période de jeûne.

Plus important, la préparation des élections est considérablement gênée par des erreurs techniques et administratives. Les archives municipales de plusieurs localités du Nord ont été détruites pendant les combats, et certains villages ne comptent plus qu’une poignée d’électeurs sur leurs listes ; les cartes d’électeurs biométriques NINA sont délivrées aux mauvaises localités, ou n’arrivent pas dans les délais prévus ; les quelque 350 000 mineurs arrivés en âge de voter depuis le précédent recensement de 2010 n’ont pas tous été ajoutés au fichier électoral ; environ 175 000 Maliens se trouvent encore dans des camps de réfugiés en Mauritanie, au Burina Faso et au Niger, et malgré tous les efforts de l’ONU, beaucoup n’auront certainement pas la possibilité de voter… Tous ces détails, à grande échelle, commencent à peser et engendreront très certainement des frustrations le 28 juillet, lorsque des électeurs se verront refuser l’accès aux bureaux de vote. 

Enfin, et surtout, la question de Kidal et des régions du nord reste insoluble. L’accord signé à Ouagadougou le 18 juin entre le MNLA/HCUA et le gouvernement malien n’a que partiellement déverrouillé la situation, et il a fallu attendre ce vendredi 5 juillet pour voir l’armée malienne se réinstaller dans la ville. Les soldats s’y sont déjà heurtés à plusieurs manifestations d’hostilité ce week-end ; le gouverneur de Kidal est encore bloqué à Bamako « pour des raisons de sécurité », et tout porte à croire que les cartes NINA et le matériel électoral ne seront pas déployés à temps pour permettre aux électeurs de la région de participer au premier tour le 28 juillet. Au vu des tensions actuelles, il ne serait pas étonnant que nombre des 28 candidats évitent soigneusement d’aller faire campagne dans la région.  Sur le plan démographique et géographique, Kidal n’est qu’un grain de sable perdu dans le désert, 67 000 habitants dispersés sur une surface de 260 000 km². Mais un grain de sable ô combien symbolique pour le Mali. C’est de là qu’est partie la rébellion du MNLA à la fin de 2011 (ainsi que les deux précédentes rébellions touareg, en 1990 et 2006) ; l’opération Serval, efficace contre les groupes terroristes, a laissé intact l’enjeu principal du Nord-Mali, à savoir la place des populations touareg dans la nation malienne. Ainsi, Kidal est aujourd’hui le baromètre de l’évolution du Mali post-conflit. Quelques semaines de plus auraient pu permettre aux populations du Nord de voter et ainsi d’effectuer le premier pas d’une réintégration dans la vie politique nationale qui s’annonce si difficile. Mais les autorités de Bamako ne semblent pas disposées à accorder ce délai supplémentaire. Dès lors, c’est tout le processus de réconciliation qui se retrouve en péril : comment peut-on envisager de remettre une région séparatiste dans le giron de l’Etat si on l’empêche de donner sa voix, d’exprimer ses ambitions et sa vision pour cet Etat reconstitué ?

Une élection dénaturée ?

Ces trois problèmes viennent empoisonner la préparation des élections. Sans doute, la présidentielle  malienne se déroulera sans violences ouvertes ; une dérive « à l’ivoirienne » n’est a priori pas d’actualité, et les problèmes énoncés ci-dessus ne déboucheront pas sur un bain de sang. Ce critère doit-il pour autant être le seul pris en considération lorsqu’il s’agit de fixer un calendrier électoral de sortie de crise ? Un scrutin sans affrontements meurtriers est-il nécessairement un scrutin réussi ? Tristement, l’élection malienne est en train d’être travestie, de perdre son sens premier, celui d’une consultation populaire réunissant toutes les communautés maliennes à un moment charnière, pour ne devenir qu’un élément d’une to-do-list bureaucratique, une étape de plus dans un schéma préconçu de transition post-conflit. Là où une élection bien préparée aurait constitué un véritable évènement refondateur, le pari a été fait d’une élection rapide. Le risque que les plaies ouvertes par ces derniers mois de crise ne se résorbent pas totalement est là, bien réel.

Alors, quelles portes de sortie reste-t-il aujourd’hui, alors que les élections se rapprochent à grands pas ? Seule la Cour constitutionnelle a encore l’autorité pour entraîner un report, et une seule hypothèse pourrait lui faire prendre une telle décision : Dioncounda Traoré, ne voulant se mettre la communauté internationale à dos en prenant seul la décision d’un report, aurait-il négocié avec la Cour constitutionnelle pour qu’elle accède à la requête de Tiébilé Dramé (un proche de Dioncounda), le report apparaissant ainsi comme une décision judiciaire indépendante ? Le scénario apparaît tout de même improbable, et en l’absence d’un tel jeu de poker menteur, les élections auront vraisemblablement bien lieu ; on ne peut alors qu’espérer qu’elles ne tourneront pas au fiasco.

L’occasion était pourtant belle : alors que d’ordinaire les Maliens se distinguent par des taux de participation électorale extrêmement faibles (environ 25% aux élections présidentielles et législatives de 2002 et 2007), l’échéance de juillet suscite les débats et attire les foules, bien au-delà de tout ce qu’avaient réussi les nombreuses initiatives de sensibilisation citoyenne avant les précédentes élections. C’est donc d’autant plus dommage que cet engouement démocratique soit « pollué » par des problèmes techniques ou administratifs que l’on aurait facilement pu résoudre avec quelques semaines supplémentaires de préparation.

Rien ne sert de courir, il faut partir à point. On aurait aimé que les autorités maliennes retiennent la leçon.

 

Le coup d’Etat du 3 juillet 2013 : rupture ou renouveau?

Cet article présente les positions aussi articulées que tranchées d'analystes de Terangaweb-l'Afrique des Idées sur le coup d'état survenu le 03 Juillet dernier en Egypte. L'ardeur des opinions et des passions soulevées par les évènements actuels en Egypte demande que les arguments en faveur ou contre ce coup d'état soient présentés de la façon la plus forte et intelligible. Voici la contribution de Terangaweb-l'Afrique des Idées à cette conversation.

Rosalie Berthier & Loza Seleshie


Une nouvelle chance pour l'Egypte

Morsi MoubarakCe qui est advenu en Egypte, le 3 juillet, est un coup d'Etat – en tout cas si l'on se tient à une définition assez vague qui voit dans le coup un moyen de prendre le pouvoir par la force. La vraie question était de savoir si ce coup d'Etat était de la catégorie qui marque les pages les moins glorieuses de l'histoire d'une nation ou si l'on en parlerait comme une étape indispensable à la construction de la démocratie en Egypte.

Théoriquement un coup d'Etat est condamnable et à condamner. Surtout s'il est commis par un groupe qui s'autoproclame garant de la démocratie en renversant un Président dont la légitimité vient des urnes; surtout si ce groupe s'empresse de prendre des mesures anti-démocratiques visant à faire taire les partisans de l'ancien régime; encore plus lorsque ce groupe se trouve être l'armée, corps autonome, sans contrôle et ayant à son actif l'exercice du pouvoir dictatorial.

La condamnation aurait donc dû être directe et sans appel. Pourtant, appel et hésitation il y eut. Pourquoi ? La réponse se trouve au début de la description du coup. Mohamed Morsi avait-il toujours la légitimité nécessaire à l'exercice du pouvoir ? Et, au-delà, sa conduite au pouvoir a-t-elle renforcé ou affaibli cette légitimité ?

La légitimité démocratique ne se limite pas aux intrants.

Le 30 juin 2012, Mohammed Morsi a été choisi par plus de 13 millions d'électeurs comme premier Président élu en Egypte. Sa légitimité est démocratique et lui garantit le soutien d'une majorité de la population et la reconnaissance dans le système international. Mais la légitimité démocratique ne se limite pas aux intrants. Elle se travaille au quotidien. De nombreux éléments permettent néanmoins de douter de la légitimité effective de M. Morsi au moment de son renversement. Il faut d'abord rappeler que les élections n'avaient mobilisé qu'une petite moitié de la population. Ensuite, on se souviendra que le second tour opposait au candidat islamiste, Ahmed Chafik ancien Premier Ministre de l'ère Moubarak. Pour de nombreux révolutionnaires de deux maux il s'agissait de choisir le moindre. Or M. Morsi a agi comme s'il ne devait son élection qu'à une majorité approuvant l'orientation islamiste de sa politique. Il n'a même pas feint la diversité pour tenter de représenter le corps électoral – sans parler des maladresses comme la nomination d'Adel Mohamed Al-Khayat, comme gouverneur du Louxor alors que celui-ci appartient au mouvement islamiste Gamaa el -islamya responsable d'attentats dans la même région. Enfin, M. Morsi n'a pas tenu ses 64 promesses – ni dans le délai de 100 jours qu'il s'était fixé, ni dans celui d'un an que les militaires lui ont accordé [voir aussi le « morsimeter », baromètre des promesses rompues de Morsi].

Un coup d'Etat, était-ce vraiment la seule solution? Les problèmes soulevés par les coups d'Etat sont nombreux mais un est ici particulièrement important : ils invalident le processus démocratique. EN approuvant le coup d’état, l'élite libérale agit avec de bonnes intentions puisque désirant sauver le peuple de sa propre ignorance. Mais quelle légitimité pour une démocratie qui enseigne l'égalité des citoyens mais ne l'applique pas dans les faits. Une démocratie sur mesure plus ou moins flexible selon les individus n'existe pas. Cependant dans le cas de l'Egypte il faut comprendre que l'intégration du processus démocratique se fait des deux côtés. Ainsi M. Morsi a-t-il appris, à ses dépens, que se voir confier la responsabilité de gouverner ne signifie en aucun cas être un Moubarak en CDD. Un chef de l'Etat ne fait pas ce que bon lui semble, il est responsable devant les électeurs et cette responsabilité n'est pas seulement mise en jeu au moment des élections mais tout au long du mandat.

L'intervention de l'armée donne une nouvelle chance à l’Egypte

Des tentatives de négociation ont eu lieu tout au long de l'année et M. Morsi semble les avoir toutes méprisées. Utiliser le coup d'Etat pour mettre un Président face à ses responsabilités est certes une solution extrême, le dialogue de sourds entre Morsi et les libéraux avait probablement atteint cette extrémité.

Il ne faut cependant pas que cette option devienne une habitude. Ce coup d'Etat rappelle à ceux qui l'auraient oublié que l'armée contrôle toujours le pouvoir en Egypte. Elle avait décidé que Gamal Moubarak ne serait pas Président, elle a décidé que Morsi ne le serait plus. La priorité actuelle est de mettre en place les bases de la démocratie dont le peuple et lui seul serait dépositaire. L'intervention de l'armée donne une nouvelle chance à l'Egypte de recommencer le processus en apprenant de ses erreurs. La Constitution devrait par exemple prévoir un équilibre plus stable des pouvoirs. Si le Président Adli Mansour et son Premier Ministre Hazem Beblaoui parviennent à former un gouvernement accepté également par les Frères et à sortir le pays de la crise interne qui la divise, ce coup sera vu par l'histoire comme une étape du succès de la Révolution. Cela suppose que toutes les parties impliquées soient d'abord concernées par la victoire de la démocratie et non leur propre victoire pour le contrôle du pouvoir.

Rosalie Berthier


Le paradoxe de Tahrir

Mohamed Morsi est le premier président élu de manière démocratique (52% des voix) en Egypte. A un moment où la plupart des pays touchés par le printemps arabe sombraient dans le marasme, en juin 2011, l’Egypte, par les Egyptiens, a su donner du poids et un sens à la révolution en établissant un gouvernement issu de la légitimité des urnes.

Les contradictions entre Tahrir I et Tahrir II

Feb11_VICTORY_Planting_Democracy_in_Tahrir_Square_2Il y a une importante contradiction entre les valeurs défendues, il y a un peu plus d’un an, sur la place Tahrir, et les revendications actuelles. Si on parle de valeurs démocratiques, il ne faut pas se contenter d’en saisir la moitié. Il est vrai que la démocratie doit permettre d’instaurer un gouvernement élu à la majorité, mais il est aussi vrai qu’une fois ce gouvernement élu, il est légitime jusqu’à la fin de son mandat. Ce point reste essentiel pour qu’une tradition démocratique puisse subsister dans un pays qui n’a connu que des dictatures jusque-là.

Les nouveaux  occupants de la place Tahrir dénoncèrent un non-respect de la démocratie contrairement à une absence de celle-ci, comme c’était le cas il y a un an. Mohammed Morsi est accusé, en autres, d’abus de pouvoir avec les modifications constitutionnelles comme le décret constitutionnel du 22 novembre dernier lui permettant de légiférer par décret. Cette démarche avait aussi été reprochée au conseil militaire qui avait assuré la transition post-Mubarak.

 Il se peut également, comme il a beaucoup été critiqué, que le gouvernement soit incompétent dans certains domaines (surtout l’économie). Bien que la révolution ait permis une ouverture importante des médias et donc une expression plus libre des opinions politiques, elle a aussi paralysé une part non-négligeable de l’économie comme c’est le cas du tourisme. Il est vrai que la relance a été plus lente que prévu, aggravée par la crise alimentaire jamais totalement résolue depuis 2008 et aggravée récemment.                              

Même si les deux problèmes cités plus haut ne sont pas des résultats directs de la prise de pouvoir par Morsi, le fait que l’administration n’ait pas pu y remédier a servi et sert encore de justification valable pour les manifestations de la place Tahrir.  Cela est  compréhensible mais  la dimension supplémentaire de mise en cause du pouvoir en place ne l’est pas. C’est anticonstitutionnel, comme la pétition demandant la démission de Mohammed Morsi  qui aurait obtenu 22 millions de signatures. Il est précisément inscrit dans la constitution qu’une telle mesure est illégale et c’est sans doute pour cela que la cour constitutionnelle l’a refusée étant donné que les articles 151 et 152 de la constitution prévoient une destitution dans le cas où le président présente une lettre de démission ou qu’une mesure d’ « impeachment » est entreprise après un vote de la chambre des députés.

Le "dernier" des derniers coups d'états?

Y aura-t-il un coup d’état à chaque fois que le bilan d’un gouvernement ne sera pas à la hauteur des attentes d’une partie du peuple ?Le fait de destituer du pouvoir non pas uniquement le président, mais son entière administration est encore une fois une atteinte à la démocratie. D’après l’article 153 de la constitution égyptienne, si le poste de président se retrouve vacant de manière permanente, la personne présidant la chambre des députés assurera la transition. Dans le cas où la chambre ne serait pas entrée en session, comme c’est actuellement le cas, la personne présidant le conseil Shura prendra sa place. Or, les militaires ont nommé, en dehors des procédures prévues, le président de la cour constitutionnelle Adly Mansour à la tête du gouvernement de transition.

Pourquoi le dialogue n’a-t-il donc pas été favorisé ? Tour d’abord par ce que le temps fixé par le camp des militaires a été insuffisant : trois jours pour que le gouvernement en place et l’opposition puissent venir à bout de la crise. L’opposition n’est pas unie, il serait donc naïf de croire qu’un dirigeant émergerai sous le poids de la contrainte. Les alliances qui se seraient formées n’aurait-elles été plus par volonté de s’unir face à un ennemi commun que par affinités politiques ?  Plus grave encore : qui est légitime et qui ne l’est pas dans l’opposition ? La désignation au poste de premier ministre de Hazim el-Beblawi  semble confirmer  le fait que la nouvelle administration cherche à calmer les tensions.

La position des anti-Morsi par rapport aux militaires est également ambigüe. Si le fait que Morsi ait écarté du pouvoir le maréchal Tantaoui deux mois après sa prise de pouvoir a été acclamé, (surtout parce qu’il symbolisait la fin du mandat du conseil militaire, longtemps perçu comme un vestige du régime de Moubarak), il semble étrange que les actions de son remplaçant le Général Al-Sissi soient salués comme un acte de sauvegarde de la démocratie. Il est vrai que les militaires ont contribué à la réussite de la révolution en se rangeant finalement du côté des manifestants mais cela ne leur donne pas directement droit au pouvoir. Si la démocratie est la réelle cause pour laquelle on manifeste toujours sur la place Tahrir, pourquoi le coup d’état militaire n’est-il pas dénoncé ?

Le risque de radicalisation renforcé

Plus grave encore, la déposition de Morsi ne fait que ralentir un processus démocratique qui avait déjà eu beaucoup de mal à se mettre en place. Même si le camp anti-Morsi est important en nombre, celui des supporters des Frères musulmans n’est pas à négliger. Il serait très risqué de les exclure du peu de dialogue démocratique qui reste à cause de la dimension religieuse supplémentaire que risque de prendre leur combat, dans tous les sens du terme. Nombreux sont ceux qui ont déclaré vouloir aller « jusqu’au bout ». Cela mènerai-t-il jusqu’à la guerre civile au nom de l’Islam ? Morsi, avec la Tunisie est l’un de rares exemples de prise de pouvoir pacifique et démocratique par un parti Islamiste. La tournure qu’on prit les évènements au Caire lundi 8 juillet ne prédit rien de bon avec déjà 51 morts du côté des pro-Morsi et risquerait de pousser le mouvement des Frères à se tourner vers un rapport de forces avec le gouvernement et l’armée.

Loza Seleshie

Illustrations

Licence CC 3.0 par Gigi Ibrahim et Carlos Latuff

Nouvelle coalition politique au Nigéria : l’opposition a-t-elle (enfin) une chance?

Alors que le PDP (Parti Démocratique Populaire, People Democratic Party) au pouvoir au Nigéria fait face à de sérieux problèmes internes et externes, quatre partis de l’opposition ont fusionné pour devenir le All Progressive Congress (Congrès progressiste – ACP).

Depuis le passage de pouvoir du régime militaire au multipartisme au Nigéria en 1999, le candidat représentant le Partie Démocratique Populaire a gagné systématiquement toutes les élections présidentielles. Jamais les candidats de l’opposition n’ont vraiment semblé en mesure de pouvoir mettre fin à cette domination du PDP.

Cependant, pour les élections à venir en 2015, l’opposition nigériane pourrait bien avoir ses meilleures chances. En février dernier, quatre des partis de l’opposition se sont réunis pour former l’ACP. Pendant ce temps, bien des interrogations sont soulevées quant à l’aptitude du gouvernement à faire face à des défis économiques, sociaux et sécuritaires exceptionnels, alors que le PDP est considéré comme étant en proie aux luttes intestines et aux rivalités entre personnalités.

L’ACP annoncerait-il une nouvelle ère pour la politique nigériane ?

Un appel au changement

chief-tom-speaking@UNLors du discours d’inauguration de la nouvelle coalition, Tom Ikimi, le président du « comité de fusion » de l’ACP, a proclamé : « Un changement radical n’a jamais été aussi urgent dans la vie de notre pays… Nous, les partis suivants – respectivement le ACN (Le congrès d’action du Nigéria), l’ANPP (Le Parti de tout le peuple nigérian), l’APGA (La Grande Alliance Progressiste) et le CPC (Le Congrès pour le Changement Progressiste) – avons décidé de fusionner sur le champ pour devenir l’ACP afin d’offrir à notre peuple assiégé une recette de paix et de prospérité. »

A chaque élection depuis 1999 des fusions de partis d’opposition ont été proposées, mais jusqu’à présent, les conflits d’intérêts personnels, le chauvinisme ethnique et même des opérations de sabotage ont compromis ces efforts. L’exemple le plus récent est l’alliance formée à l’approche de l’élection présidentielle de 2011, lorsque le CPC et l’ACN proposèrent une coalition ; les deux parties échouèrent à aplanir leurs différences et à trouver un terrain d’entente, ce qui aboutit à une victoire confortable du PDP.

Avant la fusion de l’ACP, les partis d’opposition étaient perçus comme des partis régionaux représentant seulement des groupes ethniques, ce qui contrastait avec l’appel du PDP qui en apparence était un parti d’échelle nationale. Cette nouvelle coalition rassemble, cette fois, plusieurs groupes ethniques majeurs et a notablement comblé le fossé séparant le Sud et le Nord, en unifiant : le CPC à majorité Hausa-Fulani et qui a récolté 31.8% des votes de l’élection présidentielle de 2011 ; l’ANC à majorité Yoruba, qui contrôle actuellement 6 des 36 états de la Fédération, y compris Lagos, la capitale commerciale du Nigéria; L’APGA centralisé autour des Igbo, qui contrôle un Etat fédéré ; et l’ANPP qui contrôle les Etats de Borno et Yobe.

« L’évolution vers un système à deux partis pourrait créer une opposition plus crédible, forte et mobilisée », a expliqué Adigun Agbaje, Professeur de Science Politique à l’Université d’Ibadan. Au même moment, s’adressant à la Think Africa Press, l’ancien ministre du PDP Femi Fani-Kayode est allé jusqu’à dire : « Si la situation ne change pas et que l’administration actuelle n’est pas défaite aux élections, alors le Nigéria finira comme la République du Zaïre – un état déchu sans espoir d’un futur décent. »

Les difficultés du PDP

Ces dernières années, la domination totale du PDP a semblé sur le déclin. Le Président Goodluck Jonathan a reçu 57 % des votes aux élections de 2011, ce qui est en dessous des 70% récoltés par son prédécesseur Umaru Yar’Adua en 2007. Le PDP contrôle 56% des sièges dans la Chambre des Représentants, alors qu’il en contrôlait 73% en 2007. Sur la même période, sa présence au Sénat est passée de 81% à 65%.

De surcroit, alors que l’opposition se réunit, il y a des signes que les divisions au sein du PDP s’aggravent. Il semble y avoir des désaccords continuels, par exemple, entre les gouverneurs et le Comité National du Travail dirigé par Bamanga Tukur ; ses divisions ont été révélées lorsque la majorité des gouverneurs a décidé de boycotter la récente tournée de « réconciliation » effectuée par Tukur dans plusieurs Etats contrôlés par le PDP.

Une autre source de querelles est le déclin physique d’Olusegun Obasanjo, un ancien dirigeant militaire qui avait gagné les élections présidentielles de 1999 et 2003, qui continue d’être une figure influente du PDP ainsi d’une figure internationale respectée. Au cours de forums locaux et internationaux, Obasanjo n’a pas manqué de critiquer la manière dont le gouvernement gère la question du groupe islamiste du Nord, mené par Boko Haram, ou encore le fort taux de chômage. Le renvoi d’un proche d’Obasanjo du conseil exécutif du PDP souligne encore plus l’existence d’un désaccord au sein du parti. Désaccord qui pourrait jouer en faveur de l’ACP s’il n’est pas résolu.

Les défis à venir pour l’ACP

En réponse à l’inauguration de l’APC, le PDP a diffusé une déclaration signée par son secrétaire national en charge de la communication publique, Olisa Metuh, indiquant : « Les Nigérians sont ici confrontés à une ironie. C’est l’ironie d’un parti politique, qui, en l’absence d’un programme adéquat et d’un rythme de travail solide, désire cependant se voir confier la tâche de porter le destin de plus de 160 millions de Nigérians sur ses faibles et tremblantes épaules. (…) la nation, notre peuple et notre démocratie seraient tous mis en péril s’ils se voyaient confiés le pouvoir. »

Quoique clairement partisane, la déclaration met pourtant en lumière le fait l’APC est elle-confrontée à de nombreux défis.

« Si le nouveau parti parvient à se consolider et commence à agir comme une seule entité, les élections de 2015 seront alors sûrement plus compétitives », explique Samir Gadio, un expert en Marchés Emergeants pour la Standard Bank, « mais la durabilité de cette fusion n’est pas sans risque. »

« La nomination du candidat présidentiel avant la lutte de 2015 pourrait toujours diviser la nouvelle organisation. De plus, le PDP contrôle toujours la plupart des Etats et a accès aux ressources administratives, ce qui est un avantage comparatif clé », continue-t-il.

Similairement, Ayo Dunmoye, professeur de Science Politique et doyen des sciences sociales de l’Université Ahmadu Bello à Zaria, insiste sur le fait que l’APC devrait « débattre des problèmes et non des personnalités », adopter la démocratie interne et permettre à des candidats d’émerger lors des primaires libres du parti – « sans quoi la fusion sera mort-né », prévient-il.

buhariEn effet, les deux protagonistes majeurs de l’APC – Muhammadu Buhari, ancien officier de l'armée, et chef d'état du Nigéria entre 1983 et 1985 (à l'issue d'un coup d'état), aujourd'hui chef du CPC, et Bola Tinubu, ancien gouverneur de Lagos et leader de l’ACN – auront très vraisemblablement leur propre programme pour la course aux élections 2015, et le choix du candidat présidentiel pourrait être un vrai test pour la coalition. Après tout, nombre des membres de l’APC semblent être intéressés par cette élection, Buhari lui-même, mais aussi Nasir El Rufai, l’ancien ministre du Capital Fédéral et le gouverneur de Lagos, Batanunde Fashola.

Un nouveau territoire politique ?

Une opposition forte et viable est un élément essentiel dans tout processus électoral et l’ACP pourrait bien apporter un surcroit de compétition dans la vie politique nigériane. Mais cela ne garantit pas en soi, que les citoyens nigérians s’en trouveraient mieux. En effet, par le passé les querelles politiques n’ont pas vraiment profité au nigérian moyen, et les problèmes liés à la non-régulation de l’argent en politique, au patrimonialisme et à la corruption des partis seront sûrement aussi rencontrés par l’ACP.

En dépit de tout cela, le professeur Adigun Agbaje, de l’Université d’Ibadan, fait confiance au peuple nigérian. « La détermination du peuple, sa vitalité, son mépris total de l’autoritarisme et sa soif de liberté, de justice et d’équité promettent de toujours contribuer à la sécurité future de la démocratie, du développement et de la paix », dit-il.

Que ces idéaux servent la cause du PDP au pouvoir ou de l’APC récemment formé, cela reste à voir, mais si la nouvelle coalition parvient à se maintenir jusqu’en 2015, les élections seront les plus serrées de l’histoire de la Quatrième République nigériane.


Lagun AKINLOYE, article initialement publié sur Think Africa Press, traduit en français par Gabriel LEROUEIL.

 

La démocratie kenyane face au danger de l’ethnicisation

Le conflit entre les communautés Orma et Pokomo, dans la région du delta kényan du Tana, a fait une centaine de morts en septembre dernier. La mise en place d’un couvre-feu, ainsi que le déploiement du General Service Unit et une intervention militaire semblent avoir mis fin aux affrontements. Malgré tout, la lenteur de la réaction du gouvernement a suscité de vives critiques ; et même si la violence a été endiguée et des interpellations effectuées, des centaines de villageois ont perdu leurs maisons, leurs bestiaux et leur champ. Ils sont en effet terrifiés à l’idée de retourner dans la zone, préférant rester dans les camps de fortune installés sur la côte kényane.

Malgré le démenti formel de la découverte de deux importants charniers près du village de Ozi, le mystère à ce sujet reste entier, et l’idée que les combats dans la zone étaient plus que des querelles liées à la terre et à l’eau commence à germer. Selon certains observateurs, les attaques subies par les villageois étaient remarquablement organisées et planifiées, ce qui pousse à croire que des forces politiques auraient en douce contribué aux massacres.

Motifs de violence

Comme l’a fait remarquer l’expert Paul Goldsmith, si le problème était réellement un désaccord à propos de l’accès à la terre et à l’eau –« un problème entre bergers et cultivateurs », les Orma et les Pokomo auraient facilement pu trouver un consensus comme l’ont fait les autres tribus de la région du Laikipia. L’information selon laquelle le gouvernement aurait été prévenu dès le mois de mai de l’imminence d’un conflit est encore plus inquiétante. À cette époque, les locaux s’étaient plaints auprès du pouvoir en place à propos des changements de frontières incessants, et ont accordé au gouvernement une période de trois mois d’observation, après laquelle ils résoudraient eux-mêmes le problème, et ce par tous les moyens nécessaires.

De plus, la guéguerre politique que se livrent le ministre de la sécurité intérieure Yusuf Haji et l’élu du district de Galole Dhadho Godhana accentue la rumeur qui fait état d’une origine politique des attaques ; chacun désignant son vis-à-vis comme coupable, et refusant de participer à des négociations, à cause de querelles personnelles. En effet, les média kényans semblent persuadés que ces violences ont une origine politique, affirmant qu’elles sont conséquentes « à la bagarre en vue de l’Élection Générale qui se tiendra l’année prochaine ».

Des politiciens sans réelle politique

Au Kenya, les scrutins sont rarement motivés par la conviction idéologique ou politique des votants. Il n’existe pas de réelle opposition entre une gauche et une droite, mais plutôt entre des candidats individuels, tant au niveau local que national. Cela transparaît encore plus, à chaque élection générale, depuis la défaite de la Kenya African National Union (KANU) pour la première fois de son histoire en 2002 ; depuis, les politiciens se disputant les meilleures places ont curieusement toujours été les mêmes, alors que les partis qu’ils représentent changent fréquemment.

Les populations ne votent pas pour des idées, mais plutôt pour ce qui les arrange les plus – ce qui, souvent, signifie le parti originaire de leur région, ou ayant un leader de leur groupe ethnique. La majorité des partis au Kenya ne servent que de tremplin pour un candidat spécifique, et ont presque tous essentiellement une forte racine ethnique, cet accent fort mis sur l’identité servant à mobiliser les troupes. Les partis politiques kényans sont seulement des prétextes pour les élections, et restent inactifs en période non-électorale ; le fait qu’il n’y ait que peu de sites web qui leur sont dédiés en est une preuve accablante. Par contre, il existe beaucoup de site internet dédiés à des personnalités tels que Uhuru Kenyatta, Kalonzo Musyoka, Raila Odinga ou encore William Ruto, tous candidats aux élections qui se tiendront dans l’année à venir. L’élite politique kényane peut donc être considérée comme une entité qui se bat pour atteindre les hautes fonctions en usant, quand il le faut, d’autres supports que l’idéologie politique pour gagner des votes.

Alliances ethniques

La place centrale de l’ethnicité dans la mobilisation politique au Kenya a été bien étudiée par chercheurs et journalistes kenyans et étrangers. L’ethnicité est le paramètre le plus facile à exploiter pendant les élections, et, par exemple, c’est un fait notable que le président Mwai Kibaki, de l’ethnie Kituyu, a remporté environ 97% des suffrages dans sa région d’origine, la Central Province, lors des élections de 2007. C’est un fait notoirement acquis que les Kenyans votent selon des considérations ethniques, et ce fait est dû, en partie, au lien fort existant entre les élites et leur communauté d’origine. On en conclut donc que si les votes d’une certaine communauté portent une personne au pouvoir, les gens de cette communauté pourraient en tirer des avantages. Il s’agit d’une attitude qui peut laisser croire que l’état est une récompense que l’on se partage au sein d’une communauté une fois qu’elle est acquise. Ceci est en parti un héritage du système politique kenyan qui existait à l’époque coloniale ; c’était une époque pendant laquelle les colons associaient souvent les figures politiques à leur ethnie d’origine, les réduisant ainsi à la représentation de celle-ci.

Les politiciens candidats à la présidence ont souvent tendance à former des alliances et coalitions avec les leaders d’autres groupes ethniques, toutes les communautés n’ayant pas la même importance démographique. C’est d’ailleurs ce que le chercheur Sebastien Elischer a désigné par le terme « coalition de circonstance ». La National Alliance Rainbow Coalition (NARC), qui a battu la KANU en 2002, est un très bon exemple. Kibaki et Raila étaient tous les deux membres de la NARC, qui finira aussi par éclater en deux groupes vers 2005 – le Party of National Unity (PNU) et le Orange Democratic Movement (ODM), qui s’affronteront pour l’élection générale de 2007.

Tractations

Cependant, attribuer tous les problèmes politiques du Kenya à l’ethnicité serait irresponsable et réducteur. La plupart du temps, après une défaite, les leaders de l’opposition s’allient simplement avec le parti au pouvoir ; il arrive même que, avant les élections, certains politiciens ou groupes d’intérêts s’empressent d’afficher leur soutien aux candidats dont l’importance augmente ; cela se voit actuellement avec The National Alliance (TNA), parti à la popularité grandissante nouvellement formé par Uhuru Kenyatta.

Plus récemment, pendant une marche politique à Ukambani, une zone essentiellement occupée par des Kambas, et en conséquence acquise à Kalonzo Musyoka, le premier ministre Raila Odinga, de l’ethnie Luo, a suggéré que Musyoka et lui devaient s’associer. Odinga a conseillé aux Kambas de « fuir » la politicaillerie ethnique et de voter pour lui, mais, en guise d’assurance, a quand même pris la peine d’inviter Kalonzo à le rejoindre. À mesure que les élections, prévues pour mars 2013, approcheront, il y aura de plus en plus de propositions de ce genre, et ce sera intéressant de voir quel candidat se désistera de la course aux postes les plus importants, en échange d’une position certes moindre, mais qui garantirait au moins une entrée dans le gouvernement.

Tout ceci met en évidence une situation regrettable : les membres de l’élite politique du Kenya utilisent les différences ethniques apparentes quand ça les arrange. En vue de leur victoire, les politiciens n’hésitent pas à creuser des fossés entre les communautés, s’assurant ainsi des gains sur un terme relativement court, alors que les dommages sont dévastateurs à long terme pour les malheureux groupes ethniques dont les représentants sortent perdants des élections.

Les Orma et les Pokomo sont deux tribus relativement petites qui, si on excepte quelques incidents isolés, ont toujours réussi à cohabiter en paix. Seulement, à l’approche des élections, leurs points de divergence semblent devenir de vrais problèmes – et ceci n’est pas seulement dû au hasard. Si les échos suggérant une incitation à la violence de la part des élus locaux du Delta Tana sont prouvés, on ne pourrait s’empêcher d’être inquiet à propos de plus importantes luttes de pouvoir qui vont se déclarer dans l’année à venir. Le problème, ce n’est pas que les Kényans aiment se battre ; comme on peut le lire dans les réseaux sociaux et dans les fora dédiés au Kenya, ceux qui sont contre la violence sont toujours plus nombreux que ceux qui sont pour. Le problème réside en une culture de la contestation politique basée sur un jeu à somme nulle, avec des divisions essentiellement ethniques alimentées par une élite politique qui veut profiter un maximum de la situation, tout en étant au minimum concernée par les dommages occasionnés. Pour le bien à long terme du Kenya, les politiciens devraient se montrer plus responsables – l’incitation à la violence ne devrait jamais constituer une option.

 

Nikita Bernardi, article initialement paru en anglais chez notre partenaire Think Africa Press, traduction pour Terangaweb par Souleymane LY

Les enfants d’Ibrahim Mo

Pour la troisième fois en six ans, la Fondation Mo Ibrahim n’a pas trouvé d’ex-chefs d’Etat ou de Gouvernement africains, dignes de recevoir l'« Ibrahim Prize for Achievement in African Leadership»… Déjà promettre des ambassades, des postes de sénateur à vie, ou même l’immunité  à des chefs d’Etat pour qu’ils acceptent de partir sans faire d’esclandre, c'est pathétique… Mais promettre 5 millions de dollars sur dix ans puis 200.000 dollars par an pour le restant de leur vie à des chefs d’Etat encore en place pour les convaincre de rester des démocrates ET se barrer sans scandale, je ne vous dis pas…
 
Et qu’on ne me ressorte pas le creux « mais le Prix Nobel aussi vient avec de l’argent. » N’importe quoi! Le Prix « Mo Ibrahim » est décerné :
  1. chaque année; à
  2. un ancien chef d’état Africain
  3. ayant quitté le pouvoir au cours des trois années précédentes.
  4. En plus, il faut que le lauréat soit arrivé au pouvoir par des voies constitutionnelles,
  5. qu'il n’y soit resté que durant les mandats prévus par la constitution, et
  6. qu'il ait eu un « leadership d’excellence » – seuls Ibrahim, Mary Robinson et le reste du comité de sélection [1]savent exactement ce que ça peut bien vouloir dire).

Voilà qui restreint le champ de candidats et garantit la récurrence d’années blanches.


Aussi, depuis l’introduction du prix, ont été récompensés : Joaquim Chissano du Mozambique (2007), Festus Mogae du Botswana (2008) et  Pedro Rodrigues Pires du Cap-Vert (2011). Et comme il n'y avait plus personne, la Fondation a remis des prix honorifiques à…Desmond Tutu et Nelson Mandela qui ont dû se sentir "honorés" – vous pensez bien, après le Nobel de la Paix, le Prix Mo Ibrahim évidemment! Ah, j’allais oublier, la Fondation publie également un classement de la bonne gouvernance. Vous n’allez pas me croire, on retrouve évidemment les pays que n'importe quel illuminé aurait prédit : les Îles Maurice, le Cap Vert, le Botswana,  l’Afrique du Sud, La Namibie, le Ghana, etc. Bref, le classement Doing Business de la Banque Mondiale sans l’Ethiopie et le Rwanda.
 
On connaît l’argument de la Fondation : il s’agit moins d’une récompense que d’une reconnaissance. Sauf que sans l’argent qui s’intéresse à la Fondation Mo Ibrahim ? Vous voyez QUI refuser ce prix, par principe? Vous voyez quelle polémique éclater à cause d'un lauréat controversé?
 
Le problème avec le Prix Mo Ibrahim ce n’est pas tant son inutilité que son cynisme. Mo Ibrahim a réussi dans les affaires. Mo Ibrahim a de l’argent. Mo Ibrahim aime l’Afrique. Mo Ibrahim a réfléchi aux problèmes du continent, à la longevité au pouvoir des leaders Africains et il s’est dit : "bon sang, donnez-leur du fric et ils s’en iront…" Donc Mo Ibrahim a créé la Fondation et le Prix, et les bourses d’études « Mo Ibrahim » – pour ne pas qu’on oublie d’où ça vient, et pour ne pas qu’on le soupçonne du moindre accès de modestie[2].  Ce qui est insultant, c’est le montant de la récompense, quitte à payer les leaders africains pour qu’ils se conduisent bien, autant y mettre la forme et les fonds.  J’ai fait le calcul : si on considère qu’un chef d’Etat en Afrique subsaharienne ne quitte pas le pouvoir avant ses 60 ans, et si on lui donne allez 15 ans d’espérance de vie, la rente « à vie » versée par la Fondation Mo Ibrahim vaut… 6 millions de dollars. Vous voyez Compaoré quitter le pouvoir pour ce montant ? Ce qui est pernicieux dans le raisonnement de Mo Ibrahim c’est que si tout le monde considère que la démocratie a une valeur, Ibrahim pense qu’elle a un prix : 6 millions de dollars.



[2] Dans le domaine, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas seul : Bill&Melinda Gates, Soros et bien d’autres ont ouvert la voie. Alfred Nobel a eu lui, la modestie, de doter le prix éponyme par testament…

La CEDEAO au Mali : mensonges et tremblements

Evoquant son métier de critique littéraire, le journaliste et écrivain français Patrick Besson eut cette formule à la fois géniale et scandaleuse : « quand je lis la presse littéraire, j'ai l'impression d'être le curé d'une église dans laquelle un tas d'idiots viendraient manger des chips. » A un degré forcément inférieur, je retrouve, ah… le même agacement, un étonnement de nature semblable : quand je lis des articles traitant de l’Afrique contemporaine, j’ai l’impression d’être le seul mec avec du popcorn dans un cinéma où une bande d'illuminés viendrait prier.
 
Prenez cette affaire malienne, par exemple. Un an qu’on présente cette crise comme une calamité qui se serait abattue sur une démocratie exemplaire, pacifique et désarmée. C’en est devenu presqu’un nouveau catéchisme. Tout est faux, évidemment, dans cette démonstration. Les populations maliennes, au plus dur de la crise, ont purement et simplement abandonné tout instinct démocratique et applaudi l’instauration d’une dictature militaire. L’armée malienne, sous-formée mais plus ou moins bien dotée n’a pas attendu la rébellion pour céder à la trahison et à l’argent. La classe politique malienne, quant à elle, s’avère incapable de soutenir le gouvernement de transition, tout comme elle s’était révélée incapable de soutenir le régime démocratiquement élu d’Amadou Toumani Touré. En cinquante ans, les institutions politiques maliennes ont échoué à apporter le quart d'un début de réponse cohérente aux très anciennes revendications des Touaregs.
 
Et encore, les troupes de la CEDEAO qui doivent intervenir pour (il est interdit de rire) "rétablir la démocratie", seront composées essentiellement de soldats n’ayant jamais obéi à un commandement civil. Si un consensus existe aujourd’hui sur la nécessité d’intervenir, personne n’a aucune idée du moment à partir duquel la mission sera considérée comme « accomplie. » Personne n’arrive à expliquer comment la Mauritanie et le Niger sont arrivés à assurer la sécurité de leur territoire quand les forces armées maliennes n’y songeaient même plus et imploraient les Américains d'installer le siège de l'Africom dans le sahel malien. Personne ne sait exactement à quoi joue Blaise Compaoré qui aura soutenu aussi bien Toumani Touré que les putschistes, autant que l’intervention de la CEDEAO. Personne ne fait confiance au parlement malien, encore moins au gouvernement. Personne ne reconnaît la moindre espèce d’autorité à Cheikh Modibo Diarra, premier ministre fantoche. Personne ne veut penser aux réactions des populations de la CEDEAO lorsque les premiers cercueils reviendront de Gao. Personne ne sait comment réagiront les populations maliennes quand les premières victimes collatérales rempliront les fosses communes. Personne ne sait qui dirige les nombreuses milices qui poussent comme champignon dans le centre du pays.

 De l'autre côté, tout le monde sait que la question Touareg devra être réglée – de préférence sans exterminer tous les Touaregs. Tout le monde sait qu’il faudra négocier, c'est-à-dire accorder une espèce d’autonomie territoriale au MNLA. Le plus probable est un scénario à la Kurde, avec une nouvelle constitution malienne qui reconnaisse la spécificité de l’Azawad et laisse aux Touaregs le contrôle de la sécurité, de l’éducation et de la culture sur plus ou moins un tiers du territoire – avec une administration locale aux couleurs locales et un certain pouvoir administratif. Tout le monde sait que l’armée malienne devra combattre aux côtés du MNLA. Et tout le monde sait que des agents secrets (mettons formateurs militaires pour faire plaisir au souverainistes) des pays de l’OTAN devront être sur le terrain. De la même façon, tout le monde sait qu’il faudra trouver une ambassade au capitaine Sanogo. Ah et tout le monde sait que c’est parti pour cinq ans, au moins – parce que des forces de maintien de l’ordre devront rester sur place.

Dans l’espèce d’impatience et l’excitation qui entourent le premier vote du conseil de sécurité de l’ONU exigeant de la CEDEAO, un plan détaillé d’intervention, on retrouve la même irrationalité qui avait suivi la profanation des monuments funéraires de Tombouctou. Des soldats ghanéens, ivoiriens, burkinabés et sénégalais seront expédiés dans un territoire inconnu et hostile, affronter des combattants qui n’ont aucunement agressé leur propre pays, au sein d’une population pas particulièrement amène ni attachée à la démocratie – dans le cas des Ivoiriens, ils devront coopérer avec l’armée malienne qui il y a dix ans formait ceux qui bientôt allaient mettre la Côte d’Ivoire à feu et à sang. J’insiste sur ce point depuis quelques semaines maintenant, parce que c’est essentiel : toute intervention militaire au Mali se fera moitié par altruisme, moitié parce que quand la barbe de ton voisin brûle… ; ce n’est nullement un renvoi d’ascenseur, quite the contrary.

Qu'on le reconnaisse simplement, il est hors de question que les forces de la CEDEAO interviennent dans le sahel malien pour restaurer l'instable et irresponsable statu-quo de 2011. Il faut bien évidemment bouter Ansar El Dine hors d'Afrique Occidentale. Mais ce n'est là que le début. Il faudra ensuite reconstruire la démocratie malienne. Et cela risque de prendre plus de temps, coûter plus cher, causer plus de pertes civiles et exiger un soutien sans faille des populations et des instances politiques maliennes. Soutien qu'il serait fou d'imaginer gagné d'avance.

Joël Té-Léssia

Mettre fin au problème institutionnel

Les évènements qui viennent de se produire au Mali sont graves et nous interpellent tous. Le coup de force de mutins ayant conduit au renversement du président élu Amadou Toumani Touré (ATT) n’est pas seulement un échec pour les citoyens maliens, il l’est pour tous les Africains concernés par l’idéal démocratique. Ce coup d’Etat ramène ce pays vingt ans en arrière, quand la voie du changement politique ne trouvait à s’exprimer que sur le terrain de la force militaire. Depuis 1991, le Mali s’était frayé un chemin original et ambitieux vers l’affirmation d’un modèle institutionnel démocratique, exemple servant de phare à tous les pays de la sous-région et au-delà. Le modèle ATT, celui de militaires renversant un pouvoir politique corrompu et autoritaire pour permettre l’émergence d’un système démocratique et régulier, sorte de maladie d’enfance des Nations africaines, a fait florès en Afrique francophone : le Niger, la Guinée Conakry, la Mauritanie ont, avec des succès incertains, suivi l’exemple malien. A chaque fois, le but affirmé était le même : en finir avec l’autoritarisme, la corruption et la gabegie politique et économique. Malgré l’opportunisme de certains de ces coups d’état militaires visant à instaurer la démocratie, l’exemple du Mali était là pour nous rappeler que le succès était tout de même possible.

Mais le coup d’Etat militaire du 22 mars 2012 à Bamako, s’ajoutant aux soubresauts de contestation politique qui n’ont cessé d’agiter le continent en 2011 et 2012, doit nous amener à repenser radicalement la question des institutions politiques en Afrique.

Ce qui vient de se jouer au Mali n’est pas une question de personne mais de système. Un président honnête, populaire, travailleur, dévoué, sans doute compétent, n’a pas été en mesure de répondre aux attentes légitimes de sa population. La croissance du pays, à 4% en moyenne sur les cinq dernières années, inférieure d’un point à la moyenne africaine, n’a pas permis d’améliorer les conditions de vie des populations. Surtout, aucune dynamique de développement socio-économique n’a véritablement été enclenchée. L’Etat malien reste pauvre et doit contrôler un territoire immense d’1 267 000 km², dont une grande partie incluse dans le désert du Sahara, où vivent notamment les populations touarègues dont certains représentants contestent le monopole du pouvoir et de la violence légitime à l’Etat malien. Sous-équipée, l’armée malienne a jusqu’à présent surtout subie les assauts répétés des rebelles touarègues. Le ressentiment au sein des troupes et de la population face à cette impotence militaire est à l’origine du renversement du président Toumani Touré. Mais quelles que soient les motivations sincères et honnêtes des mutins, seront-ils en mesure de faire mieux ? Tout laisse à croire le contraire.

Ils seront eux aussi confrontés à une capacité très limitée de mobilisation des ressources ; quand bien même ils en arrivent à des mesures radicales du type embrigadement de masse pour vaincre la rébellion touarègue, l’escalade de la violence ne peut être la solution pour mettre un terme aux revendications touarègues, et encore moins améliorer les conditions de vie des maliens. S’il est absolument nécessaire que le rapport de force soit favorable à l’Etat, il faudra aussi que les revendications sociales de la population touarègue soit entendues et satisfaites. C’est cet équilibre que recherchait le président Touré, sans succès.

Cet échec n’est toutefois pas celui d’un individu, mais de toute la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Cette institution est censée jouer un rôle supranational non seulement économique, mais également politique et militaire (avec notamment le traité de l’ECOMOG – Ecowas Ceasefire Monitoring Group – et le protocole d’assistance mutuelle en matière de défense). L’espace ouest-africain se caractérise par une multitude de défis transverses qui concernent tous les Etats de la sous-région et qu’aucun Etat pris individuellement ne peut résoudre. Ainsi du contrôle du Sahara ; de la gestion de ressources naturelles transnationales comme le fleuve Niger ou le Sénégal ; de la lutte contre la déforestation et les risques écologiques ; de la déliquescence d’Etats faibles (Guinée Bissau) devenus de véritable plaque-tournante pour tous les trafics internationaux ; des déplacements de population suite à des conflits comme la guerre civile en Côte d’Ivoire ; de la structuration internationale de mouvements terroristes. Et, surtout, du développement socio-économique. Pour enclencher la dynamique positive croissance économique/augmentation du niveau de vie/amélioration de la qualité de vie, il va falloir mobiliser des ressources colossales pour investir, agrandir les marchés pour que les entreprises locales se développent et structurer le cadre économique, réglementaire et politique d’une façon qu’aucun Etat pris individuellement ne pourra mener à court terme.

Ce constat semble évident et pourtant aucun chef d’Etat, aucun responsable politique d’envergure semble en avoir saisi la pleine mesure. Les alternances politiques amèneront des Amadou Toumani Touré : des chefs d’Etat sérieux, sincère dans leur volonté de réforme, populaire au début, mais incapables de mobiliser seuls les ressources nécessaires pour répondre au chômage des jeunes, aux besoins de protection sociale et aux aspirations au confort et à la sécurité. Il y a des préalables au renforcement de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, qui prennent du temps à mettre en place. Faire en sorte que les idées circulent et soient partagées, que les gens approfondissent leur connaissance mutuelle et leur responsabilité commune, que des mouvements politiques se structurent à l’échelon régional autour d’un programme commun clairement identifié et revendiqué. Seule la génération d’après, celle des jeunes d’aujourd’hui qui seront les responsables de demain, peut encore répondre à temps à cet impératif qui est de relancer le projet panafricain à travers des institutions sous-régionales puissantes et responsables démocratiquement devant les citoyens.

Le coup d’Etat militaire de Bamako, la crise politique ivoirienne, les coups d’Etat récurrents au Niger, au Tchad, en Centrafrique nous le rappellent cruellement : cinquante après les indépendances, nos Etats sont faibles qui plient au premier coup de semonce, qui sont à la merci des ambitions du premier venu. Il est plus qu’urgent de combler ce vide, de régler une fois pour toute ce problème institutionnel.

C’est pourquoi nous plaidons pour une République Fédérale d’Afrique de l’Ouest qui regrouperait les Etats membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) et de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), ainsi que des pays anglophones de la sous-région qui souhaiteraient rejoindre cette institution. Cet ensemble serait l’exemple le plus abouti d’intégration sous-régionale au monde, qui mettrait en commun sa politique monétaire, budgétaire, économique, sociale, agricole et militaire. Nous serons amené, au sein de l’équipe de Terangaweb, à préciser l’intérêt et les contours de cette République Fédérale d’Afrique de l’Ouest, qui aurait également pour but de rationaliser la compétition politique à travers une même élection législative qui se tiendrait en même temps à chaque échelon national, les forces politiques ainsi élues se voyant représentées à la proportionnelle au niveau supranational.

Il est temps de redonner de l’élan au projet panafricaniste en le concrétisant autour de projets viables et utiles. Il est temps de se mobiliser pour la République Fédérale d’Afrique de l’Ouest.

 

Emmanuel LEROUEIL

Où en sont les démocraties en Afrique ?

Historien sénégalais, Mamadou Diouf dirige l’Institute for African Studies à la School of International and Public Affairs de l’université de Columbia (New York). Lors du forum « Réinventer la démocratie » organisé par la République des Idées à Grenoble en mai 2009, il a participé – avec l’anthropologue Jean-Pierre Dozon – à une table-ronde sur « les expériences démocratiques en Afrique », animée par Philippe Bernard, journaliste au Monde. Les deux intervenants ont souligné que, pour bien comprendre les expériences politiques africaines, il est nécessaire de se départir des concepts et des représentations qui informent la vision de la démocratie en Europe. Le vote, souvent considéré comme la procédure démocratique par excellence, a pu être domestiqué par certaines dictatures africaines, jusqu’à devenir un simple rituel électoral dépourvu de toute potentialité d’expression et de contestation pour les peuples qui en font usage. Mais cette domestication ne signifie pas qu’il y ait absence d’expression démocratique. Mamadou Diouf et Jean-Pierre Dozon ont tous les deux attiré l’attention des auditeurs sur l’importance des processus d’indigénisation de la démocratie et du politique à l’œuvre dans les sociétés africaines. Le second a notamment insisté sur le rôle des mouvements religieux, des migrations et des diasporas, et des productions artistiques dans l’énonciation du politique et la mise en forme des conflits et des divisions sociales.

Le vote est-il un outil ou un leurre démocratique en Afrique ?


La démocratie en Afrique. Entretien avec Mamadou… par laviedesidees

 

Y a-t-il des exemples où le vote a pu être un instrument efficace de revendication pour les peuples africains ?


La démocratie en Afrique. Entretien avec Mamadou… par laviedesidees

 

Quelles sont les autres voies de la politisation et de l’accès à la démocratie dans les pays africains ?


La démocratie en Afrique. Entretien avec Mamadou… par laviedesidees

 

Quel est l’impact de la démographie sur les formes de la démocratie en Afrique ?


La démocratie en Afrique. Entretien avec Mamadou… par laviedesidees

 

Quel est le rôle des pays européens comme la France dans le processus de démocratisation en Afrique ?


La démocratie en Afrique. Entretien avec Mamadou… par laviedesidees

 

Mohamed Radwan

Comment votent les Africains ?

Dans “Voting Intentions In Africa: Ethnic, Economic Or Partisan?” (Intentions de vote en Afrique : déterminants ethniques, économiques ou partisans ?), document de travail publié par Afrobarometer, Michael Bratton, Ravi Bhavnani et Tse-Hsin Chen du département de sciences politiques de l’université du Michigan (États-Unis) explorent un paradoxe très connu de la politique africaine : si, comme on le proclame souvent, les Africains votent en fonction de leur appartenance ethnique, comment expliquer qu’autant de chefs d’État et de gouvernement Africains appartiennent à des minorités ethniques ? Si, d’un autre côté, les facteurs économiques sont retenus comme seuls critères explicatifs, comment expliquer que les dirigeants soient si souvent réélus en dépit de conditions économiques insatisfaisantes ?
Les auteurs examinent les résultats de sondages réalisés dans 16 pays africains en 2005 (23.000 participants). Interrogés, entre autres, sur leurs intentions de votes aux prochaines élections présidentielles : 60% des répondants pensent voter pour le chef d’état en place contre 33% pour l’opposition, 7% comptant s’abstenir.

Grâce à un outillage économétrique assez poussé, ils montrent que contrairement au cliché journalistique, les solidarités ethniques sont bien moins déterminantes que les conditions économiques (chômage, inflation, distribution des revenus) sur les intentions de vote en Afrique.
De fait, le vote identitaire, qui existe certes, a cependant moins à voir avec l’appartenance au groupe ethnique le plus important (démographiquement parlant) qu’avec celui du président au pouvoir. Les personnes appartenant à l’ethnie du président auront ainsi tendance à voter pour lui, espérant recevoir plus de largesse de sa part.
L’identification partisane est également – comme partout ailleurs – un facteur important : les électeurs auront tendance à voter pour le parti au pouvoir, par adhésion sincère ou « stratégique », dans l’espoir de bénéficier du patronage politique et économique ou pour éviter de se retrouver après les élections « du mauvais côté de la barrière ».
Malgré ces résultats encourageants qui montrent les limites d’une vision exclusivement ethniciste de la démocratie en Afrique, certains résultats des sondages utilisés laissent perplexe. Ainsi, 55% des sondés disent faire « très peu » ou « pas du tout » confiance à leurs concitoyens appartenant à d’autres groupes ethniques, contre 43% qui répondent leur faire « un peu » ou « beaucoup » confiance. De même, si 49% des interviewés considèrent que leur « groupe ethnique » n’est jamais victime de discrimination, ils sont quand même 18% à penser qu’il l’est systématiquement. C’est d’ailleurs l’un des déterminants du vote en faveur de l’opposition. Cela montre toute l’étendue du chemin à parcourir.

Joel Té  Léssia

 

Un nouvel âge démocratique au Nigeria ?

Le professeur Attahiru Jega

Le Nigeria s’engage dans un processus électoral en trois temps, et c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui retient son souffle. Après la guerre civile post-scrutin présidentiel en Côte d’Ivoire et la contestation des résultats par l’opposant Adrien Houngbédji au Bénin, un mauvais déroulement des élections au Nigeria aurait des conséquences funestes et imprévisibles pour l’ensemble de la sous-région. Les élections législatives du 9 avril, présidentielle du 16 et locales du 26 avril revêtent à ce titre une importance particulière. Le dénouement positif ou négatif de ce raout politique repose en grande partie sur les épaules d’un homme, le professeur Attahiru Jega, président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) du Nigeria.

Nommé en juin 2010 par le président en exercice et candidat à sa réélection Goodluck Jonathan, le professeur Jega est une figure respectée de la société civile et de l’opposition, qui occupait au moment de sa nomination le poste de vice-recteur de l’université Bayero, à Kano. Né en 1953, docteur en sciences politiques de la Northwestern University (Illinois, Etats-Unis), il a entamé sa carrière universitaire à l’université Bayero à partir de 1984. Mais c’est surtout par ses activités syndicales et politiques qu’il s’est rendu célèbre, notamment avec l’Academic Staff Union of Nigerian Universities. A la tête de ce syndicat d’universitaires, il est devenu un opposant déterminé au pouvoir de la junte dirigée par le général Babangida à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il s’est taillé durant cette période une réputation d’homme attaché aux principes de justice, inflexible sur la morale publique, « pour qui la politique ethnique et les urnes truquées, tactique favorite des politiciens nigérians, sont anathèmes », selon la description de l'universitaire nigérian Ike Okonta (1).

Or, ce scrutin suscite d’autant plus d’inquiétudes que le retour à la démocratie du Nigeria, en 1999, est entaché de détournements systématiques de ses principes fondamentaux : clientélisme généralisé, violences électorales, exacerbations des différences religieuses, ethniques et régionalistes, bourrages d’urnes, etc. Les élections ont longtemps paru être avant tout d’ordre cosmétique, pour améliorer l’image du Peoples Democratic Party, solidement accroché au pouvoir et nullement décidé à l’abandonner.
La nomination d’Attahiru Jega à la tête de la CENI ainsi que les prérogatives financières et juridiques qui lui ont été dévolues, laissent cependant espérer que ces scrutins électoraux pourraient être différents. Pourtant, les premiers nuages ont déjà commencé à s’amonceler. La violence est au rendez-vous de ces campagnes électorales, notamment à Abuja, Bornou ou Jos. A une semaine du scrutin initial, le gouvernement a été contraint de fermer les frontières du pays et à y limiter les déplacements, pour éviter tout risque de déstabilisation. Des dysfonctionnements dans l’organisation et de sérieux soupçons de fraudes ont conduit le professeur Jega a repoussé d’une semaine le calendrier électoral par rapport à ce qui était initialement prévu.

Malgré cela, l’espoir est grand que ce scrutin permette de tourner une nouvelle page de l’histoire démocratique du Nigeria. Le président Goodluck Jonathan, qui semble le favoris des sondages, notamment parce que l’opposition peine à se réunir face à lui, affiche la volonté de s’émanciper des pratiques douteuses de son parti, le Peoples Democratic Party, largement décrédibilisé par son exercice du pouvoir.

Selon un rapport de l’International Crisis Group (2), au-delà des résultats électoraux, l’un des véritables enjeux de ces élections résidera dans la capacité du professeur Jega à imposer l’Etat de droit, surtout vis-à-vis des prochaines personnalités politiques élues ou réélues de manière condamnable. « Personne n’a été inculpé de crime électoral depuis l’indépendance du pays », rappelle l’ONG, qui formule un certain nombre de propositions : que la Commission poursuive tout auteur de crime électoral, y compris parmi les hauts responsables de la sécurité et les politiciens ; que la Commission suspende les résultats annoncés là où il y a de forts soupçons d’irrégularités, qu’elle mène des enquêtes puis reprenne tout le vote si nécessaire ; que des comités consultatifs sécuritaires associant des groupes de la société civile soient en état d’alerte pour juguler de potentielles vagues de violence.

Un cadre judiciaire plus contraignant et plus répressif devrait conduire les acteurs de la sphère politique nigériane à engager la révolution des mentalités qu’ils auraient dû mener il y a déjà plusieurs décennies. Le scénario du pire de la Côte d’Ivoire devrait participer à leur faire prendre conscience de la nécessité de donner à la sous-région et à l’ensemble de l’Afrique un exemple de maturité démocratique. Tel est le prix à payer si le Nigeria veut pleinement jouer le rôle politique de leader que lui confère naturellement son poids économique et démographique.

Emmanuel Leroueil

 

(1):  http://www.pambazuka.org/fr/category/features/72058

(2) : http://www.crisisgroup.org/en/regions/africa/west-africa/nigeria/B79-nigerias-elections-reversing-the-degeneration.aspx