Au-delà de la « tyrannie des nombres » : Que retenir de la victoire d’Uhuru Kenyatta ?

uhuruL’homme le plus riche du Kenya a remporté les élections en s’appuyant sur une alliance ethnique. Que signifie ce vote pour la politique du pays et ses efforts de construction de paix ?

Alors que la poussière retombe sur les élections kenyanes il est important de se souvenir de Mohammed Abduba Dida, ancien professeur de littérature anglaise et de religion au camp de refugiés de Dabaad au Nord Est du Kenya et l’un des 8 candidats à la présidentielle. Expliquant les raisons l’ayant poussé à se présenter, l’homme de 39 ans avait répondu de façon candide : « J’ai été le témoin d’épisodes difficiles, jusqu’à ce que j’en ai assez. Chaque jour tout devenait plus dur jusqu’à ce que je me donne deux options : quitter le pays ou y rester et devenir un agent du changement. J’ai choisi la deuxième option."

L’histoire de Dida ne pouvait pas se distinguer plus de celle d’Uhuru Kenyatta, le nouveau président du Kenya. Celui-ci, en plus d’être l’homme le plus riche du pays dont la fortune est estimée à 500 Millions de dollars et un demi millions d’acres de terre, est aussi le fils du président et fondateur du pays Jomo Kenyatta, auquel voulait succéder l’ancien président Daniel arap Moi, et le filleul du président sortant Mwai Kibaki. D’une certaine mesure, l’histoire de Dida reflète les ressentis et expériences d’une majorité de Kenyans, tandis que Kenyatta symbolise les intérêts politiques et économiques ayant conduit à l’insatisfaction populaire. La victoire de Kenyatta ne signifie pas pour autant la fin du divisionnisme ethnique tel qu’il pourrait le paraitre , la même combinaison de conflits ethniques et de démagogie politique était présente lors des élections de 2007.

Dans une interview télévisée controversée, le politologue Muthi Ngunyi avait prédit la victoire de Kenyatta en se basant sur les sondages des deux blocs d’électeurs les plus importants du pays. La théorie de Ngunyi a été affublée du surnom provocateur de « Théorie des nombres ». Cette théorie avançait que Kenyata gagnerait en remportant de fortes majorités dans les deux plus grands groupes ethniques du pays : les Kikuyus et les Kalenjins, ainsi que leurs voisins respectifs dans les régions du Mont Kenya et de la vallée du rift. Ngunyi avait également ironisé sur la manière dont l’équipe du principal rival de Kenyatta , Raila Odinga avait "dormi pendant la révolution" en manquant d’inciter les résidents de ses bastions à s’inscrire pendant la campagne d'inscription aux listes électorales de décembre.

Le fait que les Kenyans votent en fonction des différentes lignes ethniques est bien connu. Cependant, les résultats des élections ont révélés bien plus que des chiffres. Voici certaines leçons à retenir de l’élection de 2013 et certains facteurs important à observer au cours de la présidence de Kenyatta.

L'importance stratégique des Kikuyus

Quiconque souhaite devenir le président du Kenya se doit d’être lui-même Kikuyu sinon trouver un moyen d’attirer ou de diviser le bloc d’électeurs que représente cette ethnie. Une coalition de partis est une méthode pour accomplir cet objectif, mais elle n’est pas la seule. L’ancien président Daniel arap Moi, par exemple, a réussi à maintenir le pouvoir notamment après un retour a une démocratie multipartite en veillant à supprimer la capacité des Kikuyus de voter en bloc. Dans cette optique, il a déployé des tactiques variées telles que du clientélisme en leur faveur ou une stratégie où l'Etat ignore ou attise les violences inter-ethniques. 

Musalia Mudavadi, autre challenger à la présidentielle de 2013, a lui aussi reconnu l’importance de gérer la question des Kikuyus et a de ce fait nommé un politicien Kikuyu, Jeremiah Kioni, en candidat à la Vice-Présidence. Les réseaux sociaux kenyans ont toutefois été assaillis de rumeurs avançant que Kioni aurait voté Kenyatta.

OdingaLes Odingas sont nés pour l'opposition

L’histoire politique de Raila Odinga, ainsi que celle de sa famille et par extension celle des autres communautés non Kikuyu semble être gravée dans le roc. Tout comme son père et les autres nationalistes tel que Tom Mboya, le principal rôle d'Odinga dans le pays a été l’opposition qu’il a mené contre un statut quo politico-ethnique.

Contre vents et marées, Odinga a pu gagner un important soutien à travers le pays, ce qui n’était pas une mince affaire si l’on considère la manière dont le pays était polarisé quelques années auparavant. Il faudra malgré tout demeuré patient avant que le Kenya puisse avoir un dirigeant non-Kikuyu ou non-Kalenjin.

S'unir contre les forces externes

L’unnité nationale contre l’ingérence étrangère demeure encore un slogan politique attractif. Kenyatta a axé sa campagne électorale sur les accusations de la Cour Internationale de Justice (CIJ) à son égard pour des crimes contre l’humanité. Indubitablement, le choix comme candidat à la vice-présidence de William Ruto était une stratégie pour appuyer sur ce point. En se posant en adversaires de la CIJ, symbole de l'impérialisme occidental fréquemment accusé d’un certain penchant contre l’Afrique, Kenyatta et Ruto se sont inscrits dans l'héritage d'un riche passé africain de résistance à l’oppression étrangère.

Il y a peu d’indications d'une autre raison que celle-ci pour expliquer leur alliance, et ce n'est pas du côté des succès politiques – ou de leur absence – de William Ruto qu'il faut chercher. Ces deux accusés, en menant la campagne de coalition Jubilee, ont mené une double stratégie de victimisation et de promotion de la souveraineté du Kenya. Cela leur a aussi permis de stigmatiser Odinga comme la source de tous leurs problèmes. Il est peut être facile de surestimer les raisons du succès de la coalition, mais la maigre marge de victoire ne montre aucune indication d’unité nationale ni d’un futur promettant l’unité entre Kikuyu et Kalenjin. Le résultat de cette élection en particulier, était la somme d’une situation unique, qui pourrait changer de façon aussi rapide et imprévisible que les éléments à son origine.

Le premier problème de Kenyatta, et peut le plus important, sera son vice-président William Ruto. Kenyata trouvera difficilement un rôle utile à Ruto, qui est plus un expert en missiles politiques qu’en administration. A l’échelle locale, la figure de Ruto est relativement entachée. Il a plusieurs affaires en instance, dont l’une ou une victime des violences ayant suivit l’élection 2007/2008 l’a accusé d’avoir réquisitionné une partie de ses terres après qu’elle ait fuit. Il a aussi été accusé de jouer un rôle dans le scandale de corruption qui a eu lieu lorsqu’il était à la tête du ministre de l’agriculture. De la même manière que Ruto s’est brouillé avec Odinga lors des élections précédentes, il y a suffisamment d'éléments qui suggèrent que le président élu désserrera les liens qui l'unissent à Ruto dès qu'ils n'auront plus besoin l'un de l'autre ou à la fin du premier mandat présidentiel.

Il serait trop tôt pour prononcer d’autres leçons de manière définitive. Les résultats seront mis à l’épreuve et des demandes seront remplies. Cependant, il ne fait aucun doute que le Kenya fonctionne mieux avec la nouvelle constitution mise en place il y a deux ans. Au-delà de la nécessité de faire des avancées politiques à court terme, cette constitution a montré un véritable potentiel pour unir le pays. On espère désormais que les hommes d’Etat et l’administration sauront l’appliquer avec justesse afin de donner aux Kenyans l’opportunité de continuer leurs efforts de construction de paix qui ont repris après les derniers épisodes de violences post- électorales. 

Agostine Ndung'u, article initialement paru chez notre partenaire Think Africa Press,

traduction pour Terangaweb – l'Afrique des idées par Ndèye Diarra