Le développement durable est-il un paradigme au service de l’humain?

une_kerouedanExtrait de l'article "La vocation altruiste dans un monde globalisé" de Dominique Kerouedan, Professeur au Collège de France. Titulaire de la Chaire Savoirs contre Pauvreté (2012-2013) sur le thème "Géopolitique de la Santé Mondiale"


Le sujet sur lequel nous nous proposons de réfléchir concerne plus particulièrement la toile de fond de l’aide humanitaire, de l’action sociale et du développement humain, de leur insertion (ou non) en tant que priorité du programme pour le développement après 2015. Les négociations sont en cours à l’Assemblée générale des Nations Unies et pour les deux ans à venir. Ceci est important et nous concerne tous : si dans les années 1970 ou 1980 il était encore possible aux humanitaires d’échapper à l’emprise des paradigmes de développement, ce n’est plus le cas aujourd’hui : nous sommes tous enveloppés dans la toile du développement durable, selon un modèle unique, contraints et limités par les injonctions dominantes du modèle que l’ensemble des pays de la planète seront invités à décliner pays par pays après 2015.

La Commissaire européenne à l’aide humanitaire invitée en mars 2013 à la restitution à Paris des Assises de développement tenait à rappeler que : « Le futur est à propos de nous tous et pas seulement des pays en développement » (The future is about all of us, not only the developing world »). Il est en effet question que les objectifs qui seront retenus par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015 s’appliqueront à l’ensemble des pays de la planète, et pas seulement aux pays en voie de développement, auxquels s’appliquaient les objectifs du millénaire pour le développement sur la période 2000-2015. 

Lors de la session spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies consacrée à ces sujets le 25 septembre dernier, le Secrétaire général résumait sa direction ainsi : « Le développement durable – auquel devront s’intégrer croissance économique, justice sociale et gestion de l’environnement – doit devenir notre principe directeur et notre modus operandi à l’échelle mondiale  ». En France, la toute première décision du Comité interministériel de la coopération internationale au développement (CICID) réuni en juillet dernier, établit, selon le ministre du développement Pascal Canfin, que : « Le développement durable devient le fil directeur de la politique de développement et de solidarité internationaleIl n’y a plus d’un côté la lutte contre la pauvreté, l’éradication de la pauvreté, et de l’autre côté, l’agenda de la soutenabilité ; mais au contraire une fusion des deux » [27]. 

A un an de la Conférence de Rio+20 (en 2012), à moins 2 ans de la conférence sur le climat que doit réunir la France en 2015, les décideurs et les experts s’entendent pour demander la convergence des objectifs de développement avec ceux du développement durable [28]. Nous traversons une période toute imprégnée de préoccupations d’envergure planétaire relevant du développement durable (climat, énergie, environnement) qui vont entrer sévèrement en compétition avec celles, non communes, du développement humain dans les pays pauvres. Le risque est de voir les populations les plus pauvres, les femmes et les filles en particulier, continuer d’être les moins bien servies, tant du point de vue de l’attention politique, économique et sociale, que du point de vue stratégique et financier. 
La représentation du monde inspirée par le courant de pensée du développement durable dans le cadre duquel s’inscriront toutes les décisions et les interventions à l’échelle globale après 2015 pendant des décennies, est-elle favorable à l’action humanitaire ou même à l’action sociale et au développement humain ?

Les priorités des populations et des pays les plus pauvres, les plus fragiles, les plus vulnérables, les souffrances qu’endurent les fillettes, les adolescentes et les femmes, qui sont celles vis-à-vis desquelles les objectifs du développement ont le moins progressé au cours des quinze ou vingt dernières années, ou même des décennies antérieures, ces situations qui incitent à mener une action humanitaire et sociale, notamment dans le Sahel, sont-elles des sujets ciblés par les politiques de développement durable ?

Les populations et les pays en situation de conflits armés ou de post conflits, les pauvres de France ou d’Europe, des pays émergents ou d’ailleurs, ces priorités peuvent-elles être considérées, seront-elles prises en considération, dans le cadre de ce paradigme de développement durable ? 

La réponse à ces questions est non. Pourquoi ?

3.a. Pour des raisons historiques et même culturelles

Toutes les interventions relatives à la justice sociale et au développement humain ont été réalisées dans le cadre du développement, et non celui du développement durable qui ne s’est intéressé, depuis la Conférence de Rio sur la Terre en 1992, qu’aux questions environnementales. Sans oublier de mentionner quelques réunions dans les années 1970, reconnaissons que le rapport fondateur du développement durable est celui de Gro Harlem Brundtland intitulé : « Our Common Future  » (Notre avenir à tous), publié en 1987. Les pratiques de développement, de développement humain et de développement social, ont alors déjà une histoire de plus de 40 ans ! C’est la durée d’installation de toute une culture de politiques, de stratégies, d’acteurs, de valeurs et de pratiques de développement depuis le discours de H. Truman en 1949 [29] qui nommait pour la première fois les pays sous développés : « Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mettre les avantages de notre avance scientifique et notre progrès industriel au service de l’amélioration de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens dans le monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Ils n’ont pas assez à manger. Ils sont victimes de maladies. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères » [30]

Le développement durable est certes, en théorie, défini par trois piliers : environnement, développement économique et justice sociale. En pratique en plus de 26 ans depuis le rapport Brundtland, il semble qu’aucune intervention d’action sociale, de développement humain ou d’aide humanitaire, de justice sociale, n’ait été conduite ou revendiquée dans le cadre de la réalisation de politiques de développement durable

3.b. Pour des raisons liées aux mandats respectifs du développement et du développement durable

Le développement social et l’action humanitaire, et même le développement humain ne sont pas des priorités du développement durable, qui ne s’intéresse à la justice sociale qu’en ce que la pauvreté et l’iniquité produisent de néfaste pour la planète en termes d’environnement : lorsque la question de la justice sociale est abordée par les « durabilistes », ce n’est pas pour améliorer le développement humain, c’est pour combattre les effets de la pauvreté et des inégalités d’accès aux ressources sur l’environnement et l’avenir de la planète (impacts des industries sur la pollution de l’air, des eaux et des sols, déforestation et utilisation du bois pour la cuisine ou le chauffage, etc.). 

Le développement durable s’intéresse, disent les textes, aux disparités des pouvoirs économiques et politiques sur la planète et à l’accès inéquitable aux besoins de base : « emploi, alimentation, eau, assainissement, énergie  », en tant que ces sujets posent problème à nos intérêts communs : « De nombreux problèmes viennent des inégalités d’accès aux ressources. Ainsi, notre incapacité à promouvoir le commun intérêt du développement durable est souvent le résultat de la négligence relative de la justice sociale et économique entre et au sein des nations  » (Many problems arise from inequalities in access to resources ». « Hence, our inability to promote the common interest in sustainable development is often a product of the relative neglect of economic and social justice within and amongst nations.) [31

Le développement durable n’est pas un paradigme d’expression de la générosité, de la solidarité ou de l’altruisme, mais plutôt celui du partage d’intérêts présentés comme communs aux êtres humains où qu’ils se trouvent sur la planète. Il ne s’agit pas de donner, mais de prendre, par exemple de s’inspirer au nord, de politiques et interventions réalisées au Sud, dans le domaine de l’urbanisation. La distinction la plus centrale entre les acteurs du développement humain et ceux du développement durable, a trait à cette longue expérience auprès des populations pauvres, ce partage d’intimité, cette compassion au sens propre de « souffrir avec », qui semble n’avoir animé que les seuls acteurs de l’humanitaire, de l’action sociale et du développement humain. 

L’homme, la femme, le pauvre et la fragile, le combattant et le blessé de guerre, la fillette violée, la personne sans domicile, ces personnes intéressent-elles ceux qui exercent leurs métiers dans le cadre du développement durable ?

L’humain est-il placé au cœur et comme cible directe des objectifs de développement durable ? L’homme, la femme, le pauvre et la fragile, le combattant et le blessé de guerre, la fillette violée, la personne sans domicile, ces personnes intéressent-elles ceux qui exercent leurs métiers dans le cadre du développement durable ? L’histoire le démontre d’elle-même. Ces problématiques sociales relèvent des problématiques du développement, telles que les stratégies de coopération les ont définies et mises en œuvre, même si nous ne pouvons que déplorer « le massacre des secteurs sociaux  » opéré par les politiques d’ajustement structurel dans les années 1980, ainsi que le regrette Serge Michailof, grande figure du développement qui réfléchit à sortir l’Afrique de la fragilité et du conflit [32]. 

Le développement durable réunit les pays riches et les pays émergents autour de préoccupations pensées comme communes, mais vis-à-vis desquelles les réponses vont s’avérer cependant très disparates, tant du point de vue de leur ampleur que de leur nature. Il n’empêche que du fait de ses centres d’intérêts, le développement durable s’accompagne d’un clivage du monde, qui n’est plus Nord-Sud, mais plutôt pays riches et émergents d’un côté, pays les plus pauvres de l’autre, où la croissance est tellement basse qu’elle ne génère pas d’effets désagréables. 

Si le développement durable devait s’emparer de questions de développement à l’échelle universelle, alors il devrait se concentrer en priorité sur les spécificités des Pays les moins avancés, ainsi que l’attendent ces pays avec Patrick Guillaumont : « La vulnérabilité est un risque de non-durabilité. Il est donc normal qu’un agenda universel de développement durable s’attache à traiter la vulnérabilité dans ses diverses composantes (économique, sociale, environnementale) et prête attention aux pays qui pour ces diverses raisons sont particulièrement vulnérables. Souligner la nécessité de prendre en compte la spécificité des pays vulnérables dans l’agenda 2015 ne doit pas apparaître comme une défense de « catégories. Il s’agit au contraire d’une défense de principes d’efficacité et d’équité » [33]. Il ne suffira pas de prendre des engagements dans ce sens. Il faudra que les défenseurs du développement durable prouvent à l’avenir l’efficacité de leurs stratégies sur des terrains qu’ils ont délaissés pendant des décennies.

3.c. La Couverture sanitaire universelle

La Couverture sanitaire universelle semble être un objectif qui fait consensus pour le programme de développement après 2015. Il se pourrait que ce soit le seul objectif de santé retenu. Qu’en pensent les acteurs de l’action sociale et du développement humain ? Ils ont trois questions :

L’objectif est-il réaliste ? Ne sommes-nous pas entrain de réconforter nos consciences ? Est-il sérieux de penser que les pays les plus pauvres à la croissance démographique la plus élevée au monde, seront en mesure de mettre en place, dans des délais raisonnables et de manière durable, des mécanismes et les financements de systèmes d’assurance maladie ou de protection sociale pour faire face aux fardeaux multiples des maladies infectieuses et chroniques, des accidents de la voie publique et des problèmes de santé mentale qui ont commencé d’atteindre une population qui s’apprête à être multipliée par deux d’ici à 2050 ? Nos modèles déficitaires de milliards d’euros peuvent-ils être des modèles pour les pays et les populations pauvres du monde ?

Derrière un objectif bien intentionné, n’y a-t-il pas plutôt l’intention pour les pays riches de se décharger de leur responsabilité et de leurs engagements à contribuer aux coûts du développement, du développement social et humain justement ?

Si la CMU est bien un objectif de réduction de la pauvreté, au sens de diminuer le nombre de personnes qui basculent dans la pauvreté du fait du paiement des soins, est-ce pour autant un objectif d’amélioration de la santé ? Si la CMU a contribué en Europe à améliorer l’accès aux soins, a-t-elle contribué à améliorer la santé et la qualité des systèmes de soins dans nos pays ? N’est-ce pas une nouvelle fois une réponse financière à prendre en charge de plus en plus de malades, plutôt qu’une politique en réponse à la question de savoir comment bâtir des sociétés moins pathogènes ? Chaque pays devra faire son chemin et trouver le modèle adapté à réduire la pauvreté et améliorer l’état de santé de ses populations selon des priorités débattues en société de manière démocratique. 

3.d. Que pense la société civile de ces sujets ? 

Sans énumérer les documents produits par la société civile de par le monde, dont les associations et les ONG notamment, ont été invitées à contribuer à réfléchir en préparation de la session spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies du 25 septembre 2013 sur les OMD, il semble, de ce que nous pouvons lire des synthèses mises en ligne sur les sites internet « post 2015.org » ou « beyond 2015.org » par exemple, que la très grande majorité des organisations de la société civile se prononcent en faveur de la convergence des objectifs du millénaire pour le développement avec ceux du développement durable, tout comme le rapport au Secrétaire général des Nations Unies du Panel d’experts de haut niveau sur le programme de développement après 2015. Ainsi la société civile, consultée, rejoint spontanément les positions dominantes des Experts, de l’ONU et des politiques. Nous n’aurions pas observé un tel consensus dans les années 1990. Du côté des chercheurs les travaux s’interrogeant sur la place des PMA après 2015 sont plus nombreux que ceux qui examinent la vulnérabilité de certains groupes de personnes, telles les populations vivant dans la guerre, les fillettes et les femmes [34]. 

L’indifférence est grandissante à l’égard des personnes vulnérables où que ces personnes vivent

Voici donc un indicateur majeur de changement du monde : le débat démocratique à l’échelle mondiale est évacué faute d’opposition et d’idées respectant le principe de contre poids. Il ne faut pas se faire d’illusion. Même si la consultation de la société civile a pu prendre un instant l’allure d’une invitation à une participation démocratique à l’élaboration du programme de développement à venir, et même si le Secrétaire général dans son allocution le 26 septembre 2013 cherche à rassurer sur la capacité du développement durable à (désormais) intégrer les trois piliers initiaux : en pratique cela ne sera pas le cas, pour les raisons historiques, culturelles et de compétition financière déjà évoquées. Mais aussi, et sans doute avant tout, parce que l’indifférence est grandissante à l’égard des personnes vulnérables où que ces personnes vivent, pour différentes raisons sur lesquelles il serait possible d’agir pourtant, au travers d’actions d’éducation civique, d’enseignement supérieur, des médias, de la politique nationale de coopération, des politiques européennes et internationales, de toutes nos institutions, etc. qui pourraient sensibiliser et former chaque citoyen à une sensibilité et à une connaissance de l’autre, « à faire de notre planète une autre cité, qui serait aussi la cité des autres  » conclut Philippe Kourilsky. 

Le fait que la société civile adhère à une position dominante, globale et englobante du monde est un fait étonnant. C’est dire à quel point l’uniformisation du monde en est à un stade déjà avancé. Cela pose la question aussi de la connaissance, par cette société civile globale, du terrain et des situations particulières et spécifiques que vivent les femmes et les hommes, les garçons et les filles, les plus pauvres et les plus exclues du monde : comment les situations de ces personnes sont-elles appréhendées par la société civile elle-même au point qu’elles n’appellent pas de réponse spécifique de sa part en préparation du programme de développement post 2015 ? La société civile globale associe-t-elle des représentants des pays les moins avancés à ses travaux et à sa pensée ? Comment leurs préoccupations sont-elles intégrées ? D’une part, l’humanitaire, l’acteur social et de développement humain qui travaille au sein de la société civile globale connaît-il encore le terrain finalement ? D’autre part, comment les acteurs de terrain et les ressortissants peuvent-ils davantage, non seulement participer, mais faire entendre leurs savoirs, leur expérience et leur pensée à l’échelle globale ? Il ne s’agit pas seulement de défendre une dynamique de participation d’une poignée de personnes sollicitées pour la forme. La question en jeu est celle de la vérité des faits et des réalités endurées, considérées dans leur diversité, point de départ indispensable à des réponses bien pensées, au travers desquelles chacun trouve sa place.

Dominique Kerouedan : un regard sur les défis sanitaires de l’Afrique

une_kerouedanAlors que les perspectives économiques et démographiques suscitent beaucoup d’espoirs en Afrique, les problématiques de santé semblent recevoir de moins en moins d’attention.[1] Or, la croissance démographique et la poussée d’urbanisation susceptibles d’accompagner cette croissance économique ne sont pas exemptes de problèmes sanitaires qu’il faudra prendre en compte dans les choix de politiques publiques. C’est pour cela que nous avons rencontré une experte dans le domaine de la santé, fin connaisseur de l’Afrique pour avoir vécu sur le continent, travaillé avec la société civile et plusieurs gouvernements Africains, le Professeur Dominique Kerouedan. Dans une démarche prospective, elle nous apporte son regard sur les défis sanitaires de l’Afrique à anticiper au cours des prochaines décennies.

Comment voyez-vous l’évolution des questions sanitaires en Afrique ?

Au cours des prochaines années, on devrait s’attendre à une augmentation des défis sanitaires de l’Afrique sous l’impulsion de la croissance démographique et de l’urbanisation. D’abord, le doublement de la population à l’horizon 2050 implique un risque d’augmentation de l’incidence des maladies infectieuses dont le SIDA et la tuberculose, de même que les maladies tropicales comme le paludisme ou les maladies parasitaires. Ensuite, l’urbanisation rapide qui doit accompagner la croissance économique devrait être à l’origine de crises alimentaires, d’une recrudescence de maladies infectieuses de la pauvreté et de la promiscuité, comme la tuberculose, des maladies transmises par voies sexuelle et sanguine (dont sida et hépatites virales), sans omettre une transition épidémiologique dont se dégage déjà l’émergence de maladies chroniques telles que le cancer, le diabète, les maladies cardio-vasculaires cérébraux, les affections respiratoires chroniques, les maladies mentales ou les accidents de la voie publique[2]. Ces pathologies de longue durée sont d’autant plus redoutées, que même si les jeunes composent une grande partie de la population africaine, le vieillissement sera rapide sur le continent. Compte tenu de l’afflux attendu des malades, nous devons anticiper la capacité des systèmes de santé à répondre à tous ces fléaux à la fois, et à organiser la prévention des maladies contractées dans les hôpitaux, dites iatrogènes. Enfin, la prépondérance des conflits armés dans certains pays poserait aussi des problèmes sanitaires dus aux violences sexuelles faites aux filles et aux femmes et aux attaques de plus en plus fréquentes à l’encontre du personnel médical et des blessés de guerre, en violation du droit international et des Conventions de Genève. Par ailleurs, il y aurait également l’émergence de maladies liées au changement climatique, à la dégradation de l’environnement et aux pollutions.

Qu’en est-il de la santé maternelle, c’est à dire des femmes enceintes et parturientes?

sante1Justement, il s’agit d’un des problèmes de santé publique sur lequel très peu de progrès ont été enregistrés au cours des dernières années en Afrique, notamment francophone. Je souhaite mettre l’accent sur la grossesse adolescente. Selon une récente étude de l’Overseas Development Institute, les grossesses précoces, observées chez les filles de moins de 18 ans, voire même de moins de 15 ans, sont un problème grave de santé publique, particulièrement sur le continent africain, qui regroupe à lui seul plus de 50% des cas mondiaux. Très souvent, on perd deux enfants lorsque cela se termine mal : l’adolescente et son bébé. Or, cette situation est surtout liée à la déscolarisation précoce des filles. Ce rapport souligne que l’intervention la plus efficace à réduire le nombre de grossesses adolescentes, plus efficace encore que l’offre de services de santé, est de maintenir les filles à l’école. Ainsi, on augmente le taux de scolarisation et on contribue en même temps à la baisse de la mortalité maternelle et infantile.

Existe-t-il des spécificités régionales à ces problèmes sanitaires ?

En effet, le rapport entre l’ampleur des différents types de maladies va dépendre de l’évolution de la situation actuelle des maladies infectieuses dans certaines régions de l’Afrique et de l’évolution de la démographie et de l’urbanisation. Puisque nous n’avons pas encore mesuré l’ampleur des maladies chroniques, on ne peut se situer aujourd’hui que par rapport aux données existantes sur les maladies infectieuses.

D’après ces données, on constate que les maladies infectieuses comme le SIDA et la tuberculose sont prépondérantes en Afrique australe, notamment en Afrique du Sud qui concentre 50% des décès liés au SIDA dans le monde. Ainsi, compte tenu de la prévalence du SIDA dans cette région et de la manifestation de la tuberculose chez plus de 60% des malades du SIDA, ces deux pandémies devraient continuer à sévir dans cette région de l’Afrique. L’Afrique de l’Ouest et du Centre présente des pays à risque notamment à cause de la pauvreté, des conflits armés, des violences sexuelles, et des contaminations par le sang, qui sont des facteurs de propagation du SIDA, et de la tuberculose comme corolaire. Notons que les conflits armés ont des retentissements sur toutes les questions de santé, tant les populations et les soignants sont mobiles, les services de soins détruits ou les systèmes déstructurés. Le paludisme a ainsi flambé en Côte d’Ivoire. En Afrique de l’Est, beaucoup d’efforts ont été faits dans la lutte contre le paludisme. La sécheresse a certainement contribué à réduire la mortalité liée au paludisme, et donc la mortalité infantile, dans plusieurs pays de la région. Cependant, cette maladie nécessite des efforts constants de sensibilisation, de distribution des moustiquaires et de destruction des sources de reproduction du vecteur de la maladie. Ainsi, il existe effectivement des différences entre les régions africaines quant à l’ampleur des problèmes sanitaires soulevés plus haut. Le plus important à relever a trait aux inégalités sociales et de santé considérables entre les régions du continent, certainement (l’hypothèse reste à explorer, doit être explorée) en partie liées à l’iniquité de l’accès des pays (Etats et société civile) à l’appui technique, institutionnel et aux financements mondiaux, rapportés à la population, à la pauvreté, à la situation de conflits armés, à la charge de maladie, aux risques de transmission, à la vulnérabilité en somme, à propos de laquelle il s’agit d’élaborer un index composite précis.

Quels sont les obstacles aggravant l’ampleur de ces défis ?

sante2Ils sont principalement de trois ordres. D’abord, le déficit de personnel médical est très important en Afrique. Selon les données de l’OMS, le continent concentre le quart des pénuries mondiales de personnel de santé alors que trois quarts des nouvelles infections par le VIH par exemple, et trois quarts des décès liés au sida, y sont dénombrés. Cette importante charge de maladies est gérée par seulement 3% du personnel médical pour 15% de la population mondiale. Plus globalement, relevons que 90% de la charge de maladie se situe dans les pays en développement, en faveur desquels 10% des travaux de recherche, réalisés à l’échelle mondiale, s’intéressent à explorer leurs enjeux et tentatives de réponse. Ensuite vient l’absence d’étude épidémiologique, quantitative, ou qualitative, de l’ampleur de maladies existantes (hépatites virales), des nouvelles maladies infectieuses ou chroniques, et de leurs impacts sociaux, économiques, etc. Par exemple, dans la plupart des pays Africains, on ne connaît pas le nombre de personnes souffrant d’hypertension artérielle, du cancer du sein ou du diabète. Il n’y a pas assez de médicaments pour traiter tous les patients diabétiques. Quinze ans après les avoir abordées pour le sida, nous nous posons les mêmes questions quant à la disponibilité et à l’accessibilité financière des traitements des cancers par exemple. Cette fois, je ne vois pas d’activistes à l’horizon, ni de portage politique fort à l’échelle mondiale… Dans la situation de crise actuelle, ces maladies menacent pourtant la stabilité économique mondiale.

Enfin, l’autre obstacle et pas des moindres est le financement des politiques et stratégies de santé. Ce dernier souffre de deux problèmes majeurs. D’une part, la santé ne fait pas encore partie des priorités nationales dans beaucoup de pays Africains. Pour preuve, la plupart des Etats consacre entre 4 et 10% de leur budget à la santé, peu soucieux de respecter les engagements que les Chefs d’Etats ont pris à Abuja en 2001, renouvelés depuis au sein de l’Union africaine, de consacrer au moins 15% de leur budget à la santé. D’autre part, il y a une inadéquation entre les priorités des partenariats et financements innovants mondiaux, et les priorités nationales et locales. Ces dernières années, la plus grande proportion de financements de l’aide mondiale, publique et privée, à la santé, a été allouée à prise en charge (plutôt qu’à la prévention) du sida en Afrique ou ailleurs, indépendamment des problèmes de santé les plus récurrents dans un pays donné. En examinant l’aide du Fonds européen de développement aux systèmes de santé en Afrique[3], la Cour européenne des Comptes est à peu près la seule institution d’autorité à avoir eu le courage et l’indépendance de relever ces déséquilibres fortement induits par les partenaires américains privilégiant leurs intérêts[4]. Cela pose des problèmes d’égalité d’accès à la santé, d’équité et d’éthique, dans la mesure où on est amené à choisir qui pourra être sauvé et qui laisser mourir, qui sera exposé au risque d’infection et qui le serait moins.

S’agissant de financement, le secteur privé industriel et commercial a-t-il un rôle à jouer ?

dv1961024En effet, le secteur privé a un rôle très important à jouer dans la prévention, le dépistage et la prise en charge précoces des infections et des maladies. Plusieurs études ont montré qu’il est plus rentable pour une entreprise de prévenir et de dépister les maladies. Ainsi, elle évite les défections et les absences de son personnel : plus tôt elle intervient, moins ça coûte cher et mieux le personnel va se porter dans le long terme. Je parlerais volontiers de santé durable. Il y a des exemples d’implication du secteur privé, depuis une quinzaine d’années dans la lutte contre le SIDA, plus récemment en appui à la santé plus globalement. Il s’agit notamment de l’initiative Global Business Coalition Health, portée par des entreprises de tous les continents. De grandes entreprises françaises y sont actives. La coopération française, allemande ou le programme américain PEPFAR[5] par exemple, ont soutenu ces initiatives à l’échelle locale.

Mon intuition est qu’il existe une place importante que doivent occuper les entreprises privées dans la médecine du travail. Dans l’Afrique en pleine croissance de demain, les maladies chroniques risquent d’être prépondérantes. Pour éviter qu’elles ne soient une contrainte, voire un véritable frein, à la productivité des entreprises, il est encore temps, mais urgent, que celles-ci mettent en place des programmes de prévention axés sur la consommation du tabac, de l’alcool, l’obésité et la sédentarité, qui sont les principaux facteurs de risques des maladies chroniques, ainsi que des programmes de dépistage volontaire précoces de ces pathologies, dont le pronostic est d’autant plus favorable, qu’elles sont diagnostiquées tôt dans leurs évolutions. Nous proposons une médecine du travail au service des employés et de leurs familles, en même temps qu’au bénéfice des politiques sociales, de la rentabilité, de l’efficience des entreprises, ce qui est plus que nécessaire en temps de crise économique et financière. Il s’agit plus que jamais de préserver le capital humain dans toutes ses dimensions. Chaque entreprise devrait, et pourrait facilement, développer une médecine du travail qui s’adapte aux évolutions démographiques et épidémiologiques des pays dans lesquels elle opère. Il y a donc un équilibre stratégique et financier à trouver entre les secteurs public et privé dans la protection et le financement de la santé.

Quelques mots pour conclure ?

sante4Nous ne pouvons pas parler de tout. Je n’ai pas assez évoqué la production de médicaments par exemple sur le continent. Je voudrais souligner deux sujets qui me semblent importants : l’un sur le rôle des individus en tant que premiers concernés, et l’autre sur les orientations de la communauté internationale en préparation du cadre global pour le développement après 2015.

A l’échelle locale, les individus ont deux rôles à jouer. D’une part, la santé est aussi une affaire personnelle, c’est même une dimension philosophique de la personne. Dès lors, la perception du risque de la part de l’individu détermine beaucoup son comportement vis-à-vis des facteurs de détérioration de sa santé. Il s’avère donc qu’il faut une prise de conscience chez les personnes elles-mêmes des risques encourus lorsqu’elles consomment le tabac, l’alcool, les produits alimentaires trop gras ou trop sucrés, ou lorsqu’elles ne font pas de sport. Ce qui est difficile car l’être humain n’est pas de nature à se projeter dans le long terme. D’autre part, comme l’a souligné le Prix Nobel d’Economie Amartya Sen dans son allocution d’orientation présentée à l’Assemblée mondiale de la santé en mai 1999[6], l’investissement politique du citoyen dans la détermination des priorités nationales est crucial pour faire de la santé une priorité dans les choix de politiques publiques et agir sur le montant des allocations financières. La couverture sanitaire universelle n’a de sens pour répondre aux enjeux, que si ses mécanismes sont pensés au service d’une politique sanitaire et sociale efficiente décidée de concert, au moins entre les citoyens, les élus et l’Etat, politique dont l’objectif n’est pas exclusivement de financer les soins, mais de bâtir ensemble des sociétés avec moins de malades. N’est-ce pas un beau projet de société, de cohésion sociale ?

A l’échelle internationale, les négociations en cours, s’inscrivant aux décours de la Conférence de Rio+20, tendent à souhaiter la convergence, voire la fusion, entre les objectifs du développement et les objectifs de développement durable. Le risque de ce rapprochement est de ne plus se soucier en pratique que des enjeux communs mondiaux, et de voir s’estomper de l’ordre du jour, les priorités sanitaires, sociales, institutionnelles et de développement des pays les moins avancés ou des Etats fragiles (ce sont pour beaucoup les mêmes qui souffrent de ces deux statuts à la fois), ceux-là mêmes qui accusent déjà les retards les plus importants et les résultats les moins bons à réaliser les objectifs du millénaire pour le développement avant 2015.

Le risque est aussi de voir les questions environnementales prendre le dessus sur le développement économique et la justice sociale, en dépit des préconisations du rapport fondateur de Madame Brundtland en 1987, d’accorder une attention équilibrée aux trois piliers du développement durable. Reconnaissons que pendant les 26 années écoulées, soit plus d’un quart de siècle, le paradigme du développement durable n’a pas été convainquant à savoir répondre aux enjeux spécifiques des populations et pays les plus pauvres, sanitaires en particulier, dont les maux dont souffrent les femmes et les enfants ou les populations en guerre. Il faudra donc s’assurer cette fois, que les questions de santé spécifiques aux populations des pays pauvres ou des pays en guerre occupent une place privilégiée à l’issue des arbitrages et engagements internationaux en délibéré à l’Assemblée générale des Nations Unies à partir de septembre 2013.

Interview réalisée par Georges Vivien Houngbonon

Note biographique:

Pr Dominique Kerouedan

Titulaire de la Chaire Savoirs contre pauvreté (2012-2013), dont le thème est la « Géopolitique de la santé mondiale »

Auteur de l’ouvrage « Géopolitique de la santé mondiale ». Fayard, juin 2013. 86p., accessible dans son intégralité ici : http://books.openedition.org/cdf/2291

Directeur de l’ouvrage « Santé internationale : les enjeux de santé au Sud ». Les Presses de Sciences Po. Janvier 2011. 592p. en partie disponible sur www.cairn.info

L’ensemble des enseignements et la vidéo du colloque international des 17 et 18 juin, sur le thème de la « Politique étrangère et diplomatie de la santé mondiale », seront très prochainement mis en ligne sur le site internet de la Chaire Savoirs contre pauvreté, ici :

http://www.college-de-france.fr/site/dominique-kerouedan/index.htm

 

 

 

 

 

 


[1] Cf. le discours de la Présidente de la Commission de l’Union Africaine et le plan stratégique décennal de la BAD qui ne mentionnent pas du tout la santé comme priorité.

 

 

 

 

 

[2] Selon l’INED, on entend par transition épidémiologique la « période de baisse de la mortalité qui accompagne la transition démographique. Elle s’accompagne d’une amélioration de l’hygiène, de l’alimentation et de l’organisation des services de santé et d’une transformation des causes de décès, les maladies infectieuses disparaissent progressivement au profit des maladies chroniques et dégénératives et des accidents. »

 

 

 

 

 

[3] The European Court of Auditors. Special Report N° 10/2008 on European Commission Development Assistance to Health Services in Sub Saharan Africa together with the Commission’s replies. Luxembourg, 2008, published online on January 14, 2009.

 

 

 

 

 

[4] D. Kerouedan. Géopolitique de la santé mondiale. Leçon inaugurale au Collège de France. 14 février 2013. Editions Fayard, Paris juin 2013. 87p.

 

 

 

 

 

[5] United States President Emergency Programme for AIDS Relief, www.pepfar.gov

 

 

 

 

 

[6] A. Sen. Santé et développement. Bulletin de l’Organisation mondiale de la santé. Recueil d’articles N°2, 2000.