Thiat, rappeur et porte-parole du mouvement « Y en a marre »

Notre nouveau partenaire, Njàccaar, est allé à la rencontre de Thiat du groupe de rap Keurgui, les initiateurs du mouvement « Y’en a marre ». Ce mouvement a réussi à catalyser la contestation de la jeunesse sénégalaise face aux difficultés de la vie quotidienne et des dérives du pouvoir du président Abdoulaye Wade.

Parlez-nous de la naissance du groupe KEUR GUI.

Thiat : Le groupe a été créé pendant l’année scolaire 96-97. C’était l’année scolaire où il y avait une grève générale et où nous sommes restés 3, voire 4 mois, sans pratiquement faire cours. J’ai été gréviste, je faisais partie du noyau dur. Au temps, nous faisions sortir les écoles privées. J’étais dans une école privée, j’avais rien demandé, comme ceux qui étaient dans le public. Donc, je me suis dit que c’était pas normal que nous qui étions dans le privé fassions cours tout simplement parce que nos parents avaient les moyens alors que les autres étaient sacrifiés, c’était pas juste. C’est pour ça que je faisais partie du noyau dur. Kilifa et moi, on a toujours habité le même quartier. Lui-même était gréviste et on faisait ensemble les plateformes de revendication et autres; ça nous a plus rapprochés et à un moment donné, nous nous sommes dit : « pourquoi ne pas élargir notre champ, parler à une échelle supérieure? ». On a commencé à écrire les textes, et la seule musique qui collait, c’était le rap. Voilà un peu la genèse de Keur gui !

Parlez-nous du parcours du groupe.

Thiat : Nous avons commencé en 98. Nous avons eu des problèmes avec le maire de l’époque, Abdoulaye DIACK, qui nous a fait mettre en prison, qui nous a fait tabasser, sans compter les nombreuses tentatives de corruption qui n’ont pas marché, évidemment. En 99, nous avons failli sortir notre premier album après qu’on ait gagné la "semaine de la jeunesse" à Dakar, mais l’album a été censuré : 4 morceaux ont fait l’objet d’une motion de censure, donc l’album n’a pas vu le jour. C’est seulement en 2002 que nous avons sorti notre album intitulé « Ken bouguoul » (personne n’en veut). C’était quand même un album plutôt régional qui parlait plus des problèmes de Kaolack. En 2004, nous avons sorti « Li rame » c’est l’album qui nous a vraiment lancés sur le plan national. En 2008, nous avons sorti « Nos Connes Doléances ». Et de 2008 jusqu’à ce jour, il s’est passé beaucoup de choses.

Comment s'est fait le choix de vos noms ?

Thiat : Dans les années 90, les noms des rappeurs commençaient toujours par « DJ » , « MC », avec des noms américains ou français en sus. Mais comme nous, déjà, nous étions une famille, il fallait rester dans le même contexte avec des noms qui nous parlaient et nous correspondaient, d’où le nom du groupe « Keur gui » qui signifie "la maison", Kilifa qui signifie "le chef de famille", il y avait « Taw » qui est l’aîné de la maison et « Thiat » qui est le cadet de la maison. La maison, c’est la société en miniature. Tout sort de la maison : le bon et le mauvais; c’est le monde en échelle réduite, le principe de la macro/micro.

Vous êtes les précurseurs du mouvement « Y EN A MARRE ». Quelles sont les motivations de ce mouvement et pourquoi l'avoir lancé  ?

Thiat : L'idée initiale est née d'un mécontentement après une énième coupure d'électricité, alors qu'on savait que les factures allaient être encore plus lourdes que les précédentes et qu'il faudrait les payer. Des amis journalistes, notamment Fadel Barro et Alioune Sané, nous ont dit : « Mais vous êtes trop laxistes ! Vous vous dites engagés et tout, mais il faut faire quelque chose ». Cela était d'autant plus vrai que les imams avaient déjà appelé la société sénégalaise à boycotter les factures d'électricité pour protester contre les coupures. C’est une honte de voir que même le 3e âge s’y met plus que nous, les jeunes. On s’est dit que le rap est bien un moyen de communiquer, un instrument pour conscientiser l’opinion publique, mais qu'au point où en sont les choses, le rap ne serait pas suffisant puisque tout le monde ne l’écoute pas. Donc, nos amis avaient bien raison de nous rappeler que c’est lâche, en tant que jeunes, de ne rien faire dans la situation où nous sommes. Ecrire des textes engagés, dénoncer, c’est bien ! Mais ça ne suffisait plus. Alors, nous avons longuement discuté pour pouvoir mettre en place quelque chose. Au début, nous nous sommes dit qu’il fallait lancer un slogan, mais avec un concept tout de même derrière. Nous avons commencé par « ras-le-bol », «ça suffit », « une goutte de trop » et finalement nous avons opté pour « Y EN A MARRE » car le peuple en a vraiment marre.

Quels sont les objectifs du mouvement ?

Thiat : C’est un mouvement apolitique, pacifique, qui n’a aucune appartenance politique ni religieuse, mais qui reste au milieu et qui joue le rôle de sentinelle. Nous l’avons créé le 16 janvier et lancé le 18 janvier 2011. Le mouvement catalyse des réflexions, des perspectives, et des idées que nous voulons apporter pour le développement socio-culturel et politique. Nous avons remarqué que les jeunes ne s’intéressent pas trop à la politique, ce qui est très dangereux car les affaires politiques sont les affaires de tout le monde, les affaires de tout le monde sont des affaires politiques. La politique, c’est l’art de gérer la société et de toute façon, quand on s’occupe pas de la politique, c’est elle qui s’occupe de nous. Alors, il faut que les jeunes ne se laissent pas enfermer dans les caricatures du genre « la politique, c’est l’affaires des plus âgés ». " Y en a marre ", c’est une façon de faire ce qu’on appelle l’éveil des consciences, l’éveil des masses populaires, c’est faire savoir aux jeunes que le pouvoir c’est le peuple et redonner ainsi au peuple sa voix car y en a marre de voir que plus rien n’est pour le peuple, ni fait par le peuple, alors qu’on prétend être une démocratie. La devise du Sénégal qui était « un peuple-un but-une foi » est devenue aujourd’hui « une famille-un but-s’enrichir ».

Dans notre pays, nous avons deux forces : l’élite politique et l’élite religieuse. Et, il faut le dire, ces deux élites se sont alliées contre le peuple. Il faut donc une autre force pour les contrer, une force qui appartienne à la société civile. C’est vrai que le forum social est là, mais il faut reconnaitre qu’il n’accroche pas trop. Ce sont des hommes en costard qui se permettent de parler un français académicien en oubliant que ce n’est pas à la portée de tout le monde et qu‘ils sont en Afrique.

« Yen a marre » a un discours très clair qui accroche tout simplement parce qu’il correspond aux attentes des populations : « Nous avons faim, nous voulons manger ! Nous payons cher nos factures d’électricité, donc nous voulons qu‘elle nous soit fournie dans nos foyers en quantité suffisante ! Je suis un bachelier, je suis pas orienté alors que je veux étudier ! Je suis étudiant, il me faut une chambre ! Je suis une maman, je vais au marché et mon panier est de plus en plus vide car tout est devenu cher ! Je suis un parent qui trime dur pour l’éducation de mes enfants et qui les voient toujours revenir à la maison à 9h car étant en grève, j’exige que mes enfants étudient normalement comme tous les autres enfants qui sont dans les institutions privées ! Je suis marchand ambulant, je veux avoir un endroit abrité à moi pour gagner ma vie honnêtement sans qu’on me persécute ! Je suis malade, je réclame les soins les plus élémentaires en allant à l’hôpital…» Juste des revendications légitimes ! Nous n’avons plus besoin de personnes qui sont là à jouer les grands intellectuels, qui sont là à réciter des livres ou faire de grandes citations. Le peuple est là avec ses problèmes ! Pas besoin de faire de grands discours !

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

Thiat : Depuis que le mouvement est créé, nous ne passons que par des difficultés, des interdictions de rassemblement, des intimidations. Certains nous appellent pour nous dire : « Vous voulez la guerre, vous allez voir de quel bois on se chauffe ! » Mais ce qui me choque le plus, ce sont les tentatives de corruption. J’aurais jamais pensé que des gens pouvaient être indignes au point de proposer des centaines de millions à des jeunes qui demandent juste à leur concitoyens de prendre conscience sur ce qui se passe. Je vais pas donner des noms, mais je peux t’assurer que l’argent que nous proposent ces renards, je peux te dire qu’il peut régler un certain nombre de problèmes des Sénégalais. C’est une autre preuve que ces gens-là n’ont aucune volonté de s’occuper des problèmes du peuple, ils veulent juste se la couler douce sur le dos du peuple sans se faire déranger.

Comment faites-vous pour faire face aux pressions ?

Thiat : Nous avons des convictions. Un être humain doit avant tout être intègre, digne, savoir qui il est, ce qu’il veut, où il va…Si on était achetable, Keurgui serait une histoire ancienne depuis longtemps car ce n’est pas la première fois que ces crétins essaient de nous acheter. Les intimidations, nous avons l’habitude d’en recevoir. Alors, ils perdent leur temps ! Nous avons une ligne directrice et nous allons la suivre. Nous nous sommes engagés sur un chemin et quelque soit alpha, nous allons le mener jusqu’au bout. Il y a une chose qu’ils ne comprennent pas, ce n’est pas le combat de Thiat ou de Kilifa ou de Fadel … mais celui du peuple, et le peuple n’a pas de prix, il n’est pas achetable. On ne peut monnayer le combat d’un peuple.

 

Interview réalisée par Fatou Niang Sow