Mouvements citoyens en Afrique : les raisons d’espérer

JPG_Balaicitoyen091215Le 13 octobre 2015, après 28 ans d’omerta imposés par le gouvernement de Blaise Compaoré, la dépouille de l’ancien président burkinabè Thomas Sankara (1983-87), l’une des figures emblématiques des mouvements citoyens africains, était exhumée pour autopsie. Le constat est sans appel : le corps criblé de balle du révolutionnaire confirme son assassinat, et conforte, si besoin en était, l’idée du sort que réservent aux démocrates les régimes autoritaires.

« Y en a marre », « Le Balai Citoyen » ou « Filimbi » : ces mouvements qui se réclament aujourd’hui de Sankara, Patrice Lumumba ou Mandela ont émergé dans les années 2010. Dès 2012, ils affichent des conquêtes démocratiques de poids : chute du « vieux » Abdoulaye Wade au Sénégal, expulsion de Compaoré du trône burkinabé, et sanctuarisation (provisoire) de la Constitution congolaise contre la volonté de Joseph Kabila de prolonger son séjour au pouvoir. En quoi ces initiatives sont-elles novatrices ? Quelles sont leurs influences et comment s’organisent elles ?

Une stratégie diplomatique qui épouse les codes internationaux…

De manière assez inédite, ces mouvements citoyens se distinguent des mouvements sociaux existants en tant qu’ils se sont emparé de tous les leviers de légitimation politique conventionnels, tout en s’attachant à des valeurs –  et en prônant des références culturelles –  africaines.

La rhétorique employée tout d’abord, est dans la droite lignée de celle affectionnée par les organisations internationales. Les termes de « démocratie », « non-violence », l’affirmation du rejet du radicalisme et même la « bonne gouvernance » figurent ainsi en bonne place au sein de la Déclaration des Mouvements Citoyens Africains, rédigée et co-signée à Ouagadougou à l’été 2015 par plus de 30 mouvements du continent.

Ces organisations sont donc « légitimistes » : elles ne prônent pas de soulèvement révolutionnaires, comme les mouvements sociaux nés sous la colonisation, ni la dénonciation des plans d’ajustements structurels imposés par le FMI, à l’instar de ceux des années 1980, mais bien le respect des constitutions en place. C’est le cas de Filimbi, « Ras-le-bol », ou encore de « Touche pas à mon 220 » (mouvement né au Congo-Brazzaville), qui ont milité pour le respect de la limitation des mandats présidentiels imposée par les textes.

En plus de parler le langage des bailleurs occidentaux, ces mouvements s’appuient sur leurs organes de négociations, et cherchent à faire porter leurs revendications à l’ONU et à l’Union africaine (UA), tandis que leurs représentants n’hésitent pas à rencontrer les hommes politiques influents de la scène internationale (les « yenamaristes » ont ainsi été reçus, entre autres, par Laurent Fabius et Barack Obama).

…Mais qui s’en émancipe pour prôner des valeurs propres au continent

Cependant, tout en s’emparant des véhicules de communication de l’Occident, ils s’en émancipent avec des références idéologiques spécifiquement africaines. Les leaders charismatiques de ces groupes ne se privent pas de critiquer ouvertement les modèles et moyens employés par les pays développés. « Au Sénégal comme en France, nous combattons la même forme d’injustice sociale, les mêmes affres du libéralisme sauvage » déclarait ainsi Fadel Barro à l’ONG Survie.

C’est le concept du libéralisme, dans son ensemble, qui est rejeté : l’un des objectifs affichés des mouvements est ainsi de proposer un « projet politique alternatif au système néo-libéral dominant ». Le vocabulaire utilisé, de même, est proche de la philosophie marxiste : « les masses » doivent lutter contre l’« accaparement des terres », tandis que sont martelés les termes de « capital » et de « lutte ». On retrouve ici des similarités avec les références au marxisme-léninisme des mouvements sociaux des années 1970, qui avaient principalement agité les pays lusophones.

Mais le travail des mouvements sénégalais, burkinabè ou congolais ne se limite pas au rejet stérile d’un modèle décrié. Leur ambition est de constituer une réflexion académique « africanocentrée » et acquise à leur cause : la déclaration de Ouagadougou appelle ainsi à « encourager la conduite et la production de recherches académiques (…), favoriser l'existence de spécialistes africains sur les mouvements citoyens en Afrique ».

L’émancipation a toutefois ses limites, notamment quand vient la question du financement. Les accusations qui leur ont été faites d’être soutenus par Washington et Ottawa, si elles ne sont pas avérées, soulèvent néanmoins le problème de l’indépendance réelle de ces mouvements.

L’idéal du panafricanisme, pour l’expansion d’un mouvement qui fait encore exception

Un autre aspect intéressant de la philosophie des initiatives citoyennes est le panafricanisme. Promu dès 1949 par le Centrafricain Barthélémy Boganda et le Ghanéen Kwame Nkrumah, le panafricanisme représente l’espoir de voir un jour émerger « les États-Unis d’Afrique ». Dès les premiers heurts au Burundi, le Balai Citoyen a relayé des messages de soutien aux Bujumburais, tandis que les 30 mouvements réunis à Ouagadougou l’été dernier ont demandé la libération des prisonniers politiques détenus à  Kinshasa. Des échanges ont lieu entre leurs structures, qui se conseillent sur les modes d’action et sur la formation de leurs membres : par exemple, des membres des organisations congolaises Filimbi et  Lucha ont rencontré leurs homologues du Balai citoyen et de Y en a marre en mars 2015 à Kinshasa.

Cette dynamique et les succès variables qu’elle rencontre ne doivent pas faire oublier que de tels mouvements, structurés et influents, sont encore absents de trop nombreux pays du continent : qui pour s’opposer aux velléités autoritaristes de Pierre Nkurunziza ou de Robert Mugabe, pour ne citer qu’eux ? Là où la guerre civile est encore trop fraiche ou la répression trop dure, il est en effet difficile d’envisager avant longtemps toute opposition organisée et revendiquée.

Mais le constat n’en est pas moins porteur d’espoir : en cinq ans à peine, des organisations citoyennes tangibles se sont élevées et ont renversé des figures politiques autrefois jugées inébranlables. Ces mouvements sont enracinés au niveau local, ramifiés avec leurs homologues des pays voisins et travaillent à constituer une philosophie qui leur soit propre, et d’autant plus apte à mobiliser les énergies. De nombreux obstacles attendent encore les mouvements citoyens du continent, et les 15 élections prévues en Afrique pour l’année 2016 seront un test sans concession, mais les raisons d’espérer sont là.

Julie Lanckriet

 

 

 

A la fête de l’Huma, une Afrique en lutte

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Noé Michalon revient dans cet article sur la fête de l’Humanité, organisée chaque année depuis 1930 à La Courneuve, en banlieue parisienne. La « fête de l’Huma » rassemble, le temps d’un week-end, divers groupements et associations de gauche autour d’évènements politiques et culturels. L’édition 2014 s’est tenue du 12 au 14 septembre.

 

Quelle nébuleuse que cette fête de l’Humanité ! En se promenant le long des allées aux noms de militants féministes, révolutionnaires, penseurs et pacifistes on pouvait remarquer, ce week-end du 12 au 14 septembre, une diversité incroyable des revendications affichées par différents groupes.

Croisant tantôt des étudiants, tantôt des nostalgiques de la guerre froide revêtant l’uniforme de l’Armée Rouge, tantôt des politiciens ou encore des bénévoles pour des associations, on serpente à La Courneuve jusqu’à atteindre Le Village du Monde. A l’instar du Forum Social Mondial, cette zone regroupe divers stands occupés par des militants de mouvements des quatre coins de la planète.

Au milieu de toutes ces revendications, les mouvements africains sont en bonne place. Purement nationaux pour certains ou à vocation panafricanistes pour d’autres, les stands d’Outre Méditerranée semblent avoir tenu leur objectif de rassembler et d’informer pendant ces trois jours intenses. Il faut parfois contourner une table d’objets d’art à vendre ou une cuisine entière d’où s’étend une file de chalands alléchés pour interroger les responsables de ces stands sur leurs revendications. Des revendications diverses et variées, qui ont en commun un certain panafricanisme.

Au premier stand que l’on voit, Togo Éducation et Culture, Koam Ata se refuse à entrer dans le débat politique, mais déplore cependant l’absence de liberté dans le pays. Il fait le constat d’une éducation publique délabrée, et se satisfait de la présence d’une plateforme panafricaine qui permette des discussions et des échanges. A quelques mètres, l’Union Malienne pour le Rassemblement Démocratique Africain (Um-RDA) tient un stand animé. Au niveau des revendications, Moussa Diarra, qui représente le parti politique, souhaite « une amélioration des relations avec la France », constatant qu’une paix durable n’est pas revenue dans le nord du pays, et qu’après « l’intervention salutaire de la France au Mali, beaucoup de questions se posent au niveau du long terme ».

Il ne faut pas marcher plus loin pour tomber sur Jean Claude Rabeherifara, qui préside l’Association Française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique (AFASPA) qui milite depuis sa création à la Fête de l’Huma. Un combat anticolonialiste doublé d’une dénonciation du rapport d’exploitation de la France vis-à-vis des pays africains. Il met en avant la tâche pédagogique qui est la leur : « l’AFASPA n’est pas une association humanitaire, mais un mouvement qui dénonce les dictatures et le pillage. »

Le Sénégal est vastement représenté. L’association Diapo, qui vient d’accueillir Yen A Marre à son stand, a pour objectif de fonder des écoles de formation dans les secteurs du tourisme et de la restauration au Sénégal. A la table de l’association Xam Xamle (savoir et faire savoir en wolof), présent pour sa troisième Fête de l’Humanité, Mamadou Ba se distingue de la politique et présente son action principale : convaincre les jeunes Sénégalais de ne pas immigrer clandestinement vers l’Europe. « Ce n’est pas l’Eldorado que vous croyez », voilà ce que répètent Mamadou Ba et le reste de l’équipe de l’association à ces dizaines de jeunes qui risquent – et perdent parfois – leur vie pour s’embarquer vers un avenir parfois fantasmé.

Le soleil se lève sur le stand rwandais où affluent les visiteurs, accueillis par Marcel Kabanda, président de l’Association Ibuka France. Ibuka, souviens-toi en kinyarwanda. Un nom qui n’est pas choisi au hasard, et qui fait référence au génocide de 1994 dont on commémore les 20 ans cette année. « La fête de l’Humanité représente l’humanité. Le génocide rwandais est une blessure à cette humanité, explique M. Kabanda, il est donc normal que nous soyons présents ici, pour redonner espoir, pour dire que nous avons tous la responsabilité de protéger les autres ». Si la paix et le développement semblent être revenus, « il ne faut pas sous-estimer la profondeur de la blessure qu’a laissée ce génocide », termine notre interlocuteur.

Au bout d’une de ces rues éphémères, l’Observatoire pour le Respect des Droits Humains à Djibouti (ORDHD) sensibilise le public aux nombreux manquements démocratiques du pouvoir en place. « Djibouti, petit pays, est gouverné par un dictateur. On y arrête les opposants et on les torture, dénonce un responsable, nous luttons contre ces pratiques et pour les droits d’un prisonnier de l’opposition emprisonné depuis juin 2010 et victime de tortures ».

L’Afrique centrale aussi a son mot à dire. Dans un stand verdoyant, François Passema, qui préside le Comité d’Action pour la Conquête de la Démocratie en Centrafrique (CACDCA), déplore le chaos qui règne dans son pays. « Mon peuple n’a jamais eu le privilège d’avoir un État. Livré à lui-même, il subit des exactions de toute sorte. L’armée française est intervenue sur place, et apparemment, il ne se passe pas grand-chose. Les populations vivent toujours terrées en brousse comme des animaux, des massacres ont toujours lieu, et le problème n’est toujours pas réglé. » Il se montre également très critique envers la présidente actuelle, Catherine Samba Panza, « l’incarnation de la négation, qui n’a aucune autorité sur rien ». Quant à ses prédécesseurs, Michel Djotodia et François Bozizé, ils ne sont pour notre interlocuteur « que des criminels de guerre que la France aurait dû déférer devant la Cour Pénale Internationale ». Son résumé de ce qu’est la Fête de l’Huma est pertinent : un lieu festif, mais aussi un lieu de luttes.

Sous le chapiteau de la plateforme panafricaine, après un débat sur les changements des constitutions en Afrique, Antoine Kivulu Kianganzi, président de Kimpwanza, mouvement politique congolais, s’attaque à « la dictature du général Denis Sassou Nguesso, qui veut rester au pouvoir à vis » (sic). Un régime qu’il met au même niveau que celui au pouvoir au Burkina Faso, en République Démocratique du Congo ou encore au Togo, « qui ont tous le soutien du pouvoir français ». Lorsqu’on l’interroge sur les moyens qu’il préconiserait pour sortir ces pays de cette situation, il ne mâche pas ses mots : « nous attendons le printemps africain. En 1991, nous avons connu un premier printemps noir avec les conférences nationales souveraines suite à la conférence de La Baule. Si nous avons réussi à le faire en 1991, pourquoi pas aujourd’hui ? »

Mathilde Thépault, trésorière de la Plateforme Panafricaine et présidente de l’Association Halte aux Génocides – Mémoire et Justice, reprend son souffle après une longue intervention suite au même débat. Franco-ivoirienne, elle dresse un portrait au vitriol du pouvoir en place en Côte d’Ivoire, trois ans après la prise en main des rênes du pays par Alassane Ouattara : « On nous parle de croissance à double chiffres, mais ce n’est pas ce que voit la population au quotidien. Des mercenaires armés venus pendant la guerre ne sont toujours pas revenus et font planer l’insécurité dans le pays. » Elle évoque même un « désastre humain » et déplore le rôle de la France : « c’est Hollande qui a aujourd’hui le pouvoir en Côte d’Ivoire, pas Ouattara ».

Mais l’Afrique sub-saharienne est loin d’être la seule représentée dans ce village du monde qui ressemble plus à une ville : on sillonne les stands de partis socialistes et communistes d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. A quelques mètres Ahmed Sidati, membre du Mouvement de Libération Nationale du Sahara Occidental, le fameux Front Polisario, cherche à sensibiliser les nombreux passants à la lutte pour l’émancipation de la nation sahraouie qui dure depuis plusieurs décennies. « Le Sahara Occidental est une ancienne colonie espagnole illégalement occupée par le Maroc, déclare-t-il, et conformément à la charte des Nations Unies, nous revendiquons notre indépendance. » Les visiteurs défilent en grand nombre, et pas uniquement pour goûter aux délices de la cuisine sahraouie : par petits groupes, les discussions s’engagent et les témoignages affluent.

On sort de ce village avec les tympans qui bourdonnent. L’Afrique frémit de dizaines de luttes. Des luttes qui ne sont pas sourdes, des luttes qui dialoguent, mais des luttes difficiles à fédérer car parfois divergentes. A l’image de la gauche dont la Fête de l’Huma est le rendez-vous, on navigue d’un stand à l’autre du modéré à l’extrême, de l’espoir à la désillusion. Si l’on peut adhérer ou non aux idées présentées, il y a cependant de quoi se satisfaire d’une chose importante : au vu de la forte affluence du week-end, des milliers de personnes ont pu avoir grâce à ce fourmillement intellectuel une image tout autre du continent africain. Une impression de mouvement et de prise en main d’un destin commun de l’Afrique qui tranche avec les idées reçues. Et c’est bien là l’essentiel.

Noé MICHALON

La jeunesse : histoire d’un nouvel acteur politique

Les médias ont parfois tendance à analyser tout phénomène comme neuf, immédiat, dépourvu d’histoire. Ainsi actuellement des « jeunes », considérés comme un nouvel acteur politique sur la scène africaine, que ce soit dans les révoltes du Maghreb ou les contestations qui ont actuellement lieu en Afrique subsaharienne. La « génération facebook », contestataire, révolutionnaire, est portée au pinacle, comme si sortie de nulle part, comme si personne ne l’attendait. C’est oublier un peu vite une tendance sociologique profonde qui s’exprime sur la scène politique subsaharienne depuis les années 1990 et dont les fruits arrivent enfin à maturité au début de cette deuxième décennie du XXI° siècle. Au Sénégal, le mouvement de protestation des jeunes « Y en a marre » est ainsi l’héritier d’une suite de mobilisations de la jeunesse au cours de la décennie 1990, qui va du mouvement « Set Setal » à la génération « Bul Faale ».

Historiquement, la première génération d’hommes politiques africains de la période moderne était composée d’hommes jeunes. « En 1946, sur 32 élus africains dans les assemblées françaises, 6 avaient entre 25 et 30 ans, 19 entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 46 ans. Les cadres du mouvement nationaliste, les détenteurs des positions de pouvoir, en bref les  ̏ nizers˝, ont souvent été perçus comme des cadets. » (Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique : la politique du ventre). Les cadres cooptés par le pouvoir colonial devaient avoir suivi l’éducation et les codes culturels français ou anglais, ce qui a donné aux jeunes de l’époque un capital social qui leur a permis de se démarquer des élites traditionnelles, fondées entre autre sur le droit d’aînesse. Les membres de cette génération arrivent au pouvoir au moment des indépendances alors qu’ils sont dans leur cinquantaine pour la plupart (Senghor, Houphouet-Boigny, Nkrumah, Bourguiba). Ils s’empressent dès lors de reproduire les schémas traditionnels du droit d’aînesse, noyautent les organisations de jeunesse reléguées au statut de bac à sable où jouent les petits enfants avant de venir dans la cour des grands, le parti unique.

Le politologue camerounais Achille Mbembé (Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire) explique que ces ̏ Pères de la Nation˝ vont mettre en place une « lecture parentale de la subordination ». Les jeunes doivent respect et obéissance aux pères, et toute contestation politique serait en quelque sorte considérée comme irrespectueuse, comme si un enfant insultait ses parents. Cette instrumentalisation politique des relations sociales et culturelles traditionnelles, le respect aveugle et inconditionnel des jeunes aux Anciens, ne commencera réellement à être remise en question qu’au cours de la décennie 1990.

Plusieurs évolutions sociologiques y ont conduit : le boom démographique postindépendance qui conduit à des situations où les moins de 30 ans composent souvent 2/3 de la population totale ; l’exode rural, synonyme de culture urbaine pour les jeunes, mais également de difficultés sociales et économiques, qui mettent sous tensions les autorités familiale, culturelle et sociale traditionnelles. L’approfondissement de la mondialisation et donc de la diffusion de la Modernité, à travers les médias (télés, radios, journaux, puis internet) et ses vecteurs puissants comme la musique, élargit encore le fossé entre la jeunesse et le reste de la société. Au-delà des aspects sociétaux de ce gap générationnel (codes vestimentaires des jeunes assimilés à une décadence par les adultes, culture rap hip-hop, culte de l’argent-roi et du sport business), l’hypocrisie du système traditionnel est également mise à nue : des démocraties de façade, une corruption généralisée des « Pères » et autres Autorités, mais surtout une impasse politique et économique, les leaders politiques censés être dignes de respect se révélant incapables de répondre aux aspirations basiques des jeunes et donc de la majorité de la population.

En 1990 au Sénégal, le mouvement Set Setal voit la réappropriation de l’espace public par les jeunes qui, au niveau des quartiers, ramassent les ordures, mènent des travaux d’assainissement et décorent et tagguent les murs et les espaces publics. Le message de mobilisation est fait sur le thème que le jeune ne doit plus être un sujet passif de l’action publique, mais un acteur entreprenant, maître de son environnement et de sa destinée. La jeunesse sénégalaise connait une seconde phase de conscientisation, plus diffuse, à partir de la seconde moitié de la décennie 1990, avec la génération Bul Faale, du nom d’un tube du groupe de rap Positive Black Soul. Le terme Bul Faale, qu’on pourrait approximativement traduire par « On s’en fout » ou « Don’t mind », symbolise la situation d’une génération qui assume son décalage avec le reste de la société, son contre-modèle. Le champion des arènes de lutte Tyson, autoproclamé leader de cette génération Bul Faale, en illustre bien certains des traits saillants : lutteur qui se débarrasse ostensiblement des gris-gris traditionnels et autres simagrées favorisant la chance, boxant et jouant de sa masse musculaire, il accompagnera la conversion de la lutte traditionnelle au sport-spectacle-business.

Voilà pour le versant grand public de cette génération. Au niveau des idées, la jeunesse des années 1990-2000, que ce soit au Sénégal ou dans le reste de l’Afrique subsaharienne francophone, s’en réfère à un panthéon syncrétique de figures d’autorité alternatives (parce que brisées par les tenants actuels du pouvoir) : Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Malcom X… Les jeunes Sénégalais y rajoutent des personnages comme Cheikh Ahmadou Bamba ou Lat Dior. Tous ces personnages se définissent plus ou moins par une sorte d’idéalisme dans l’engagement, de non compromission, qui les a peut-être conduit à l’échec mais qui les auréole de la stature d’héros pour cette génération qui en a marre des compromissions, des faux-semblants, des demi-mesures et des corrompus.

C’est à la suite de deux décennies de maturation culturelle, sociale et politique des générations 1990-2000 qu’émergent les mouvements de contestation actuels, au Sénégal, au Burkina, en Guinée, au Cameroun et ailleurs. Dans certains pays comme la Côte d’Ivoire, cette génération a pu profiter du trouble des évènements (les Jeunes Patriotes ont émergé comme un véritable acteur dans le contexte instable qui a suivi le coup d’Etat du général Gueï) pour arriver rapidement aux affaires, à l’instar de Guillaume Soro, Premier ministre à 35 ans.  

Il faut voir dans l’affirmation des jeunes sur la scène politique africaine les conséquences de l’intégration progressive du continent à la modernité sociale et politique. Nul doute que l’époque actuelle représente une opportunité historique pour les jeunes comme ont pu l’être les décennies 1940-1950 qui ont vu l’émergence des futurs « Pères des indépendances ». Il faut cependant se méfier d’une vision apolitique se satisfaisant d’une simple alternance générationnelle, d’un « jeunisme » béat. Etre jeune ne signifie pas être honnête, compétent, responsable, talentueux. L’exemple ivoirien est à ce titre révélateur du fait que le terme « jeunesse » ne veut pas dire grand-chose. Derrière ce mot, se cachent des réalités bien différentes. Entre le jeune de Yeumbeul au chômage dans la banlieue dakaroise et le jeune Sénégalais diplômé des grandes écoles françaises, promis à une belle carrière internationale, les perspectives et les besoins immédiats sont différents. L’enjeu à venir résidera sans doute dans la capacité des différentes composantes de cette jeunesse à s’allier autour d’idées et d’actions constructives communes, au-delà de la simple contestation.

Emmanuel Leroueil

Thiat, rappeur et porte-parole du mouvement « Y en a marre »

Notre nouveau partenaire, Njàccaar, est allé à la rencontre de Thiat du groupe de rap Keurgui, les initiateurs du mouvement « Y’en a marre ». Ce mouvement a réussi à catalyser la contestation de la jeunesse sénégalaise face aux difficultés de la vie quotidienne et des dérives du pouvoir du président Abdoulaye Wade.

Parlez-nous de la naissance du groupe KEUR GUI.

Thiat : Le groupe a été créé pendant l’année scolaire 96-97. C’était l’année scolaire où il y avait une grève générale et où nous sommes restés 3, voire 4 mois, sans pratiquement faire cours. J’ai été gréviste, je faisais partie du noyau dur. Au temps, nous faisions sortir les écoles privées. J’étais dans une école privée, j’avais rien demandé, comme ceux qui étaient dans le public. Donc, je me suis dit que c’était pas normal que nous qui étions dans le privé fassions cours tout simplement parce que nos parents avaient les moyens alors que les autres étaient sacrifiés, c’était pas juste. C’est pour ça que je faisais partie du noyau dur. Kilifa et moi, on a toujours habité le même quartier. Lui-même était gréviste et on faisait ensemble les plateformes de revendication et autres; ça nous a plus rapprochés et à un moment donné, nous nous sommes dit : « pourquoi ne pas élargir notre champ, parler à une échelle supérieure? ». On a commencé à écrire les textes, et la seule musique qui collait, c’était le rap. Voilà un peu la genèse de Keur gui !

Parlez-nous du parcours du groupe.

Thiat : Nous avons commencé en 98. Nous avons eu des problèmes avec le maire de l’époque, Abdoulaye DIACK, qui nous a fait mettre en prison, qui nous a fait tabasser, sans compter les nombreuses tentatives de corruption qui n’ont pas marché, évidemment. En 99, nous avons failli sortir notre premier album après qu’on ait gagné la "semaine de la jeunesse" à Dakar, mais l’album a été censuré : 4 morceaux ont fait l’objet d’une motion de censure, donc l’album n’a pas vu le jour. C’est seulement en 2002 que nous avons sorti notre album intitulé « Ken bouguoul » (personne n’en veut). C’était quand même un album plutôt régional qui parlait plus des problèmes de Kaolack. En 2004, nous avons sorti « Li rame » c’est l’album qui nous a vraiment lancés sur le plan national. En 2008, nous avons sorti « Nos Connes Doléances ». Et de 2008 jusqu’à ce jour, il s’est passé beaucoup de choses.

Comment s'est fait le choix de vos noms ?

Thiat : Dans les années 90, les noms des rappeurs commençaient toujours par « DJ » , « MC », avec des noms américains ou français en sus. Mais comme nous, déjà, nous étions une famille, il fallait rester dans le même contexte avec des noms qui nous parlaient et nous correspondaient, d’où le nom du groupe « Keur gui » qui signifie "la maison", Kilifa qui signifie "le chef de famille", il y avait « Taw » qui est l’aîné de la maison et « Thiat » qui est le cadet de la maison. La maison, c’est la société en miniature. Tout sort de la maison : le bon et le mauvais; c’est le monde en échelle réduite, le principe de la macro/micro.

Vous êtes les précurseurs du mouvement « Y EN A MARRE ». Quelles sont les motivations de ce mouvement et pourquoi l'avoir lancé  ?

Thiat : L'idée initiale est née d'un mécontentement après une énième coupure d'électricité, alors qu'on savait que les factures allaient être encore plus lourdes que les précédentes et qu'il faudrait les payer. Des amis journalistes, notamment Fadel Barro et Alioune Sané, nous ont dit : « Mais vous êtes trop laxistes ! Vous vous dites engagés et tout, mais il faut faire quelque chose ». Cela était d'autant plus vrai que les imams avaient déjà appelé la société sénégalaise à boycotter les factures d'électricité pour protester contre les coupures. C’est une honte de voir que même le 3e âge s’y met plus que nous, les jeunes. On s’est dit que le rap est bien un moyen de communiquer, un instrument pour conscientiser l’opinion publique, mais qu'au point où en sont les choses, le rap ne serait pas suffisant puisque tout le monde ne l’écoute pas. Donc, nos amis avaient bien raison de nous rappeler que c’est lâche, en tant que jeunes, de ne rien faire dans la situation où nous sommes. Ecrire des textes engagés, dénoncer, c’est bien ! Mais ça ne suffisait plus. Alors, nous avons longuement discuté pour pouvoir mettre en place quelque chose. Au début, nous nous sommes dit qu’il fallait lancer un slogan, mais avec un concept tout de même derrière. Nous avons commencé par « ras-le-bol », «ça suffit », « une goutte de trop » et finalement nous avons opté pour « Y EN A MARRE » car le peuple en a vraiment marre.

Quels sont les objectifs du mouvement ?

Thiat : C’est un mouvement apolitique, pacifique, qui n’a aucune appartenance politique ni religieuse, mais qui reste au milieu et qui joue le rôle de sentinelle. Nous l’avons créé le 16 janvier et lancé le 18 janvier 2011. Le mouvement catalyse des réflexions, des perspectives, et des idées que nous voulons apporter pour le développement socio-culturel et politique. Nous avons remarqué que les jeunes ne s’intéressent pas trop à la politique, ce qui est très dangereux car les affaires politiques sont les affaires de tout le monde, les affaires de tout le monde sont des affaires politiques. La politique, c’est l’art de gérer la société et de toute façon, quand on s’occupe pas de la politique, c’est elle qui s’occupe de nous. Alors, il faut que les jeunes ne se laissent pas enfermer dans les caricatures du genre « la politique, c’est l’affaires des plus âgés ». " Y en a marre ", c’est une façon de faire ce qu’on appelle l’éveil des consciences, l’éveil des masses populaires, c’est faire savoir aux jeunes que le pouvoir c’est le peuple et redonner ainsi au peuple sa voix car y en a marre de voir que plus rien n’est pour le peuple, ni fait par le peuple, alors qu’on prétend être une démocratie. La devise du Sénégal qui était « un peuple-un but-une foi » est devenue aujourd’hui « une famille-un but-s’enrichir ».

Dans notre pays, nous avons deux forces : l’élite politique et l’élite religieuse. Et, il faut le dire, ces deux élites se sont alliées contre le peuple. Il faut donc une autre force pour les contrer, une force qui appartienne à la société civile. C’est vrai que le forum social est là, mais il faut reconnaitre qu’il n’accroche pas trop. Ce sont des hommes en costard qui se permettent de parler un français académicien en oubliant que ce n’est pas à la portée de tout le monde et qu‘ils sont en Afrique.

« Yen a marre » a un discours très clair qui accroche tout simplement parce qu’il correspond aux attentes des populations : « Nous avons faim, nous voulons manger ! Nous payons cher nos factures d’électricité, donc nous voulons qu‘elle nous soit fournie dans nos foyers en quantité suffisante ! Je suis un bachelier, je suis pas orienté alors que je veux étudier ! Je suis étudiant, il me faut une chambre ! Je suis une maman, je vais au marché et mon panier est de plus en plus vide car tout est devenu cher ! Je suis un parent qui trime dur pour l’éducation de mes enfants et qui les voient toujours revenir à la maison à 9h car étant en grève, j’exige que mes enfants étudient normalement comme tous les autres enfants qui sont dans les institutions privées ! Je suis marchand ambulant, je veux avoir un endroit abrité à moi pour gagner ma vie honnêtement sans qu’on me persécute ! Je suis malade, je réclame les soins les plus élémentaires en allant à l’hôpital…» Juste des revendications légitimes ! Nous n’avons plus besoin de personnes qui sont là à jouer les grands intellectuels, qui sont là à réciter des livres ou faire de grandes citations. Le peuple est là avec ses problèmes ! Pas besoin de faire de grands discours !

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

Thiat : Depuis que le mouvement est créé, nous ne passons que par des difficultés, des interdictions de rassemblement, des intimidations. Certains nous appellent pour nous dire : « Vous voulez la guerre, vous allez voir de quel bois on se chauffe ! » Mais ce qui me choque le plus, ce sont les tentatives de corruption. J’aurais jamais pensé que des gens pouvaient être indignes au point de proposer des centaines de millions à des jeunes qui demandent juste à leur concitoyens de prendre conscience sur ce qui se passe. Je vais pas donner des noms, mais je peux t’assurer que l’argent que nous proposent ces renards, je peux te dire qu’il peut régler un certain nombre de problèmes des Sénégalais. C’est une autre preuve que ces gens-là n’ont aucune volonté de s’occuper des problèmes du peuple, ils veulent juste se la couler douce sur le dos du peuple sans se faire déranger.

Comment faites-vous pour faire face aux pressions ?

Thiat : Nous avons des convictions. Un être humain doit avant tout être intègre, digne, savoir qui il est, ce qu’il veut, où il va…Si on était achetable, Keurgui serait une histoire ancienne depuis longtemps car ce n’est pas la première fois que ces crétins essaient de nous acheter. Les intimidations, nous avons l’habitude d’en recevoir. Alors, ils perdent leur temps ! Nous avons une ligne directrice et nous allons la suivre. Nous nous sommes engagés sur un chemin et quelque soit alpha, nous allons le mener jusqu’au bout. Il y a une chose qu’ils ne comprennent pas, ce n’est pas le combat de Thiat ou de Kilifa ou de Fadel … mais celui du peuple, et le peuple n’a pas de prix, il n’est pas achetable. On ne peut monnayer le combat d’un peuple.

 

Interview réalisée par Fatou Niang Sow