Julius Malema, ou l’Afrique du Sud dans toutes ses ambiguïtés

Il y a quelques semaines, Fary Ndao ouvrait une série d’articles consacrée aux jeunes leaders politiques en Afrique par un portrait de Malick Noël Seck, militant du Parti socialiste sénégalais, et récemment exclu du parti par le secrétaire-général Ousmane Tanor Dieng pour avoir appelé publiquement à la démission de ce dernier. Un sort qui n’est pas sans rappeler celui d’un autre personnage en vue de cette nouvelle génération politique africaine : le sud-africain Julius Sello Malema.

Il se passe rarement un jour en Afrique du Sud sans qu’il fasse les gros titres de la presse, ou qu’un reportage lui soit consacré. « Juju » n’a pourtant à ce jour aucune position officielle: après quatre ans passés à la tête de la Ligue des Jeunes de l’ANC (la Youth League), Malema a été banni en avril 2012 des instances du parti pour les cinq prochaines années, au terme d’un procès interne long et controversé. Mais le franc-tireur de 31 ans représente une figure politique inédite et intrigante : en décalage avec ce que l’Afrique du Sud a produit comme pratiques politiques depuis la fin de l’apartheid, Malema est à bien des égards révélateur de l’état de son pays, et continue ainsi à défrayer quotidiennement la chronique.


« L’irrésistible tsunami Malema »

Activiste de l’ANC dès ses neuf ans, il s’engage dans les jeunesses militantes et dans l’organisation étudiante Congress of South African Students, dont il est élu président en 2001. En 2008, il accède à la tête de la Youth League, la puissante organisation des jeunes de l’ANC, terreau du renouvellement des élites politiques sud-africaines avec ses six millions de membres. C’est à partir de là que débute son ascension : d’un jovial trublion, gentiment tourné en ridicule pour son anglais parfois approximatif et pour ses faibles résultats scolaires, Malema est devenu en quelques années une figure emblématique de la vie politique sud-africaine et un véritable phénomène médiatique, jusqu’à parfois éclipser le président Jacob Zuma lui-même.
L’émergence fulgurante de Julius Malema tient à ce qu’il a réussi à s’insérer au cœur des débats nationaux les plus saillants, à savoir les questions raciales et la redistribution des richesses, en se plaçant à chaque fois en rupture avec la nomenklatura de l’ANC. En 2009, il se lance, contre l’opinion des caciques du parti, dans une campagne pour nationaliser les mines et exproprier sans compensation les grandes propriétés agricoles blanches. Un an plus tard, il est condamné pour incitation à la haine raciale après avoir fait chanter, lors d’un meeting, la chanson Dubul’ iBhunu (Shoot the Boer, « tuez le fermier blanc »). Deux échecs qui, loin de l’affaiblir, renforcent au contraire sa popularité comme homme du peuple; en à peine trois ans, « l’irrésistible tsunami Malema » (comme ses supporters se plaisent à le décrire) déferle sur l’ensemble du pays, et redonne à la Ligue des Jeunes une influence qu’elle n’avait plus connu depuis la période fondatrice des Mandela, Sisulu et Tambo dans les années 1940.


Une nouvelle figure révélatrice des divisions du pays

Ainsi, « Juju » étonne, déconcerte, fait tache au sein d’une ANC qui s’est considérablement assagie depuis qu’elle a accédé au pouvoir. Clé de son succès, il présente au public sud-africain une nouvelle figure du pouvoir. On retrouve chez Malema, né dans l’extrême pauvreté et habitué aux privations matérielles, certains des traits d’un « damné de la terre » fanonien qui, arrivé à l’âge politique, se lève en armes pour embrasser la cause du « lumpenprolétariat ». Malema est un tribun populaire (pour ne pas dire populiste), au ton radical et véhément. Son discours est animé d’un militarisme qui fait écho aux luttes anticoloniales de ses aînés. Malema n’a connu ni l’ère du nationalisme africain et des indépendances, ni même la lutte armée contre l’apartheid, mais ne se prive pas de leur emprunter leurs canons rhétoriques : il se présente comme un economic freedom fighter, un combattant pour la liberté économique, à l’image des freedom fighters anti-apartheid des années 1970 et 1980 ; il entretient des relations étroites avec le ZANU-PF de Robert Mugabe, qu’il admire ouvertement pour l’expropriation massive (et violente) des grands propriétaires blancs zimbabwéens ; et même lorsqu’il fait face à la justice, les postures guerrières font rarement défaut : ainsi lors de son procès pour incitation à la haine avait-il marqué les esprits en se présentant à la Cour entouré d’une équipe de gardes du corps armés jusqu’aux dents.

Malema cherche ainsi à se présenter comme un des derniers héritiers d’une tradition révolutionnaire qui a animé l’ANC pendant les décennies de la lutte anti-apartheid. Toutefois, il a cela d’inédit qu’il associe à cet héritage politique une acceptation complètement assumée du capitalisme-consumérisme. « Juju » a de l’argent, beaucoup d’argent, donc l’origine exacte n’est pas toujours connue, mais qu’il n’hésite pas à étaler au grand jour. Ainsi son train de vie flamboyant n’est-il plus un secret pour personne : collection de montres et de voitures de course, luxueuse villa dans le quartier chic de Sandton à Johannesburg (souvent décrit comme « le kilomètre carré le plus riche d’Afrique »), goût prononcé pour les soirées extravagantes… Malema définit ainsi une figure sociale intéressante par son ambivalence, et finalement peu courante ailleurs sur le continent : celle d’un « révolutionnaire nouveau riche », qui fait de la richesse un symbole de réussite sociale tout en prenant des accents prolétariens pour dénoncer le manque de redistribution et l’oppression des masses.

Abhorré par certains, vénéré par d’autres, Julius Malema divise l’Afrique du Sud plus que tout autre politicien : serait-il finalement le symbole d’un pays encore tourmenté ? Identifier ses supporters et ses ennemis se révèle très instructif : Malema épouse clairement les lignes de fracture sociales et raciales qui résistent encore dans l’Afrique du Sud post-apartheid. De même, le succès qu’il a rencontré ces dernières années révèle l’incapacité des partis sud-africains à créer un espace politique réellement englobant : entre une ANC de moins en moins représentative et un parti d’opposition, la DA (Democratic Alliance), encore trop associé à la population blanche, Malema a pu sans problème se faire une place et présenter une alternative aux yeux des masses déshéritées.


« I’m the one with nine lives »: quel futur pour Julius Malema ?

Désigné en 2011 comme l’un des dix jeunes Africains les plus influents par Forbes Magazine, « Juju » a toutefois connu une année 2012 plus chaotique, et son exclusion de l’ANC pose la question de son avenir politique. La période de grâce où Winnie Madikizela-Mandela le décrivait comme « le futur président de l’Afrique du Sud » semble être derrière lui, et ses chances de peser dans la vie politique sud-africaine se sont amoindries depuis qu’il est devenu la « cible à abattre » de la vieille garde de l’ANC. Exclu du parti, empêtré dans de nouvelles affaires judiciaires (il a été mis en examen fin septembre pour blanchiment d’argent et risque jusqu’à quinze ans de prison), Malema est-il politiquement fini ?

« Je suis l’homme aux neuf vies, ils ne peuvent pas m’avoir », déclarait-il récemment dans une interview. La longue grève des mineurs et la tragédie de Marikana (34 mineurs fusillés par la police le 16 août) lui ont en effet permis de retrouver le devant de la scène ces dernières semaines. Malema n’a pas manqué de pointer du doigt l’ANC et Jacob Zuma pour leur gestion calamiteuse de la période post-Marikana. Jour après jour, on l’a vu arpenter les mines d’or et de platine du nord-ouest de Johannesburg, prononcer des discours toujours plus enflammés contre le grand capital blanc et la trahison néolibérale de l’ANC, appeler de manière grandiloquente à la démission du président et, partout, recevoir les applaudissements nourris des mineurs et de leur entourage.

Dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, les 20% les plus pauvres de la population ne possèdent que 1,4% de la richesse nationale ; Malema ne se situe certainement pas dans cette catégorie, mais la seule statistique continue de faire ses beaux jours. Néanmoins, si à l’heure actuelle il est probablement too big to fail, trop important médiatiquement pour disparaître du jeu politique sud-africain, Malema se trouve face à un casse-tête, et il ne pourra compter sur les journalistes pour ranimer indéfiniment son cadavre politique. Malema, autrefois le plus fidèle soutien de Zuma dans sa lutte pour la présidence, est aujourd’hui devenu son pire ennemi, et ce renversement soudain n’est pas un gage de crédibilité lorsqu’il s’agit de construire des alliances avec d’autres poids lourds de l’ANC. Il ne dispose aujourd’hui d’aucun capital politique, et n’apparaît pas en mesure de créer son propre appareil partisan pour faire concurrence à cette machine à gagner qu’est l’ANC; à l’inverse, miser sur la défaite de Zuma pour être « réhabilité » à la tête de la Youth League est un pari risqué alors que celui-ci s’apprête à être reconduit à la tête du parti pour quatre années supplémentaires. L’ostracisme dont il est actuellement victime pourrait donc bien durer. Faute d’appartenir à une organisation ou un mouvement, Malema n’est rien d’autre qu’un agitateur public, et bien que sa voix soit pour l’instant largement écoutée, rien n’assure qu’elle le restera à l’avenir.

L’étoile montante de la politique sud-africaine verra donc peut-être sa trajectoire interrompue en plein vol. De manière plus inquiétante, c’est la trajectoire politique de tout un pays que le personnage de Julius Malema interroge : qu’on reconnaisse en lui un Robin des Bois champion des pauvres ou un dangereux démagogue prêt à plonger le pays dans le chaos, il est en tout cas révélateur d’une Afrique du Sud fracturée et d’un espace politique partisan en perte de légitimité. 

Vincent Rouget