Mais où sont passées les oppositions ?

Les sociétés du continent africain sont traversées par une vague de contestation vis-à-vis des autorités qui les dirigent d’une ampleur historique. En Afrique du Nord, des pouvoirs autoritaires, corrompus et sclérosés ont été remis en cause et renversés (Tunisie, Egypte partiellement) par des soulèvements populaires. La Lybie continue à être le théâtre d’une telle contestation et, dans des contextes différents, l’Algérie et le Maroc n’échappent par à la règle. L’onde de choc de ce mouvement populaire de rébellion s’est étendue à l’Afrique subsaharienne, qui connait en cette année 2011 une série d’élections qui auraient dû canaliser cette contestation. Les processus électoraux de la Guinée Conakry ou de la Côte d’Ivoire ont cristallisé des revendications politiques vieilles de plusieurs décennies qui ont enfin trouvé à s’exprimer, mais de manière violente, surtout en Côte d’Ivoire. Au Nigeria, le processus électoral n’a pas permis de réconcilier les élites et la jeunesse urbaine pauvre, le scrutin opposant un cacique du parti au pouvoir incarnant tous les travers de la démocratie nigériane à un ancien putschiste. Conséquence : les élections nigérianes ont de nouveau été entachées de violences et de tueries. D’autres scrutins, moins médiatisés, ont avalisé sans trop de remous la perpétuation du pouvoir en place (Centrafrique, Tchad, Djibouti).

Mais au-delà des résultats de ces différentes élections, le constat s’impose d’un « réveil » de la contestation. Après des décennies de passivité, les peuples d’Afrique semblent vouloir briser les chaînes de leur soumission aux pouvoirs tutélaires qui les dirigent depuis trop longtemps, sans apporter de réponses à leurs problèmes quotidiens et à leurs aspirations les plus légitimes. Cette contestation recouvre aussi une brisure générationnelle entre la majorité de la population, jeune, urbaine ou péri-urbaine, éduquée, pauvre, sans perspective d’avenir, face aux mêmes dirigeants qui, pour certains, étaient déjà au pouvoir au moment de la naissance de plus de la moitié de la population du pays. La figure de l’autorité du chef en pâtit forcément, et c’est parfois tout le lien social intergénérationnel qui semble se déliter, remettant en cause des principes culturels africains multiséculaires.
Les jeunes en ont marre et le font savoir. Ils manifestent, se rebellent, bloquent les routes et caillassent les voitures, s’en prennent aux symboles de l’Etat illégitime. Les mêmes causes structurelles de ce mécontentement se retrouvent dans la quasi-totalité des pays subsahariens. Pourtant, mis à part quelques cas (Burkina Faso, Ouganda, Cameroun et Sénégal de manière sporadique, Madagascar il y a peu), la cocotte bout mais ne siffle pas. Que manque-t-il à l’Afrique pour se débarrasser au plus vite de ses pouvoirs les plus caricaturaux qui l’handicapent dans son développement ? Une étincelle comme à Sidi Bouzid ? Ou des forces d’opposition crédibles qui puisse canaliser la révolte en quelque chose de constructif ?

C’est en effet sans doute la principale caractéristique des révoltes de 2011 : leur absence de leader, leur développement en dehors des structures traditionnelles du politique. Ce ne sont pas les mouvements de l’opposition qui ont amené les jeunes dans la rue, ce sont les jeunes qui ont poussé les opposants aux régimes à venir attraper le train de la révolte en marche. Cela a été le cas en Afrique du Nord. C’est encore plus le cas en Afrique subsaharienne, notamment dans un pays comme le Burkina Faso. Les opposants y sont presque aussi décrédibilisés et éloignés des manifestants que les membres du pouvoir en place. Et ce scénario se répète dans nombre d’autres pays comme le Cameroun, le Gabon, le Bénin, avec des opposants historiques au pouvoir en place qui partagent pour l’essentiel le même logiciel clientéliste d’organisation militante, les mêmes principes de l’exercice du pouvoir, bref, les mêmes travers. Seule la clientèle change.
Ce ne sont pas ces opposants qui réussiront à mobiliser les masses de jeunes et de moins jeunes qui renverseront les pouvoirs qui refusent de quitter la scène. La nature ayant horreur du vide, notre époque commence pourtant déjà à produire cette nouvelle génération d’opposants. Non pas des parrains qui distribuent des prébendes à leur clientèle en vilipendant le parrain au pouvoir, mais des leaders d’opinion qui n’ont pas peur du rapport de force, de prendre des coups, de mobiliser la rue et de gagner le soutien de l'opinion publique sur des revendications concrètes. C’est dans ce sillon que s’engage Kizza Besigye, principal opposant à Museveni en Ouganda qui, après avoir perdu des élections jugées truquées, a maintenu la pression en organisant des marches de protestation, réprimées par le pouvoir. La violence de l’Etat et le courage de l’opposant commencent à sortir les Ougandais de leur torpeur politique, et le mouvement de protestation gagne en ampleur, malgré les risques.
La génération Fesci, du nom de ce syndicat étudiant dont sont issus Guillaume Soro et Charles Blé Goudé en Côte d’Ivoire, est un autre exemple, sur le modèle violent et condamnable, de ce que peut devenir la nouvelle génération d’opposants face à un système sclérosé de barons qui n’intègrent pas les nouveaux venus. Ces derniers, pour se faire une place au soleil, sont amenés à privilégier des stratégies rapides et violentes de contestation du pouvoir aux effets délétères pour l’ensemble de la société. Les sans-grades décident alors de se saisir par la force des biens détournés et des positions de prestige qu’occupent indéfiniment les caciques du pouvoir. C’est un scénario qu’il n’est pas impossible de retrouver bientôt dans beaucoup de pays africains. Un scénario noir puisqu’il privilégie le côté destructeur sur le côté constructeur de la contestation. La fracture générationnelle ne se trouve pas résorbée, une élite de jeunes loups venant juste remplacer une élite de vieux lions, le reste de la population ne voyant pas sa situation changée, ou si peu.

Au-delà des stratégies d’action militante, l’absence des oppositions signe également la défaite de la pensée politique en Afrique. Les grandes idéologies sont pareillement décriées et décrédibilisées. Elles ont peu ou pas d’écho chez les jeunes générations. Aucun autre courant de pensée politique endogène à l'Afrique ne semble rattacher entre eux dans une commune grille de lecture les opposants et leurs militants dans une marche à suivre claire. Il est à ce titre révélateur qu'au Sénégal, par exemple, l'un des mouvements les plus dynamiques auprès des jeunes générations, qui leur offre une grille de lecture du monde et un code d'action, soit un mouvement religieux, branche du mouridisme. Les conversions massives de "born again" dans l'Afrique chrétienne participent de ce même mouvement de dépolitisation des jeunes générations. Le renouveau de la contestation politique devra donc aussi passer par un renouveau de la pensée politique. Tel est le prix à payer pour réenchanter l'Afrique.

Emmanuel Leroueil