Jeux de pouvoir et transition en Ethiopie : qu’attendre de Hailemariam Desalegn ?

Un mois après le décès de son Premier ministre Meles Zenawi, l’Ethiopie a conclu à la fin de semaine dernière la période de deuil et de transition en investissant officiellement Hailemariam Desalegn pour le remplacer à la tête du gouvernement.

Meles Zenawi : un héritage ambivalent

L’émoi qui s’est emparé du pays après l’annonce de son décès le 20 août (des suites d’une maladie non révélée au public) et la foule massive qui a assisté aux funérailles du défunt le 3 septembre témoignent de la place particulière qu’occupait Meles Zenawi dans la vie éthiopienne. Résolument volontariste, impitoyablement répressif, il laisse derrière lui un héritage ambivalent. Pour beaucoup d’observateurs, Meles restera dans l’histoire africaine comme une personnalité visionnaire, respectée par ses pairs pour son charisme et son intelligence, et qui aura mis son énergie au service du développement national, de la stabilisation de la Corne de l’Afrique et de l’unité africaine. La deuxième facette de Meles est pourtant plus sombre : celle d’un despote sans merci, dirigeant son pays d’une main de fer, implacable avec ses opposants politiques, dont la plupart ont été « neutralisés » à coup de lois anti-terroristes. Depuis sa prise de pouvoir par les armes en 1991, c’est tout le jeu politique éthiopien qui s’était organisé autour de sa propre personne, et sa mort crée donc un vide politique indubitable à Addis-Abeba.
Si le régime a paré au plus pressé en nommant Hailemariam Desalegn, jusqu’ici vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, la période qui s’ouvre suscite bien des interrogations, ne serait-ce que pour le caractère pacifique de la transition – une première dans l’histoire moderne de l’Ethiopie. La mort de Meles Zenawi menace-t-elle la stabilité du pays et, au-delà, de la Corne de l’Afrique ? Pour certains, Meles est parvenu durant ses vingt années au pouvoir à construire un système institutionnel suffisamment solide pour qu’il survive à sa propre disparition : la nomination de Desalegn ne serait finalement qu’un évènement symbolique, d’une portée mineure. Mais l’importance régionale de l’Ethiopie mérite tout de même qu’on prenne le temps d’envisager toutes les implications de cette transition ; et ce d’autant plus que le secret et les rumeurs qui ont entouré ces derniers mois la santé déclinante de Meles Zenawi ont révélé une certaine nervosité du régime éthiopien vis-à-vis des questions de succession.


La formation par les armes d’une élite tigréenne

C’est par les armes que Meles Zenawi est arrivé au pouvoir en 1991, en remplacement de l’autoritaire colonel Mengistu Haile Mariam. La guérilla du Front de Libération des Peuples du Tigré (TPLF) avait une forte connotation régionaliste : Meles, son entourage et ses troupes armées venaient principalement du Tigré, cette région du nord frontalière de l’Erythrée. Après la prise d’Addis-Abeba, les cadres de la rébellion ont établi leur domination sur l’appareil étatique éthiopien, et sont ainsi devenus la nouvelle élite politique, économique et militaire du pays. Afin d’asseoir leur légitimité dans une Ethiopie traversée par de multiples fractures identitaires, les Tigréens ont ensuite coopté d’autres élites régionales au sein d’une plus large coalition, l’EPRDF (Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien), devenu un parti unique de facto depuis 1991.
Ces élites cooptées ne jouaient jusqu’alors qu’un rôle mineur dans un régime dominé de manière écrasante par les Tigréens. Pour cette raison, le passage de pouvoir de Zenawi à Desalegn est en soi un évènement : le nouveau Premier ministre éthiopien appartient à l’ethnie Wolayta, originaire du sud du pays. Il n’est pas chrétien orthodoxe (religion majoritaire dans le Tigré), mais protestant. Et surtout, il n’a pas participé à la lutte armée des années 1980 contre Mengistu. Pas plus d’ailleurs que son nouveau vice-premier ministre, Demeke Mekonnen, quant à lui musulman. C’est donc un couple exécutif inédit, apparemment en rupture avec la domination des élites tigréennes, qui s’installe à la tête de l’Ethiopie. On peut identifier trois scénarios potentiels quant à l’évolution du régime éthiopien.


Les trois scénarios de la transition éthiopienne

La base militante du TPLF a témoigné quelques réticences envers ces nominations, et préférait probablement à Desalegn la veuve de Meles Zenawi, Azeb Mesfin. Mais la mort de Meles est peut-être arrivée trop prématurément pour qu’il ait pu préparer sa succession au profit de son épouse, et Mesfin va maintenant devoir s’affirmer de façon autonome sur la scène politique. Plus largement, les Tigréens, privés de leur leader naturel, peuvent-ils encore gouverner le pays ? On tient là le premier scénario de la transition éthiopienne : celui d’un affaiblissement progressif du contrôle des nordistes du Tigré sur le pays et d’un rééquilibrage de la vie politique au profit d’autres régions et groupes ethniques.
Mais cette rupture est-elle bien réelle ? Ne cache-t-elle pas une évolution moins optimiste, à savoir la mise sous tutelle du pouvoir officiel par des réseaux politiques et militaires informels ? Car la personnalité d’Hailemariam Desalegn tranche à bien des égards avec celle de Meles Zenawi : ingénieur de profession, l’homme est présenté comme un technocrate discret et consensuel, plutôt novice en politique, et on peine ainsi à croire qu’il aura autant de poigne que son prédécesseur pour gouverner le deuxième plus grand pays d’Afrique. Aussi bien des observateurs ne voient-ils en ce nouveau Premier ministre qu’un pion mis en place par les « faiseurs de rois » de l’élite tigréenne, une marionnette aisément manipulable par ces hommes influents du régime agissant dans l’ombre. Desalegn serait ainsi aux caciques du parti ce que Medvedev a été à Poutine pendant quatre années en Russie. Avec ce deuxième scénario post-Meles Zenawi, on verrait donc l’établissement d’une dynamique de pouvoir à deux niveaux, entre ombre et lumière. La fonction officielle perdrait ainsi de sa valeur, et transition deviendrait synonyme de désinstitutionnalisation.
Pour l’instant, les premiers pas de Desalegn semblent plutôt abonder dans ce sens. Il s’est d’emblée inscrit dans la lignée de son mentor, à qui il doit d’ailleurs son ascension politique : « nous nous efforcerons de poursuivre sa vision de transformer le pays, sans renier aucune partie de son héritage », a-t-il ainsi déclaré lors de la cérémonie d’investiture le 21 septembre. Mais à terme, on pourrait voir se développer un troisième scénario, au potentiel conflictuel beaucoup plus élevé que les deux précédents : celui d’un homme qui, enhardi par sa position, chercherait à se défaire du carcan tigréen et à affirmer le pouvoir de son institution contre la volonté du TPLF. Quelle autorité Desalegn pourra-t-il tirer de son rang officiel, et du simple fait d’occuper le devant de la scène ? Il est difficile de l’estimer ; mais dans tous les cas, une telle évolution aurait probablement des conséquences déstabilisatrices à l’intérieur de l’Ethiopie : éclatement de la coalition gouvernante, montée du factionnalisme, mise en exergue des rivalités régionales et ethniques… Dans une telle situation, le danger d’une prise en main du régime par les militaires (encore influents dans la vie politique éthiopienne) ne serait pas à exclure.
Si le troisième scénario présenté n’est encore qu’hypothétique, il doit être considéré attentivement, car des précédents existent. Ainsi certains observateurs ont-ils préféré à l’analogie Poutine/Medvedev l’exemple de Daniel Arap Moi, président kenyan de 1979 à 2002. Membre de la minorité Kalenjin, Arap Moi avait grandi dans l’ombre de son illustre prédécesseur Jomo Kenyatta, et lorsqu’il prit les rênes du pays en 1979, rares étaient ceux qui lui prédisaient un avenir politique dans un pays outrageusement dominé par l’élite kikuyu. Finalement, ce n’est que vingt-trois ans plus tard qu’Arap Moi dût quitter la présidence, après un règne quasi-impérial… Hailemariam Desalegn souhaitera-t-il, et parviendra-t-il à s’engager dans cette voie ?


Les conséquences sur le plan international

Enfin, la transition éthiopienne suscite aussi des interrogations sur le plan international. Meles Zenawi avait indiscutablement un don pour la diplomatie, qu’il a su employer à l’avantage de son pays. Son engagement volontaire aux côtés des Etats-Unis dans la lutte anti-terroriste vaut à l’Ethiopie d’être un des pays favoris des donateurs occidentaux (Addis-Abeba a reçu 6,2 milliards de dollars d’aide américaine au cours des dix dernières années) ; les liens personnels qu’il avait tissés avec les dirigeants du Soudan et du Sud-Soudan lui donnaient aussi un rôle important dans la résolution du conflit entre les deux pays. Desalegn a, à son avantage, une bonne connaissance des dossiers internationaux, puisqu’il a dirigé la diplomatie éthiopienne depuis deux ans. L’engagement de troupes éthiopiennes dans les opérations de paix régionales n’est a priori pas menacé ; mais les talents personnels et le leadership de Meles seront quant à eux difficiles à imiter. De plus, si les Etats-Unis ont pour l’instant apporté leur soutien au nouveau Premier ministre, peut-être adopteront-ils désormais une attitude plus exigeante vis-à-vis d’un régime autoritaire, qui s’est nettement crispé au cours des dernières années.

Investi jusqu’aux prochaines élections générales de 2015, Hailemariam Desalegn va donc gouverner l’Ethiopie pendant trois ans ; trois années, après un changement de pouvoir inédit, qui détermineront largement l’évolution du pays. A n’en pas douter, il sera attendu au tournant.


Vincent Rouget

Meles Zenawi : un visionnaire implacable

Si parfois il usa de la répression et restreint les libertés publiques, Meles Zenawi était un leader brillant et déterminé, et il se passera sûrement de longues années avant que l’Ethiopie et la Corne de l’Afrique ne voient monter au créneau un leader de sa trempe. Meles Zenawi, Premier Ministre défunt de la nation Ethiopienne, manquera beaucoup à son pays dont la croissance démographique fulgurante (85 millions aujourd’hui et probablement 120 millions en 2025) représente autant un enjeu qu’une promesse pour le futur. Meles était l’un des chefs de gouvernement les plus intelligents d’Afrique Subsaharienne. Contrairement à la plupart de ses confrères, il avait une vision claire et à long-terme du chemin que l’Ethiopie devrait suivre pour surmonter les défis de la pauvreté et du faible niveau d’éducation.

Meles savait aussi que l’Ethiopie n’était pas encore un Etat-nation, mais seulement un regroupement de peuples unis successivement par la monarchie Amharique, le despotisme des communistes Amhariques et désormais conquis par Meles lui-même et sa communauté du Tigré. A cause de la multitude de ses peuples et religions, l’Ethiopie courait toujours le risque de voir s’affirmer des mouvements séparatistes. Meles comprit très tôt qu’il avait pour mission de travailler à la centralisation de l’autorité politique, au moyen même de la répression des dissidents, cela tout en réformant le secteur éducatif et en dynamisant l’économie nationale afin d’assurer la pérennité de son projet.

Ainsi, c’est stratégiquement qu’il accueillit et fit l’éloge des investissements venant de la Chine. Il fit appel aux géants du BTP chinois pour construire des barrages géants sur la rivière Omo, faisait fi de l’opposition ferme que manifestèrent les populations locales et de la communauté internationale, inquiétés par les risques environnementaux. Conscient des manques criants au niveau de l’approvisionnement en énergie, il était aussi déterminé à interrompre le cours du Nil avec un « Grand Barrage de la Renaissance », cela malgré les troubles que cette idée suscitait en Egypte et au Soudan. Depuis son décès, il n’est pas encore su si ces prédécesseurs comptent poursuivre le projet.

L'après Mélès

Sans Meles et son dynamisme, le « Grand Barrage de la Renaissance » et nombre d’autres projets risquent d’être abandonnés à cause d’un manque de fonds ou de vision. En outre, personne sauf Meles n’aurait pu répondre avec tant d’efficacité quand les Etats-Unis et l’ONU demandèrent le support de troupes afin d’éviter le risque d’accrochages entre le Soudan et le Sud Soudan. Les troupes éthiopiennes jouent aussi un rôle essentiel dans la lutte contre les terroristes d’Al-Shabab en Somalie, notamment en 2006 et 2007, quand celles-ci intervinrent à la demande des Etats-Unis. Il faudra un homme fort après Meles, et aussi motivé que lui pour conserver la paix dans Corne de l’Afrique, sans quoi les militants d’Al-Shabab ou leurs antagonistes en Erythrée pourraient prendre confiance et relancer leurs offensives.

Sur la scène politique nationale, la disparition de Meles pourrait bien faciliter l’émergence d’une scène démocratique ouverte, longtemps restreinte par Meles, qui notamment trafiqua deux élections et réprima durement ses opposants et les non-Tigréens qui refusaient la ligne politique officielle. Mais cette possibilité pourrait être réduite à néant par les généraux Tigréens qui supportèrent Meles contre les Amhara marxistes avant 1991 si ces derniers assistent à une dissipation de leur influence. Il se pourrait aussi que les successeurs au poste de Premier Ministre s’opposent à l’expression des intérêts des Oromo, Somali ou des musulmans qui aspirant à être entendus dans l’Ethiopie post-Meles.

Un autocrate intelligent

l y a quelques années de cela, j’eus une conversation de plusieurs heures avec Meles, dans son bureau à la maison d’Etat où il me parut beaucoup plus accessible que les autres autocrates d’Afrique que j’avais interviewé auparavant. Il répondait avec aplomb aux questions hostiles que je lui posais. Il tenta par exemple de rationaliser la falsification des élections générales de 2005 ainsi que l’emprisonnement de presque tous ses opposants. Sa communication était beaucoup plus efficace que celle de ses paires autocrates.  

Meles comprenait aussi que quelqu’un comme moi avait un intérêt justifié pour certaines infractions terribles qu’il avait fait à son peuple et à ceux qui croyaient dans le processus démocratique. Pourtant il ne s'irrita pas, et n’interrompit pas non plus la discussion. Il n’essaya pas non plus, – ainsi que d’autres auraient pu le faire – de rediriger la discussion sur ses succès incontestés, comme la croissance économique accélérée de l’Ethiopie. Au contraire, il tenta, avec succès d’ailleurs, de m’impressionner par son intelligence, sa capacité à diriger, son alerte permanente face aux forces menaçant la paix dans la Corne de l’Afrique et son positionnement habile entre la Chine et les Etats-Unis au service de son régime et de son pays.

Beaucoup d’eau coulera sous les ponts avant qu’il ne naisse un autre Meles.

Robert Rotberg, Président émerite de la World Peace Foundation.

Article initialement paru chez notre partenaire Think Africa Press

Traduction pour Terangaweb par Babacar Seck