L'ONG américaine Invisible Children a secoué la planète, la semaine dernière avec la publication de la vidéo Kony 2012 (http://www.youtube.com/watch?v=Y4MnpzG5Sqc ) appelant à l'arrestation du leader la LRA (Armée de Résistance du Seigneur), l'ougandais Joseph Kony, dont les troupes sont accusées d'avoir enlevé et formé 66.000 enfants-soldats en Ouganda et dans les pays voisins, occasionné le déplacement de près de 2000.000 de personnes et commis d’innombrables autres atrocités au cours des vingt-cinq dernières années.
Cette vidéo d’une trentaine de minutes a été visionnée – et c'est le record absolu dans cette catégorie – plus de 75 millions de fois en moins d’une semaine. Elle constitue moins un plaidoyer, qu’une requête claire et incessamment répétée : il faut mettre un terme à la cavale meurtrière de Kony. Aux témoignages des victimes de Kony – dont celui poignant de Jacob, jeune Ougandais rescapé des hordes de la LRA et devenu (malgré lui ?) le symbole de cette souffrance – s’ajoutent des interviews de personnalités importantes (CPI, classe politique ougandaise, hauts responsables occidentaux, etc.), des extraits de conférences, meetings et manifestations organisés par Invisible Children. Mais une grande portion de cette vidéo est dédiée à l’aventure personnelle du réalisateur : son combat.
Le temps consacré au retour sur le choc personnel qu’a été, pour lui, la découverte des souffrances infligées aux victimes de la LRA et qui mena à son engagement associatif, ou aux témoignages des rescapés et des militants est relativement bref, sinon objectivement, du moins pour le spectateur, comparé aux longues minutes où l’on voit l’enfant du documentariste exposer qu’il faut, oui, définitivement, mettre un terme aux agissements de Kony. Comme si le témoignage des victimes n’était pas suffisant. Il fallait une figure innocente et attachante. On repense bizarrement à une publicité en vogue pour Google.
La bouche après le cœur et avant la tête : il s’agit de rendre Joseph Kony « célèbre », tristement ou non, mais célèbre. De la même façon que Saddam Hussein ou Ben Laden l’ont été. Mettre un visage et un nom sur les crimes commis dans une région obscure d’un continent virtuellement absent des radars de la politique américaine. La vidéo contient d’assez ennuyeux extraits de rencontres entre représentants de l’association et responsables du gouvernement américain qui benoitement expliquent que l’Ouganda et Kony ne menacent pas directement la sécurité nationale et les intérêts stratégiques de l’Amérique. Que cette annonce, somme toute banale – nul besoin d’une licence en géopolitique pour savoir que Kampala n’est pas Téhéran – choque les représentants de Invisible Children est compréhensible. Qu’elle les mène à agir est louable. Qu’elle les surprenne est inquiétant. La frontière est mince entre idéalisme et ingénuité, entre engagement et naïveté. Le raisonnement est circulaire et bancal : Joseph Kony commet des crimes abominables depuis des décennies ; Joseph Kony n’est toujours pas arrêté pour des actions qui ailleurs auraient provoqué un tonnerre de réactions musclées et décisives (l’allusion, l’amère allusion en début de vidéo : «un camp pareil ? Aux USA ? ça aurait fait le Une de Newsweek ») ; si Joseph Kony n’est pas arrêté, c’est parce que personne (parmi ceux qui comptent) n’est au courant ; il faut parler de Joseph Kony, en faire parler, le faire connaître ; Joseph Kony connu sera identifié comme ennemi public ; l’ennemi public est arrêté ; son arrestation restaure le calme à Gotham City. Parlez ! Faites parler de Joseph Kony ! Faites arrêter Joseph Kony ! C'est naïf et brouillon.
Mais, et c'est l'essentiel, si naïveté il y a, cette naïveté n’est pas exclusive à Invisible Children. La réaction de Luis Moreno Ocampo, procureur de la CPI telle qu’elle apparaît dans la vidéo est atterante : « arrêtez-le et ça… réglera tous les problèmes » Vraiment ? Cette approche d’amateur et de pieds nickelés à la résolution des conflits armés et des crises est stupide. Mais, à la réflexion, on la retrouve dans le mandat d’arrêt lancé contre Omar ElBéchir (arrêtez-le, ça règlera tous les problèmes), l’assassinat de Khadafi ou l’exécution de Saddam Hussein. On la retrouve de l’autre côté dans l’emprisonnement de Mandela ou, si l’on veut la crucifixion d’un hérétique juif sur le mont Golgotha. L’idée qu’il suffit de mettre un terme aux agissements d’une seule personne pour résoudre toutes les difficultés peut avoir son importance dans les phases de naissance ou au crépuscule de certains mouvements. La question qui reste en suspens et à laquelle les contempteurs de Kony2012 n'osent pas répondre, parce que leur réponse serait impudique est pour tant simple : faut-il oui ou non arrêter Joseph Kony?
L'hypothèse généreuse est qu'arrêter Joseph Kony en 2012, ne mettra pas un terme aux exactions commises par la LRA. Tsahal et les Forces Armées Colombiennes ont montré qu’on pouvait affaiblir momentanément des guérillas en atteignant leurs leaders, sans pour autant les détruire. Joseph Kony aujourd’hui n’est plus le « chef mystique » des années 80. C’est un homme qui dirige, comme il peut, un conglomérat de forces disparates, sauvagement meurtrières certes mais opérant avec une assez grande autonomie; une autre possibilité est que son arrestation rende ces bandes encore moins contrôlables et plus violentes. Elles ont déjà commencé à errer jusqu'au Sud Soudan. Pourtant ce n'est pas l'angle sous lequel cette campagne a été le plus souvent attaquée.
Il y eut d'abord les insinuations sur les finances et le fonctionnement de l'association. Puis les allusions à l'ignorance de ses responsables : diable, ils ne se sont pas rendus compte que Kony n'est plus en Ouganda mais se déplace dans les pays voisins. Et l'argument massue : voici la résurrection du fardeau de l'homme blanc. Vraiment? Faut-il arrêter Joseph Kony? Si non, que fait-il en tête de la liste de la CPI? A demi-mots, il se murmure maintenant que, même si l’on considère que pour le symbole et parce que son arrestation pourrait sérieusement déstabiliser la LRA, il est nécessaire d'arrêter Joseph Kony, penser qu’il est possible d’y arriver par une mobilisation des consciences et des cœurs, à travers Twitter, Youtube et Facebook est abscons. Le Buzz avant les bombes, les tags avant la mitraille : rêveries d'adolescents. Vraiment?
Là où la campagne d'Invisible Children met la société américaine – et au-delà de celle-ci, la communauté dite internationale – en face de ces contradictions c'est dans cette naïveté là, cette innocence. Le buzz provoqué par Kony2012 est la version condensée du long pilonnage médiatique qui a précédé l'intervention américaine en Irak. Celui-ci a été accepté, celle-là indigne soudainement. Parce qu'elle ne laisse pas d'échappatoire : elle est efficace parce qu'elle est impitoyable. Lorsqu'on est agacé par l'indifférence générale face à la famine en Afrique de l'Est, comment se plaindre que de jeunes gens se mobilisent contre un seigneur de guerre? Si personne n'est près à s'engager POUR les victimes, autant essayer de les faire s'engager CONTRE les bourreaux.
Lorsque le président américain Barack Obama décida d'envoyer une centaine d'instructeurs militaires en Ouganda pour aider à la traque de la LRA, John McCain s'opposa à l'initiative : il ne faut pas s'embourber dans une guerre africaine. Rush Limbaugh pensa même, dans un premier temps, que le "musulman" Obama envoyait l'Amérique aux trousses d'un défenseur des chrétiens. Quand ces mêmes gens vous disent qu'il faut bombarder l'Iran et intervenir en Syrie, la question à se poser n'est pas tant de savoir si la campagne d'Invisible Children est de l'auto-promotion, vient trop tard ou pêche par innocence. La question importante est la suivante : les victimes de Kony ont-elles moins d'importance que celles d'Al-Assad ou de Saddam Hussein? C'est parce qu'elle nous oblige à nous poser cette question que la Campagne Kony2012, malgré toutes ses imperfections, est impardonnable.
Joël Té-Léssia