Genèse des viols de masse en RDC

Cette analyse est le fruit de la lecture du récit de Joseph Mwantuali, tiré de l'histoire vraie de Coco Ramazani, une femme congolaise rescapée du conflit qui ensanglante l'Est de la RDC depuis bientôt 20 ans.
 
 

CocoRamazani4L’universitaire Joseph Mwantuali était en quête de données sur les  violences auxquelles les femmes de l’est de RDC doivent faire face depuis la première rébellion qui a suivi la chute de Mobutu. C'est au détour d’un échange dans une famille congolaise, qu'il fait la connaissance de Coco Ramazani. Réfugiée aux Etats-Unis, cette femme congolaise est porteuse du VIH et elle passe par plusieurs tentatives de suicide. Elle a fui l’Est de la RDC et Mwantuali va progressivement recueillir son témoignage qu'il va d'une main de maestro retranscrire.

Il s’agit donc d’un récit, d’une histoire vraie, un parcours quelque part dans le far east congolais. Avant de présenter ce texte, j’aimerais tout d’abord saluer l’écriture de Joseph Mwantuali. Il réussit la prouesse de proposer un texte maîtrisé, avec une plume d’une extrême qualité, sans fioriture sur le plan du style, totalement au service de la narration de Coco Ramazani. Cet effacement de l’intermédiaire, du porte-voix au service de la victime est remarquable et je tenais à le souligner.

Du point de vue de sa structure, ce texte pourrait être découpé en trois parties : Le contexte familial et social nébuleux dans le contexte qui précède la chute de Mobutu, son vécu au coeur d'un mouvement rebelle (RCD) – La vie après la guerre en exil. Le tout n'est pas forcément chronologique.

La vie avant l'occupation rwandaise et ougandaise

La première partie du récit de Coco Ramazani porte le témoignage de son enfance. Celle d’une enfant a perdu sa mère très tôt. En une quinzaine d’années, c’est plusieurs environnements qu’elle va côtoyer étant parfois soumise à la misère la plus profonde où le système « D » (Débrouillez-vous pour vivre) est insuffisant pour traduire ce contexte hostile. Fille menue, chaque fois que Coco Ramazani débarque chez une de ses sœurs, c'est pour les tâches domestiques, pour prendre soin des rejetons de ses soeurs, elle est la bonne à tout faire en incapacité de partager ses challenges personnels, les premières prédations masculines.

Joseph E. Mwantuali – source Présence Africaine

C'est aussi le propos d’une femme qui exècre profondément son père pour avoir livré sa très large progéniture (22 enfants, pour 5 épouses) à la misère la plus profonde. Un père disparu très tôt dans un accident de circulation. Et une famille paternelle qui laisse la charge des enfants en bas âge aux aîné(e)s tout en s’appropriant tous les biens matériels récupérables du défunt. La légendaire solidarité africaine…

Cette première phase est particulièrement instructive et elle ressemble aux descriptions qu’un Jean Bofane ferait de la vie des petites gens à Kinshasa dans  son fameux roman Mathématiques congolaises. Elle explique aussi certains choix incompréhensibles que fera Coco Ramazani plus tard. Un point dominant de cette période qui se termine avec l’arrivée des troupes Rwandaises à Bukavu, est l’harcèlement sexuel dont elle – adolescente pré-pubère – va faire l’objet par un pasteur évangélique pédophile. La solitude de l’orpheline, les mauvais traitements, une forme de reconnaissance vont enfermer la jeune femme dans cette relation perverse. Les figures masculines sont donc mises à mal à juste titre. Entre le père qui se reproduit à satiété, le frère aîné qui refuse d’assumer l’héritage paternel fait d’une ribambelle de bouches trop nombreuses à nourrir, le pasteur prédateur sexuel, des enseignants qui exercent un droit de cuissage sans vergogne et ni retenue, l’homme décrit tout au long de cette première phase dite pacifiée est déjà en guerre contre la gente féminine…

Une femme dans le mouvement du RCD : le viol comme arme de travail

Le problème que pose ce récit est illustré par la violence organisée au sein même du RCD (Rassemblement Congolais pour la Démocratie). Nous sommes là, c'est ma lecture, dans la genèse des viols de masse en RDC. Pour rappel, ce mouvement politique qui va connaître deux mouvances, à savoir celle de Goma (pro-rwandaise) et celle de Kisangani (pro-ougandaise) est un produit de la deuxième invasion que va connaître la RDC. Un mouvement politique avec des pantins congolais à sa tête pour servir de caution sinon de couverture à une exploitation des ressources assaillants étrangers qui ne retombent dans la première erreur de partir jusqu’à Kinshasa.

Coco Ramazani, secrétaire, agent administratif, n’a pas de protecteur attitré au sein de ce mouvement qu'elle a intégré après une ou deux années universitaires. A plusieurs reprises, elle fait l’objet de viols par les dirigeants de ce parti qui a la prétention de diriger ce pays. Naturellement, n’importe quel lecteur phallocrate objectera en soulignant "pourquoi reste-t-elle dans le mouvement ?". Et je pense que c’est tout l’intérêt de ce récit que je ne peux dévoiler complètement. Le contexte de la guerre fait que la jeune femme n’a que très peu de marge de manœuvre lorsqu’elle se retrouve à Kisangani, loin de sa famille, sans ressource dans un mouvement qui prend bien soin de ne pas rémunérer ses employés, les livrant à la merci des responsables. Parler de genèse de viol de masse peut paraître excessif, et ce n'est pas le propos de Mwantuali. 

Là où l’ouvrage devient très pertinent, c’est dans le partage de la petite femme de rien du tout. En dehors de subir certaines agressions, elle observe les valeurs de ces « rebelles », ces gros cervaux qui ambitionnent constituer une alternance crédible pour ce pays et qui se prostituent auprès de l’occupant étranger. Des hommes capables pour sauver leur peau lors de l’évacuation de Kisangani – après la destruction du siège de leur mouvement par les Rwandais – d’abandonner une demi-douzaine de femmes congolaises de leur mouvement (dont Coco) dans un camp bourré de soldats ougandais ? Faut-il vous faire un dessin ?

Le viol des femmes en RDC est une image terrifiante de celui de ce pays par ses élites corrompues. De la même manière que les violeurs du RCD Kisangani, selon la narration proposée par Joseph Mwantuali, disposent des femmes comme d’objet à disposition – dans un autre contexte on aurait parlé d’esclaves – ces élites prédatrices se servent pour leur satisfaction personnelle des richesses de ce pays trop doté par la nature. Mais il me semble que le plus douloureux ici, c'est la récurrence du viol. Comme ces femmes, la RDC est dans un rapport constant d'exposition à l'agresseur sans que des mesures de protection ne soient conçues par ses leaders politiques, proposées aux populations, aux femmes avant tout.

 

Au-delà du cas de la RDC, Tu le diras à ma mère de Joseph Mwantuali interpellera chaque lecteur. Si la violence ici décrite est crue et nous retourne l’estomac, elle prend des formes différentes dans d’autres pays comme le Congo voisin par exemple. L’alternance après laquelle chaque nation africaine soupire a le devoir de s’extraire de cette prédation animale qui intègre l’idée vendre père, mère et femme pour satisfaire une soif de pouvoir inextinguible. 

L'exil

Coco, elle, se meurt quelque part dans un exil qui n'est point doré. Marquée à vie par la violence des hommes, se pensant abandonnée par un Dieu qu’elle finit par croire indifférent à ses souffrances puisque c’est dans sa « maison » qu’ont commencé les premières agressions subies par Coco Ramazani, elle tente une reconstruction en Lui parlant, partagée entre raison et folie. L'objectif des violeurs est atteint : briser une femme, détruire un pays pour en abuser encore et encore. Une femme qui résiste malgré tout, ce livre en est la preuve.

Laréus Gangoueus

Tu le diras à ma mère, Joseph Mwantuali (Editions Présence Africaine, 2015) 

Source photo – Editions Présence Africaine

Museveni, l’automne d’un patriarche africain.

MuseveniIl y a deux ans, je rencontrai Richard, jeune ambassadeur d’Ouganda en Egypte. Exubérant et très sympathique, Richard adorait parler politique. Au détour d’une conversation, je lui demande combien d’années Museveni avait passé au pouvoir. Réponse implacable et sans fard de Richard : « only 28 years ».

La réponse, surprenante pour moi, était en fait une banale conviction au sein de l’appareil d’Etat au service de Museveni. Le président ougandais, âgé aujourd’hui de 71 ans, vient de prolonger pour la cinquième fois son éternel bail avec le peuple. 60% de suffrages favorables. Un principal opposant arrêté avant même la proclamation des résultats. Une nouvelle idylle entre un peuple et un homme. Voilà le bilan d’un éternel recommencement depuis 30 ans en Ouganda.

Les sempiternelles « observations »… des observateurs internationaux sur la sincérité du scrutin resteront anecdotiques. De toutes les façons, d’une victoire de Museveni, on ne s’émeut plus en Afrique. Le suspens était : avec quel score.  

La jeunesse ougandaise, dont une écrasante majorité n’a connu qu’un président, n’avait pas l’espoir du changement. Dans ce type de démocratie, le système est organisé pour assurer la victoire d’un homme. Abdoulaye Wade, vieux fauve politique sénégalais, disait qu’en Afrique, on n’organise pas des élections pour les perdre, surtout quand on a à disposition l’argent et l’armée.

Qu’est ce qui fait encore courir Museveni ?

Yoweri Museveni est un ancien guérillero, un homme du « bush » qui a fait ses classes au sein du Frelimo mozambicain. De la Tanzanie voisine, il a lancé l’assaut libérant son pays des sanguinaires dictatures d’Idy Amine Dada puis de Milton Oboté. L’homme a indéniablement fait passer son pays un cap économique remarquable et en a fait un acteur de poids sur la scène diplomatique africaine.

Mais qu’est ce qui fait encore courir le « père » de Kampala ? Un nom gravé dans l’histoire ? L’argent, la gloire, les honneurs ? Mourir au pouvoir pour échapper au jugement implacable du temps et la descente aux enfers de son vivant ? Que cherche t-il dans cet interminable flirt de 30 ans aux multiples feuilletons ? Comme tous les amours incontrôlés conçus dans l’ivresse romantique du maquis, celui de Museveni en devient tyrannique ; il se terminera par un drame. De quel nature ? Je ne sais pas.

Museveni et l’Ouganda : un amour sans fin.

Museveni et sa « bananeraie », l’Ouganda, c’est un mariage de cœur et de déraison, avec toute la tragédie que peuvent nourrir ces formes de liaisons dangereuses et redondantes.

De manière plus globale, le cas Museveni illustre le rapport particulier que les « Pères » ont avec la nation qu’ils ont vu naître au bout d’une lutte armée, souvent féroce. Comme Mugabe au Zimbabawe ou Dos Santos en Angola, Museveni a le sentiment que son pays lui appartient. La guerre de libération est un facteur qui légitime, chez eux, un rapport paternaliste avec leurs pays. Ils ne voient jamais les populations comme des concitoyens dont ils doivent se soumettre aux volontés, mais comme des « fils » sur lesquels une autorité quasi parentale, enrobée dans un vernis institutionnel, s’exerce continuellement.

Ces vieux « camarades » ne peuvent pas passer la main dans la gestion de pays qu’ils ont pendant des décennies façonnés, souvent à leur image. Ils en connaissent tous les coins et en devinent les moindres contorsions, les plus petites gesticulations. On ne peut nier l’amour d’antan des « Pères » pour des pays pour lesquels ils ont risqué leur vie face, soit à des armées coloniales aux méthodes cruelles, soit à de sanglantes dictatures, comme ce fut le cas en Ouganda. Mais cet amour débouche sur une sorte de culte de la personnalité et d’une confusion entre les intérêts personnels et ceux d’un peuple qui a grandi, qui a changé, et qui mérite de ce point de vue un changement de gouvernail.

Les « Pères » ont raté un virage important et ont manqué de lucidité sur leurs peuples. Ils continuent à les regarder avec des yeux d’hier. Aux premières heures de l’indépendance, ils étaient des héros, des libérateurs de peuples bâillonnés. Des décennies plus tard, ils sont devenus des autocrates et s’imposent le drame du déclassement personnel. Leur renonciation aux idéaux du passé en fait des vieux aigris, courant derrière un faste que, ni notre génération, ni notre époque ne peuvent leur offrir. Les « pères » s’appuient sur le plus confortable et le plus fiable socle : celui de la famille et de la cour. Le gaucho Museveni qui voulait émanciper son peuple des horreurs de la dictature sombre dorénavant dans un exercice solitaire du pouvoir avec, comme seul allié sa famille. Finalement « ex révolutionnaire » est sans doute l’un des pires qualificatifs adressés à un homme politique. Car si Museveni a obtenu le droit de gouverner l’Ouganda pour encore 5 ans, il annihile la justesse de son combat passé.

Mais après tout, comme dirait simplement mon ami Richard entre deux blagues douteuses : « only 5 more years » …

 Hamidou Anne

 

En Ouganda, la course à la pudeur a commencé

ouganda

On a enfin entendu parler de ce pays grand comme une moitié de France la semaine dernière, lorsque le président ougandais Yoweri Museveni, en poste depuis 1986, a signé devant les yeux effarés de journalistes du monde entier la fameuse loi anti-homosexualité. Pour un simple rappel, cette loi prévoit la prison à vie pour tous les « coupables d’homosexualité », sept ans de prison pour toute « promotion de l’homosexualité », et trois pour quiconque connaîtrait un homosexuel et ne le dénoncerait pas dans les 24 heures.

Seulement, les medias sont cyclopes, et n’arrivent en général à se concentrer que sur un seul thème, lorsqu’il s’agit d’un pays peu exposé. Ils semblent pareils à une sorte de phare balayant son œil unique puissant tour à tour sur tel ou tel endroit. L’Ouganda, c’est la loi anti-homosexualité, voilà tout.

Mais c’est aussi bien plus. Une autre loi, nettement moins médiatisée que celle-ci, et pourtant tout autant promulguée, c’est celle dite « anti-pornographie », signée fin décembre. En plus de prévoir un rigoureux arsenal juridique contre tous types de sites plus ou moins recommandable, le texte laisse place à tous types d’interprétations par les forces de l’ordre en proposant la définition la plus floue qui soit de la pornographie contre laquelle il doit lutter : tout procédé, habit ou représentation pouvant provoquer l’excitation sexuelle primaire. Ce qui fait que ce texte a été surnommé à son tour « Loi anti-minijupe », au grand dam des dames du samedi soir.

En dehors des lois, on compte aussi des déclarations, des déclarations qui semblent de plus en plus tapageuses et rigoristes. Le Président Museveni s’est fendu d’une analyse à l’emporte-pièce sur le sexe oral, lors de sa conférence de presse après la signature de la loi anti-homosexualité : les Ougandais ne doivent pas avoir de telles pratiques qui sont néfastes pour la santé, car, argument déroutant, la bouche sert avant tout à manger. Un jugement plutôt malvenu, qui n’a plus grand-chose à voir avec l’homosexualité en fin de compte.

M. Museveni a également une autre obsession pudibonde qu’il voudrait transmettre à sa population : s’embrasser en public serait un crime de lèse majesté, un crime qui l’aurait empêché d’être réélu s’il l’avait proféré, selon l’intéressé lui-même.

Ces lubies semblent de prime abord purement Museveniennes, peu de ses ministres allant plus loin que lui dans la provocation et l’incitation à un train de vie puritain. Ceux qui vont plus loin et qui semblent ouvrir la voie en éclaireurs dans cet obscurantisme sont plutôt à retrouver du côté des églises.

museveniCe rigorisme que marquent ces lois et ces provocations a une origine : la pression qu’exercent les pouvoirs religieux sur le couple présidentiel. Janet Museveni, la Première Dame, a notamment des accointances plus qu’avancées avec les Born-Again, évangélistes influencés et financés par les néoconservateurs nord-américains, prêchant en général un discours assez violent face aux « vices » définis par la Bible.

De plus en plus nombreux, représentant une manne financière importante et noyautant le parti majoritaire NRM, les Born Again semblent la cible électorale à se mettre dans la poche pour les élections de 2016. Et c’est gagné. Le lundi 3 mars dernier, une association de 1000 pasteurs born-again (chacun contrôlant donc plusieurs dizaines voire centaines d’adeptes) s’est ralliée au président, pour les prochaines élections, en le remerciant de son acte « héroïque ». Ce n’est pas la seule religion qui abonde en ce sens : les cadres islamiques du pays ont supplié M. Museveni de signer cette loi, avant de l’applaudir à grand bruit. De son côté, l’Archevêque Ntagali, chef de l’Église anglicane ougandaise, a fait part de la possibilité de se séparer de l’Église anglaise à laquelle elle est rattachée, si les prises de positions contre l’homosexualité continuaient à être condamnées.

Cependant, des déclarations aux faits, il n’y a qu’un pas. Alors qu’on pouvait espérer que ces critiques se cantonneraient aux sphères politico-religieuses, qui sont quand même d’une certaine génération lorsque 80% de la population a moins de 30 ans, la provocation a franchi la frontière du réel.

Suite à la loi anti-pornographie, dont certains doutaient de l’application, des Ougandais ont cru bon de se faire justice par eux-mêmes. Déshabillement de femmes légèrement vêtues en public, violences, viols. Le gouvernement a dû faire marche arrière en demandant explicitement aux fautifs qu’il fallait laisser la police s’occuper de ce dossier. Un gouvernement qui a sa part de responsabilité dans un tel imbroglio, sachant que l’un des secrétaires d’État justifiait il y a quelques mois le viol en cas de provocation vestimentaire.

Dans la presse, c’est encore pire : le Red Pepper, tabloïd racoleur, publie le lendemain de la fameuse signature une liste du « top 200 » des homosexuels en Ouganda. Ils avaient publié également en octobre dernier les photos à peine floutées, de relations homosexuelles. Un journal du même genre, le Rolling Stone, avait publié en 2010 une liste de défenseurs des homosexuels. Résultat : lynchages et mort de David Kato, militant influent, assassiné à son domicile. Le même Red Pepper avait l’habitude de publier de nombreuses photos de soirées de gala de Kampala, des photos évidemment riches en minijupes et tenues légères. Brusque changement d’attitude depuis le passage de la loi : les photos sont floutées, et le journal est donc passé à ce qu’il connaît de mieux dans ce pays : l’autocensure.

Devant cet engrenage subit et inquiétant, le seul moyen de se rassurer reste de relativiser. Dans le temps comme dans l’espace : combien de temps cette course au clocher durera-t-elle ? Le Président Museveni est loin d’être très populaire dans le pays, et c’est clairement avec le sujet de l’homosexualité qu’il a réussi à rassembler un parti qui le défiait. Sur la pornographie, il est déjà beaucoup moins suivi. Ensuite, l’Ouganda continue son ouverture et donc à s’occidentaliser, des cinémas ouvrent, de somptueux malls remplis de chaînes internationales (le premier KFC a été célébré avec enthousiasme en novembre) et cela ne va pas sans influencer les mœurs. Si la loi anti minijupes fait scandale, c’est justement parce que de plus en plus de femmes en portent.

L’aspect de leurre qu’ont ces lois dans un contexte où le pays continue d’avoir une grande part de sa population sous le seuil de pauvreté devrait aussi s’estomper au bout d’un certain temps si le développement ne suit pas le rythme effarant de la démographie (6 enfants par femme en moyenne).

Enfin, ces lois ne concernent également que la capitale en elle-même, concrètement, sachant que le pays est faiblement urbanisé (13%). La minijupe et la pornographie n’ont pas grand écho dans les campagnes, où la loi est par ailleurs disputée entre chefs traditionnels (l’Ouganda comprend encore plusieurs royaumes officiellement reconnus) et représentants du gouvernement.

Quelques motifs d’espoirs, donc, qui tendent à penser que cette course n’a pas beaucoup d’intérêt à aller plus loin. Un risque politique que le Président Museveni a tout intérêt à éviter, lui qui doit plutôt jouer habilement ces derniers temps pour surfer sur la vague des tensions palpables dans la population.

Noé Michalon

Stop Kony 2012 : Ce qui rend cette campagne impardonnable

L'ONG américaine Invisible Children a secoué la planète, la semaine dernière avec la  publication de la vidéo Kony 2012 (http://www.youtube.com/watch?v=Y4MnpzG5Sqc ) appelant à l'arrestation du leader la LRA (Armée de Résistance du Seigneur), l'ougandais Joseph Kony, dont les troupes sont accusées d'avoir enlevé et formé 66.000 enfants-soldats en Ouganda et dans les pays voisins, occasionné le déplacement de près de 2000.000 de personnes et commis d’innombrables autres atrocités au cours des vingt-cinq dernières années.

Cette vidéo d’une trentaine de minutes a été visionnée – et c'est le record absolu dans cette catégorie – plus de 75 millions de fois en moins d’une semaine. Elle constitue moins un plaidoyer, qu’une requête claire et incessamment répétée : il faut mettre un terme à la cavale meurtrière de Kony. Aux témoignages des victimes de Kony – dont celui poignant de Jacob, jeune Ougandais rescapé des hordes de la LRA et devenu (malgré lui ?) le symbole de cette souffrance – s’ajoutent des interviews de personnalités importantes (CPI, classe politique ougandaise, hauts responsables occidentaux, etc.), des extraits de conférences, meetings et manifestations organisés par Invisible Children. Mais une grande portion de cette vidéo est dédiée à l’aventure personnelle du réalisateur : son combat.

Le temps consacré au retour sur le choc personnel qu’a été, pour lui, la découverte des souffrances infligées aux victimes de la LRA et qui mena à son engagement associatif, ou aux témoignages des rescapés et des militants est relativement bref, sinon objectivement, du moins pour le spectateur, comparé aux longues minutes où l’on voit l’enfant du documentariste exposer qu’il faut, oui, définitivement, mettre un terme aux agissements de Kony. Comme si le témoignage des victimes n’était pas suffisant. Il fallait une figure innocente et attachante. On repense bizarrement à une publicité en vogue pour Google.

La bouche après le cœur et avant la tête : il s’agit de rendre Joseph Kony « célèbre », tristement ou non, mais célèbre. De la même façon que Saddam Hussein ou Ben Laden l’ont été. Mettre un visage et un nom sur les crimes commis dans une région obscure d’un continent virtuellement absent des radars de la politique américaine. La vidéo contient d’assez ennuyeux extraits de rencontres entre représentants de l’association et responsables du gouvernement américain qui benoitement expliquent que l’Ouganda et Kony ne menacent pas directement la sécurité nationale et les intérêts stratégiques de l’Amérique. Que cette annonce, somme toute banale – nul besoin d’une licence en géopolitique pour savoir que Kampala n’est pas Téhéran – choque les représentants de Invisible Children est compréhensible. Qu’elle les mène à agir est louable. Qu’elle les surprenne est inquiétant. La frontière est mince entre idéalisme et ingénuité, entre engagement et naïveté. Le raisonnement est circulaire et bancal : Joseph Kony commet des crimes abominables depuis des décennies ; Joseph Kony n’est toujours pas arrêté pour des actions qui ailleurs auraient provoqué un tonnerre de réactions musclées et décisives (l’allusion, l’amère allusion en début de vidéo : «un camp pareil ? Aux USA ? ça aurait fait le Une de Newsweek ») ; si Joseph Kony n’est pas arrêté, c’est parce que personne (parmi ceux qui comptent) n’est au courant ; il faut parler de Joseph Kony, en faire parler, le faire connaître ; Joseph Kony connu sera identifié comme ennemi public ; l’ennemi public est arrêté ; son arrestation restaure le calme à Gotham City. Parlez ! Faites parler de Joseph Kony ! Faites arrêter Joseph Kony ! C'est naïf et brouillon.

Mais, et c'est l'essentiel, si naïveté il y a, cette naïveté n’est pas exclusive à Invisible Children. La réaction de Luis Moreno Ocampo, procureur de la CPI telle qu’elle apparaît dans la vidéo est atterante : « arrêtez-le et ça… réglera tous les problèmes » Vraiment ? Cette approche d’amateur et de pieds nickelés à la résolution des conflits armés et des crises est stupide. Mais, à la réflexion, on la retrouve dans le mandat d’arrêt lancé contre Omar ElBéchir (arrêtez-le, ça règlera tous les problèmes), l’assassinat de Khadafi ou l’exécution de Saddam Hussein. On la retrouve de l’autre côté dans l’emprisonnement de Mandela ou, si l’on veut la crucifixion d’un hérétique juif sur le mont Golgotha. L’idée qu’il suffit de mettre un terme aux agissements d’une seule personne pour résoudre toutes les difficultés peut avoir son importance dans les phases de naissance ou au crépuscule de certains mouvements. La question qui reste en suspens et à laquelle les contempteurs de Kony2012 n'osent pas répondre, parce que leur réponse serait impudique est pour tant simple : faut-il oui ou non arrêter Joseph Kony?

 L'hypothèse généreuse est qu'arrêter Joseph Kony en 2012, ne mettra pas un terme aux exactions commises par la LRA. Tsahal et les Forces Armées Colombiennes ont montré qu’on pouvait affaiblir momentanément des guérillas en atteignant leurs leaders, sans pour autant les détruire. Joseph Kony aujourd’hui n’est plus le « chef mystique »  des années 80. C’est un homme qui dirige, comme il peut, un conglomérat de forces disparates, sauvagement meurtrières certes mais opérant avec une assez grande autonomie; une autre possibilité est que son arrestation rende ces bandes encore moins contrôlables et plus violentes. Elles ont déjà commencé à errer jusqu'au Sud Soudan. Pourtant ce n'est pas l'angle sous lequel cette campagne a été le plus souvent attaquée.

Il y eut d'abord les insinuations sur les finances et le fonctionnement de l'association. Puis les allusions à l'ignorance de ses responsables : diable, ils ne se sont pas rendus compte que Kony n'est plus en Ouganda mais se déplace dans les pays voisins. Et l'argument massue : voici la résurrection du fardeau de l'homme blanc. Vraiment? Faut-il arrêter Joseph Kony? Si non, que fait-il en tête de la liste de la CPI? A demi-mots, il se murmure maintenant  que, même si l’on considère que pour le symbole et parce que son arrestation pourrait sérieusement déstabiliser la LRA, il est nécessaire d'arrêter Joseph Kony, penser qu’il est possible d’y arriver par une mobilisation des consciences et des cœurs, à travers Twitter, Youtube et Facebook est abscons. Le Buzz avant les bombes, les tags avant la mitraille : rêveries d'adolescents. Vraiment?

Là où la campagne d'Invisible Children met la société américaine – et au-delà de celle-ci, la communauté dite internationale – en face de ces contradictions c'est dans cette naïveté là, cette innocence. Le buzz provoqué par Kony2012 est la version condensée du long pilonnage médiatique qui a précédé l'intervention américaine en Irak. Celui-ci a été accepté, celle-là indigne soudainement. Parce qu'elle ne laisse pas d'échappatoire : elle est efficace parce qu'elle est impitoyable. Lorsqu'on est agacé par l'indifférence générale face à la famine en Afrique de l'Est, comment se plaindre que de jeunes gens se mobilisent contre un seigneur de guerre? Si personne n'est près à s'engager POUR les victimes, autant essayer de les faire s'engager CONTRE les bourreaux.

Lorsque le président américain Barack Obama décida d'envoyer une centaine d'instructeurs militaires en Ouganda pour aider à la traque de la LRA, John McCain s'opposa à l'initiative : il ne faut pas s'embourber dans une guerre africaine. Rush Limbaugh pensa même, dans un premier temps, que le "musulman" Obama envoyait l'Amérique aux trousses d'un défenseur des chrétiens. Quand ces mêmes gens vous disent qu'il faut bombarder l'Iran et intervenir en Syrie, la question à se poser n'est pas tant de savoir si la campagne d'Invisible Children est de l'auto-promotion, vient trop tard ou pêche par innocence. La question importante est la suivante : les victimes de Kony ont-elles moins d'importance que celles d'Al-Assad ou de Saddam Hussein? C'est parce qu'elle nous oblige à nous poser cette question que la Campagne Kony2012, malgré toutes ses imperfections, est impardonnable.

 

 Joël Té-Léssia

Ouganda : A la croisée des chemins

Surnommée la "perle de l'Afrique" pour la richesse de sa faune et de sa flore, l'Ouganda est un concentré de la diversité du continent africain. Dans un registre plus prosaïque, le pays pourrait également s’enorgueillir d'une histoire contemporaine riche en rebondissements. Raccourci saisissant là également de la variété des situations socio-politiques connues jusqu’à nos jours sous les latitudes africaines . Le roman national ougandais depuis l’indépendance (1962) se lit comme un drame, chaque nouveau chapitre venant bousculer le précédent dans une succession ininterrompues de péripéties qui font constamment tanguer le pays, mais sans jamais le faire sombrer définitivement : Lutte de pouvoir initiale entre les tenants de la Monarchie et les partisans de la République, jusqu’à la victoire de ces derniers. Ce sera la première ère Milton Obote. Une accalmie qui sera vite troublée par le coup d’État et la prise du pouvoir par l'ubuesque Idi Ami Dada au cours de la "décennie maudite (années 70)". Puis, renversement de celui-ci par une large coalition d'adversaires résolus et retour aux affaires d'Obote (appelée souvent par dérision l’ère Obote II). Mais rapidement des dissensions insurmontables, la reprises des hostilités et l'accession au pouvoir de Yoweri Museveni, ci-devant chef de l’état ougandais depuis 1986.

Situation géographique de l'Ouganda

Un quart de siècle qui n'aura pas été avare aussi en aventures…. et mésaventures : Un retour à l'ordre et à la stabilité dans la majeure partie du pays, mais une région Nord dévastée par les affres de la guerre civile, née dans le sillage du sulfureux mouvement de la Lord's Resistance Army (LRA ou Armée de résistance du Seigneur). Une croissance économique retrouvée et une amélioration significative des principaux fondamentaux (éducation [lire à ce sujet une étude en anglais de la banque mondiale, page 20 ] et santé notamment), mais un État encore imparfait où les accusations de complaisance, népotisme et corruption défraient régulièrement la chronique. Une puissance géopolitique respectée dans la sous-région, qui a cependant vu une partie de son crédit entamée par son rôle dans la guerre civile au Congo et par sa difficulté à stopper la folie pseudo-messianique et meurtrière d'un Joseph Kony dans ses provinces septentrionales. Une culture et des acquis démocratiques conquis progressivement, mais aujourd'hui remis en cause par une dérive autoritaire au sommet de l’État. On l'aura bien compris, ici encore peut-être plus qu'ailleurs, l'art de la nuance est indispensable pour comprendre la complexité du pays, avec ses forces et ses faiblesses, ses plaies d'hier et ses enjeux d'aujourd'hui, ses difficultés présentes et ses espoirs à venir. Le roman national s’écrie toujours et nul n'en connait le dernier acte.
 
Une nation qui revient de loin….
 
Le 26 janvier 1986, après plusieurs années de combats intensifs (période dénommée la "guerre du bush") contre les troupes loyalistes du gouvernement Obote (puis brièvement Tito Okello à partir de 1985), le guérillero Yoweri Museveni prêtait serment et devenait officiellement chef de l’État. A la tête de la National Resistance Army (NRA), il était triomphalement entré quelques jours plus tôt dans la capitale Kampala. Les anciens maitres du pays avaient fuit précipitamment les lieux devant l’avancée inexorable des troupes "rebelles". C’était un énième retournement de l'Histoire pour cette jeune nation indépendante qui en avait connu d'autres. En conséquence, le scepticisme était probablement l'attitude la plus raisonnable à adopter vis-a vis des intentions du nouveau président lorsque ce dernier prononça ces mots au cours de la cérémonie de prestation de serment : " Ce n'est pas d'un changement de garde dont il s'agit, mais d'un changement fondamental… (This is not a mere change of guard, it is a fundamental change)" 25 ans plus tard, la promesse d'une transformation de fond a été globalement respectée.
 
La situation de départ était pourtant des plus délicates. Après des décennies d’instabilité politique et de guerre civile (ayant provoqué la mort de plus d'un demi-million de personnes sous les régimes combinés d'Amin Dada et d'Obote), le pays était en ruine. Un gouvernement d'union nationale fut instauré et les violences sectaires qui avaient si souvent entaché l'histoire récente du pays servirent de prétexte pour restreindre les activités (aux relents souvent ethnicistes) des différents partis politiques. Neutraliser les contestataires et remettre en marche de façon volontaire et dirigiste une nation qui s’était trop longtemps égarée. Telle fut la méthode appliquée, et les premiers résultats ne tardèrent pas. Aidé du soutien de la communauté internationale, le gouvernement Museveni a initialement mis en place une série de mesures économiques (lutte contre l'hyperinflation, amélioration de la balance des paiements, rigueur budgétaire…) destinées à insuffler une nouvelle dynamique vertueuse. Abandonnant sans remords les anciens idéaux marxistes et embrassant sans sourciller la doxa libérale des institutions de Bretton Woods, l'admirateur du Che qu’était Museveni a compris avec un art consommé de la pirouette que, en politique l'essentiel n’était pas dans le discours, mais dans le résultat. Son contemporain chinois Deng Xiaoping n'aurait pas mieux dit : "Peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu'il attrape des souris". Depuis la fin des années 80, l’économie ougandaise connait une croissance soutenue, progressant en moyenne de 7 % par an depuis 1997. Plus significatif encore sur le plan social est la forte réduction du taux de pauvreté: un tiers de la population vit aujourd'hui sous le seuil de pauvreté contre 56 % il y a 20 ans. C'est toujours trop, mais l'Ouganda s'est assurément affirmée comme l'un des pays africains les plus en pointe dans la lutte contre la misère et l’amélioration sensible des fondamentaux (santé et éducation notamment). Les politiques publiques mises en place depuis 1986 y sont indubitablement pour beaucoup.

Kampala, capitale de l'Ouganda

La population active demeure encore majoritairement tournée vers l’activité agricole (à plus de 60 %) mais la chute continue du secteur primaire dans le PIB est révélatrice d'un changement plus profond, celui inhérent à un déplacement du centre de gravité vers des secteurs à plus haute valeur ajoutée (industrie et surtout services) qui bénéficient à plein de la vitalité d'une classe moyenne montante, souvent jeune, urbaine et qualifiée. Une tendance haussière lourde, également à l’œuvre ailleurs sur le continent africain, et qui dans le cas en l’espèce de l'Ouganda sera encore renforcé par la récente découverte d'importantes réserves d'hydrocarbures, et par l’intégration croissante dans la communauté économique est-africaine (dont Museveni est un des grands avocats et chefs de file).
 
Aujourd'hui, la "perle de l'Afrique" est sans conteste une nation où il fait mieux vivre qu'il y a un quart de siècle. La grande majorité des habitants peut prétendre vivre dans un environnement où règnent l'ordre et la stabilité (avec pour exception notable les provinces de l’extrême nord, longtemps ravagées par les raids meurtriers de Joseph Kony et de ses séides). L’état de droit, encore imparfait et parfois sujet à de temporaires régressions, y est globalement respecté. Et le règne de l'arbitraire et de l’impunité s'est progressivement rétracté au profit d'une conscience démocratique de plus en plus vive et revendicatrice. Un tableau d'ensemble en demi-teinte que d'aucuns jugera idyllique, mais qui devrait être apprécié à l'aune de ce que fut l'Ouganda des années 70-80.
 
…mais aux nombreux défis encore à relever.
 
Reste une question lancinante : A quand le retour définitif à la paix dans le Nord ? Plus de deux décennies maintenant que les populations des régions septentrionales de l'Ouganda se posent cette question. Elles qui ont si longtemps été prises en otages entre les exactions meurtrières du mouvement de la Lord's Resistance Army et les représailles brutales des forces armées régulières. La situation se stabilise aujourd'hui, mais le bilan est lourd : Plusieurs dizaines de milliers de tués et plus d'un million et demi de personnes déplacées. Crée en 1988 par Joseph Kony, personnage énigmatique souvent qualifie d’illuminé, le mouvement s'est toujours affirmé pour le renversement du pouvoir de Museveni et pour l'instauration d'une théocratie qui serait fondée sur les 10 commandements bibliques. Mais les réalités cruelles de la guerre forcent visiblement à prendre certaines libertés avec la sagesse des préceptes religieux : vols, mise en esclavage, viols, massacres… La liste des forfaits à mettre au compte du mouvement est un inventaire à la Prévert d'horreurs, et on ne sera pas étonné d'apprendre que nombre d'observateurs sont parfois allés jusqu’à qualifier la Lord's Resistance Army de mouvement de guérilla parmi les plus néfastes d'Afrique. Et qui est aujourd'hui inscrite sur la liste officielle des organisations terroristes recensées par les États-Unis. Au cours des dernières années cependant, la pression accrue de l’armée ougandaise, combinée a un soutien américain de plus en plus massif a profondément modifié la donne. Acculées de toutes parts, les forces de la LRA ont depuis cessé de commettre des actions sur le sol ougandais et en sont réduites à frapper les territoires voisins de la RDC, du Soudan du Sud et de la Centrafrique ; maillons faibles de la sous-région dont les états n'ont pas les moyens de mettre en œuvre une efficace politique de sécurisation de leur territoire. La façon d’opérer du mouvement reste invariablement la même : pillages, viols, tueries… Et les victimes sont encore une fois les populations civiles. Quant à Joseph Kony, en dépit de l’étau qui se resserre autour de lui, il demeure toujours introuvable. Et Museveni est a ses yeux plus que jamais l'ennemi irréductible.
 

Yoweri Museveni

Le président ougandais ne laisse pas indifférent. De l’étudiant boute-en-train partant au Mozambique pour recevoir une formation à la guérilla auprès du Front de libération du Mozambique (Frelimo), au jeune espion des services secrets d'Obote, en passant par le tacticien habile et victorieux de la guerre du bush, l'homme aura connu plusieurs vies. Un itinéraire personnel mouvementé mais qui dénote néanmoins une constante : un caractère affirmé et un sens de l'art politique particulièrement aiguisé. Le voila désormais devenu homme d’État. Salué à la fin des années 90 par un Clinton dithyrambique de "figure de proue de la nouvelle génération des leaders africains [voir article de la BBC en anglais ]" et parfois surnommé le "Bismarck des Grands Lacs" pour son influence supposée tout autant que pour sa maitrise de la Real Politik, Museveni peut à bon droit prétendre à une place particulière dans l'histoire de son pays : le retour à l'ordre et à la stabilité, c'est lui. La croissance économique et l’amélioration des conditions de vie, c'est encore lui. La majorité des ougandais le sait et lui en sait gré. Mais la reconnaissance et la gratitude pour les faits passés ne sauraient signifier un blanc-seing au maintien ad vitam eternam du capitaine à la proue du navire. Et celui qui fut si longtemps la solution aux difficultés que connaissaient le pays, pourrait bien être devenu lui-même le problème. Réélu de nouveau (la constitution a été modifiée pour qu'il puisse se représenter) le 27 février dernier avec plus de 68% des voix, l'annonce de sa victoire a provoqué une levée de boucliers. Dans un pays où la culture démocratique s'affermit peu à peu, et probablement portée par le vent de l'Histoire ayant cours ailleurs (le printemps arabe), l'opposition a pour la première fois montré un front uni. Kizza Besigye, principal challenger de l'actuel président, est allé jusqu’à déclarer «…qu'il fallait mettre un terme à ce gouvernement illégal». Mais tout en refusant d’appeler ouvertement ses partisans à marcher dans la rue. La tension est depuis retombée, mais un seuil a été franchi. L'usure du pouvoir n'est pas seule en cause dans cette désaffection populaire. Affaires de corruption et népotisme entachent régulièrement la scène politique ougandaise. Et même si l’intégrité martiale de Museveni (qui affectionne d’être photographié en simple tenue de vacher au milieu de son troupeau) n'est pas remise en cause, il semble que le détachement matériel du chef ne soit pas partagé par tous les membres de son entourage.

Au final, les années à venir seront décisives pour l'Ouganda. Le pays est à la croisée des chemins : consolider de façon durable les acquis démocratiques naissants, asseoir en bonne harmonie avec ses voisins sa position de puissance régionale, poursuivre dans la voie d'une croissance économique durable et avec une paix définitive rétablie sur tout le territoire. Quitte si nécessaire à "tuer le père" Museveni en le remplaçant à plus ou moins brève échéance par une nouvelle génération de leaders politiques. Ce serait le scénario rose. Ou bien jouer avec le feu et transformer la patience du peuple ougandais en colère sourde qui ne demanderait qu'une étincelle pour se manifester. Dans ce cas, ce serait l'ensemble des précédentes réalisations qui serait remis en cause. Ce serait le scenario noir. Le pire n'est jamais sur, et le meilleur toujours possible. Jusqu'au bout en tous les cas, la chronique nationale ougandaise aura cultivé l’imprévisibilité dans le dénouement de son chapitre contemporain.

 

Jacques Leroueil