Histoire de l’Afrique (1) : l’âge primitif

Historiens et idéologues ont longtemps fait de l’Afrique une « exception » dans l’histoire de l’Humanité. Souvent sur un registre dépréciateur, rengaine trop bien connue sur l’inexistence de civilisations africaines, sur le caractère primitif de l’homo africanus. En réaction, les mouvements modernes de revalorisation culturelle ont eu tendance à essentialiser et porter au pinacle une culture et des modes civilisationnels typiquement africains, et donc exceptionnels. Du fait de l’histoire récente qui a été celle du continent (traite négrière, colonialisme, néo-colonialisme), la question de la revalorisation culturelle des Africains ou, sur une thématique assez proche, des Noirs, est particulièrement sensible. Ce sentiment naturel de revalorisation, s’appuyant sur des faits historiques avérés, n’en présente pas moins le défaut de s’arc-bouter sur des références et des valeurs particularisées, magnifiées, essentialisées, de perdre de vue la perspective générale dans laquelle l’Afrique n’a jamais cessé d’être imbriquée, la dynamique qui a impulsé les évènements passés et façonne notre présent. Se voiler les yeux sur la normalité de l’histoire africaine au sein de l’histoire globale, c’est se priver de la compréhension de sa situation actuelle et des potentialités à venir.

L’Humanité primitive

Les premières traces prouvées de vie humaine, qui remontent selon les estimations entre 7 et 5 millions d’années, ont été trouvées en Afrique, dans la région qui va du Tchad actuel à la Corne de l’Afrique. Les premières étapes de l’évolution humaine s’y sont déroulées, qui ont vu la différenciation des hominidés (Australopithecus africanus) avec des familles de singe biologiquement proche, les premiers nommés se distinguant progressivement des autres par la bipédie, l’usage d’outils de pierre rudimentaires (homo habilis, 3 millions d’années), l’accroissement relatif du volume du cerveau et le développement d’une posture debout continue (homo erectus, 1,7 million d’années). Ces hominidés ont vécu pendant des millions d’années en petits groupes humains de quelques dizaines de personnes, nomades vivant de chasse et de cueillette. De grandes migrations ont eu lieu à partir du foyer africain initial durant ces millions d’années, qui ont vu progressivement les différents continents se peupler d’hominidés, l’homo sapiens apparaissant sur plusieurs continents quasiment à la même époque (200 000 ans).

Il y a environ 50 000 ans, un « grand bond en avant » vient accélérer ce mouvement évolutionniste, jusque-là extrêmement lent, car essentiellement biologique. Les travaux des archéologues mettent à jour sur des sites est-africains des outils de pierre standardisés ainsi que des bijoux, signes d’une systématisation plus poussée des modes d’organisation de ces petites communautés humaines et d’une complexité avancée des relations sociales. 10 000 ans plus tard, la présence d’outils standardisés et de bijoux est également avérée au Proche Orient et en Europe du Sud, soit par un mouvement endogène de découvertes congruentes entre ces différents groupes éloignés géographiquement, soit par transmission de connaissance du fait des migrations.

Les débuts de la domestication de la nature par l'homme

Le second « grand bond en avant », lié à l’usage de l’agriculture et de l’élevage, est encore plus déterminant pour la suite de l’évolution de l’Humanité. Il a lieu vers 11 000 av J.-C., époque correspondant à la fin du dernier âge glaciaire. L’agriculture et l’élevage marquent le début de la domestication de la nature par l’homme. Le biologiste américain Jared Diamond remarque : « L’essentiel de la biomasse (matière biologique vivante) de la terre est constituée de bois et de feuilles, en majeure partie indigestes. En sélectionnant et en cultivant les rares espèces de plantes et d’animaux comestibles, en sorte qu’ils forment non plus 0,1%, mais 90% de la biomasse sur un arpent de terre, nous obtenons beaucoup plus de calories et pouvons donc nourrir bien plus de pasteurs et de paysans – de dix à cent fois plus – que des chasseurs-cueilleurs. La force numérique brute a été le premier des multiples avantages militaires acquis par les tribus productrices de vivres sur les tribus de chasseurs-cueilleurs. » (Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, 1997).

Avec l’agriculture et l’élevage, les hommes se sédentarisent, les communautés humaines s’agrandissent, se complexifient avec le début d’une division sociale du travail, et les premières organisations pré-étatiques (tribus, chefferies) se développent. L’agriculture offre un bon exemple d’un processus catalytique, qui alimente d’autres dynamiques qui se renforcent mutuellement dans un cycle de rétroactions positives et produisent ainsi une réalité nouvelle. Grâce à une meilleure alimentation, la population augmente, la division du travail au sein de communautés élargies renforce les capacités techniques (irrigation, outils agricoles et d’élevage, commerce de troc), qui améliorent la productivité de l’agriculture, laquelle impacte de nouveau la démographie, et ainsi de suite. Les estimations démographiques du passé font ainsi état d’une population mondiale de 10 millions d’habitants en 10000 av J.-C., qui s’élève ensuite à 200 millions d’habitants au début de l’ère chrétienne, puis à 1 milliard au début de la révolution industrielle, en 1800. Les principales limites au processus catalytique agricole ont sans doute été liées à l’aléa climatique (les sécheresses causant régulièrement des famines meurtrières), biologique (bactéries, maladies) et à la frontière technologique des techniques agricoles primitives et antiques, qui a rapidement limité la productivité agricole. A petite échelle géographique, la loi de Malthus, selon laquelle l’expansion de la population et donc des besoins alimentaires conduit à l’exploitation de terres agricoles de moins en moins bonne qualité, aux rendements décroissants, a également limité le processus de catalyse agricole. Si la croissance démographique est supérieure à la croissance des capacités de production agricole, vient un moment où une partie de la population meurt de faim ou est obligée de migrer au loin.

L’agriculture serait initialement apparue dans l’Asie du Sud-Ouest, dans ce qui sera appelé plus tard le Croissant fertile ou le Proche-Orient. Il semblerait qu’en Afrique, notamment dans la région du Sahara, l’une des régions d’Afrique les plus habitées au Néolithique, verdoyante et irriguée par des lacs importants, les hommes aient d’abord domestiqué des animaux avant de domestiquer des plantes. Au Néolithique, ces « chasseurs négroïdes du Sahara néolithique », selon l’expression de Cheikh Anta Diop, sont parvenus à domestiquer certains animaux, et développent un mode de vie pastoral. La désertification progressive du Sahara les aurait poussés à migrer vers le bassin du Nil, où ont été découvertes les premières traces de sédentarisation de communautés humaines élargies et la preuve d’une production agricole en Afrique. En 6000 av J.-C., on retrouve en Egypte et dans la région de l’actuelle Ethiopie des cultures agricoles du Croissant fertile (blé, orge), mais aussi des traces de légumes locaux comme le chuffa, preuves de l’imbrication de l’Afrique aux grandes dynamiques globales de l’évolution humaine. A la même période, des communautés du Sud-Est de l’Europe et de l’Asie du Sud-Est adoptent également la production agricole.

Le centre névralgique de l’humanité, le moteur de l’évolution globale, se trouve alors au niveau du Croissant fertile avec pour prolongement la vallée du Nil. C’est dans cette région qu’apparaissent les premières chefferies, organisations rationalisées de sociétés humaines complexes de plusieurs milliers d’habitants. Le processus de catalyse précédemment décrit se prolonge en rétroactions positives entre d’une part des méthodes d’organisations ainsi rationalisées (irrigation, développement des techniques agricoles, diversification et amélioration de la qualité des plants, division du travail au sein de la communauté, capacités guerrières renforcées), la productivité alimentaire et la démographie. Ces sociétés humaines se complexifient et se développent, passant du stade de tribus à celui de chefferies, pour ensuite atteindre celui d’Etats. La Mésopotamie aurait donné à l’histoire la première forme constituée d’un Etat autour de 3700 av J.-C. Peu de temps après, les « populations négroïdes » du bassin du Nil fondent l’Egypte antique, la première dynastie de l’Ancien Empire étant historiquement située à 3500 av J.-C. Il faudra encore attendre 1500 ans pour que des Etats apparaissent dans les Andes, en Chine et en Asie du Sud-Est, et quasiment 2000 ans pour qu’ils s’implantent en Afrique de l’Ouest.

 

Emmanuel Leroueil