Deux intrants qui manquent à l’innovation en Afrique francophone

clipboard06Si l’on convient avec des penseurs comme Schumpeter J. et Aghion P. que le développement résulte de l’innovation, alors l’Afrique, quoique pauvre, devrait accorder une importance particulière à ses universités. Non pas pour accroître le nombre d’étudiants, ni pour augmenter le nombre de professeurs ou de chercheurs, mais pour accroître la qualité de la recherche qui y est menée. Cette préoccupation concerne bien entendu l’ensemble des pays Africains à l’exception peut être de l’Afrique du Sud, selon les classements internationaux des universités, comme celui de Shanghai. Cependant, la situation est plus critique dans les pays francophones pour deux raisons. D’une part, l’utilisation presque exclusive du français comme langue de travail dans les laboratoires alors que le monde académique devient de plus en plus anglophone. D’autre part, la faible numérisation des travaux de recherche dans un contexte où les moyens de recherches modernes reposent davantage sur le codage informatique et l’utilisation de l’internet.

Il ne s’agit pas d’une reproche faite à la communauté scientifique francophone d’Afrique, mais plutôt d’une mise en lumière de quelques défis qu’elle devra relever pour s’intégrer pleinement dans les réseaux de recherches mondiaux qui sont pour la plupart anglophones. On pourrait aussi tout de suite penser qu’il s’agit là d’une préoccupation secondaire dans une région en proie à l’extrême pauvreté et parfois aux troubles sociaux. Mais ce point de vue omet la possibilité que l’extrême pauvreté et les guerres soient tout simplement des conséquences d’un manque d’innovation.  Après tout, la recherche scientifique n’a d’autre but que d’apporter des solutions concrètes aux problèmes des Hommes, c'est-à-dire être au service de la société. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici les principales inventions et découvertes qui ont été à l’origine des progrès significatifs dans l’agriculture et l’industrie dans les pays qui sont aujourd’hui développés. Comment faire donc pour inclure l’Afrique, en particulier l’espace francophone dans le train mondial de l’innovation par la recherche ?

Très peu de statistiques existent pour mettre en évidence la proportion de chercheurs des universités d’Afriques francophones qui maîtrisent parfaitement l’anglais. Il suffit pourtant d’aller sur le site web de ces universités pour constater que très peu ou pas du tout de publications sont faites en anglais. Quant à l’appropriation de l’outil informatiques et des opportunités qu’offre l’internet, on constate déjà que le pourcentage de la population ayant accès à l’internet est plus faible dans les pays francophones et que très peu d’écoles ou d’universités disposent de salles d’informatiques équipées.[1] Or, de manière plus synthétique, l’appropriation de l’outil informatique devrait permettre d’augmenter les capacités d’innovation alors que la maîtrise de l’anglais favoriserait leur diffusion et de donc leur qualité.

En effet, le progrès fulgurant des capacités de calcul et d’édition des ordinateurs permettent aujourd’hui de tester des hypothèses scientifiques compatibles avec des situations réelles. Par exemple, dans les sciences sociales, il ne sera plus question de formuler des théories dans un laboratoire mais d’identifier des relations révélées par les comportements individuels et collectifs. Même dans les cas où des observations ne peuvent pas être faites, les capacités de calcul offertes par l’ordinateur permettent de simuler des situations réelles avant même leur mise en œuvre dans la pratique. Par ailleurs, cette expansion de l’informatique favorise actuellement l’accumulation de données massives qui vont sans doute bouleverser la pratique même de la recherche scientifique. C’est le cas par exemple du programme Data for Development lancé par Orange en Afrique sur l’utilisation des données anonymes du réseau mobile pour répondre à des questions sur la santé, l’éducation, l’agriculture, les transports et les infrastructures.

Un autre intérêt de l’appropriation de l’outil informatique est qu’elle facilite l’accès à l’internet et plus particulièrement à des ressources académiques qui peuvent être utilisées pour améliorer les résultats d’autres recherches en cours. Typiquement, un chercheur qui travaille sur l’amélioration de la productivité agricole a besoin d’accéder aux derniers résultats de recherche sur cette question. Cet accès se fait à moindre coût lorsque le chercheur dispose d’un accès à l’internet et d’une connaissance des ressources académiques disponibles en ligne. Nonobstant, combien sont-elles, les universités d’Afrique francophone connectées à l’internet haut débit accessible par tous les étudiants et chercheurs ?

En ce qui concerne l’anglais, sa maîtrise permettra de diffuser les résultats de recherches scientifiques et d’accroître leur qualité.  Il ne s’agit pas d’abandonner sa langue maternelle ni le français car en général certains sentiments voire certaines idées sont mieux exprimés dans une langue que dans d’autres. Cependant, cette richesse de la diversité linguistique ne doit pas nous empêcher de reconnaître l’importance de la maîtrise d’une langue internationale, en l’occurrence l’anglais, pour faire participer pleinement les chercheurs des universités d’Afrique francophone aux grands débats scientifiques qui auront une incidence décisive sur nos modes de vie à l’avenir.

Il existe certes de centres de recherche en Afrique francophone, souvent à l’extérieur des universités, qui entreprennent des recherches en anglais et qui promeuvent l’appropriation de l’informatique et de l’internet par les chercheurs. C’est notamment le cas du CODESRIA, du CRES au Sénégal, ou de l’African School of Economics qui vient d’ouvrir ses portes au Bénin. Cependant, ses deux intrants de la recherche scientifique que sont l’anglais et l’informatique ne sont pas encore accessibles au plus grand nombre des étudiants et chercheurs dans les universités d’Afrique francophone. C’est pour cela qu’il faut dès maintenant repenser la recherche scientifique dans cette région en mettant l’accent sur l’enseignement et les publications en anglais de même que la formation intensive des étudiants et chercheurs aux langages de programmation informatique de base et à l’utilisation des données massives générées par l’internet à des fins de recherche scientifique.

L’un des principaux obstacles à ce changement est la réticence des chercheurs séniors face à l’introduction de nouvelles technologies qu’ils ne maîtrisent pas et qui les rendraient obsolètes. Il pourrait donc s’agir d’obliger les jeunes étudiants et chercheurs à s’approprier l’anglais et l’informatique tout en encourageant les séniors à faire de même à travers des incitations à participer à des conférences de haut niveau en anglais.

Les logiciels de traduction n’aideront pas les chercheurs francophones puisqu’ils ne rendent pas compte de l’idée sous jacente à la structure d’une phrase. Par ailleurs, les obstacles liés à l’énergie que l’on évoque très souvent pour justifier la relégation de l’accès à l’internet au second plan sont très discutables dans la mesure où l’accès à l’énergie n’est qu’un moyen qui ne devient justifié que lorsque les fins pour lesquelles il sera employé sont établies. Les fins ici concernent l’accès à la connaissance moderne dont la production et la diffusion nécessite l’emploi des moyens de communication modernes dont le numérique et l’anglais.

Georges Vivien Houngbonon


[1] Selon les statistiques de l’IUT pour l’année 2013, seulement 4% de la population des pays d’Afrique francophone à l’exception du Sénégal (21%) de la Tunisie (44%) et du Maroc (56%) utilisent l’internet.