Quelle politique des ressources humaines pour une action administrative plus efficace ?

Dans la plupart des Etats africains post-coloniaux, l’administration publique a constitué pendant les décennies qui ont suivi les indépendances le principal itinéraire d’ascension sociale et de production des élites. Ce système présentait l’avantage de porter les personnes les mieux formées vers la gestion de l’Etat et de donner ainsi, tout au moins théoriquement, le gage d’une administration publique compétente. La première décennie du XXIème siècle a cependant vu l’émergence de nouvelles élites sociales et économiques qui ont construit leur itinéraire d’ascension en marge de l’appareil administratif de l’Etat. 


De fait, ce processus de renouvellement des élites a entrainé un déclassement de l’administration publique qui n’est plus le principal itinéraire d’ascension sociale. En soi, ce nouveau phénomène ne constitue pas un handicap pour les sociétés africaines dès lors qu’il permet un élargissement de l’éventail des itinéraires, et donc des chances, de réussite. Cependant, il soulève un problème fondamental qui est la difficulté pour l’administration publique de se doter des compétences nécessaires à son action dont les exigences d’efficacité sont de plus en plus fortes.

Le cas du Sénégal est représentatif des difficultés qu’a l’Etat en Afrique à attirer de nouvelles compétences nécessaires à l’efficacité de son action administrative. Cet article présente une perspective historique pour mieux appréhender cette évolution et prendre la mesure de ses conséquences. Il propose aussi des solutions concrètes pour renforcer la compétence de l’administration au Sénégal et assurer l’efficacité de son action.

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Le déclassement de l’administration publique comme principal itinéraire d’ascension sociale

Au Sénégal, l’un des héritages de la colonisation qui a profondément marqué la trajectoire de formation de l’Etat a été l’école. Si son implantation et la manière dont elle a globalement supplanté l’enseignement coranique ont jadis suscité de nombreuses tensions à l’image de celles rapportées par l’écrivain Cheikh Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë, son ancrage comme voie royale d’ascension sociale pendant plusieurs décennies ne fait l’objet d’aucun doute. Le principal bénéficiaire de cet itinéraire d’ascension sociale a été l’administration publique. Pour simplifier le propos, on peut considérer que tous ceux qui allaient à l’école devenaient fonctionnaires et, les meilleurs d’entre eux, haut fonctionnaires. Ainsi, si l’Ecole française d’Outre Mer a cédé la place à l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), dans un cas comme dans l’autre, l’Etat s’assurait de la possibilité d’attirer les meilleures ressources humaines. Ce phénomène a été renforcé par la perception du « kou djangueu ékol », littéralement « celui qui est allé à l’école »1, dans les imaginaires de la réussite et du pouvoir .

En plein coeur de la capitale sénégalaise, le Building administratif est à la fois le siège du Gouvernement et le symbole (ancien?) de l'itinéraire d'ascension sociale dans les imaginaires de la réussite et du pouvoir

Or il n’y a guère plus grand monde pour considérer « celui qui est allé à l’école » comme l’archétype de l’ascension sociale, de même que très peu de gens pensent encore aujourd’hui qu’il soit nécessaire de passer par l’ENAM pour envisager une brillante carrière publique. Deux explications permettent de comprendre ce glissement significatif.

La première est relative aux difficultés au cours des décennies 1980 et 1990 qui ont fait perdre à l’administration le monopole de l’itinéraire d’ascension sociale. Il s’agit tout d’abord de la fin de ce qu’Achille MBEMBE a appelé « le compromis post colonial »2, i.e. l’accord tacite passé, aux lendemains des indépendances, par les pouvoirs en place dans les pays africains avec leur société pour neutraliser le potentiel contestataire. Les Etats s’assuraient alors une certaine légitimité en fonction de leur aptitude à distribuer divers types de ressources. Ainsi, au Sénégal, le recrutement systématique des diplômés dans l’administration publique, en même temps qu’il offrait à la société de l’emploi, attirait par ricochet vers l’Etat les compétences nécessaires à son action administrative. Cependant, l’évolution démographique a entrainé, au cours des années 1970 et 1980, l’arrivée massive de jeunes diplômés sur un marché du travail dans lequel l’administration restait la principale pourvoyeuse d’emplois. Or, au même moment, le FMI et la Banque Mondiale imposaient à l’Etat des politiques d’ajustement structurel qui impliquaient la réduction du nombre de fonctionnaires. Au-delà du déclassement de l’administration comme principal itinéraire d’ascension sociale, l’une des conséquences du blocage de ce « compromis post-colonial » a été le détournement d’importantes compétences vers des domaines autres que le secteur public.

La seconde explication s’inscrit dans le sillage de la première et réside dans l’émergence de nouvelles trajectoires d’ascension sociale apparues à la périphérie de l’Etat. Sont ainsi apparues de nouvelles figures comme celles du commerçant baol-baol, de l’auto-entrepreneur self made man, du musicien devenu homme d’affaires, des sportifs – footballeurs au début des années 2000 et lutteurs en ces temps qui courent. A cet égard, le chanteur et homme d’affaires Youssou Ndour, le footballeur El hadj Diouf et le lutteur Bala Gaye, aussi controversés qu’ils puissent être, montrent bien que les itinéraires d’ascension sociale résident aussi désormais en dehors de l’Etat. De même est aussi apparue la figure du jeune employé du secteur des services (banques, opérateurs de télécommunications, cabinets de conseil, etc.) avec un impact plus direct sur l’administration dans un effet de vases communiquant. En effet, les collaborateurs de la Société Générale des Banques du Sénégal (SGBS), les employés d’Orange et les consultants du Cabinet Performances Management Consulting (PMC) montrent bien que des compétences importantes peuvent se détourner de l’administration publique.

La difficulté pour l’Etat d’attirer les compétences nécessaires à une action administration efficace

Si la diversification de ces itinéraires d’ascension sociale présente un intérêt certain pour les sociétés africaines dans la mesure où elle offre une palette de possibilités de réussite plus large, elle présente cependant de façon insidieuse des risques considérables pour la gestion des Etats africains : les administrations africaines, en l’occurrence sénégalaise, n’arrivent plus à accueillir les talents nécessaires à une gestion performante des affaires de l’Etat.

A cet égard, il convient de souligner que les jeunes talents ne s’orientent pas spontanément vers l’administration publique, pas plus que celle-ci ne cherche à les attirer. En effet, l’offre grandissante de formations professionnelles au Sénégal porte essentiellement sur les métiers de la gestion et du management privé. De même, s’il existe un phénomène de retour de compétences issues de la diaspora, celui-ci bénéficie très peu à l’administration publique et va en priorité à des secteurs tels que les télécommunications, les banques, les médias. Parallèlement, l’Etat ne fait rien pour attirer de nouveaux talents. L’ENA est ainsi restée plusieurs années sans organiser de concours pour recruter des agents de la haute fonction publique. Imagine-t-on en France l’ENA rester 5 ans sans organiser de concours ?

L’incapacité de l’administration publique sénégalaise, et de façon générale africaine, à attirer de nouveaux talents explique en partie le manque d’efficacité de l’action administrative. Trois solutions existent pour renforcer les capacités de l’administration publique sénégalaise et la rendre plus performante dans la gestion des affaires publiques. Leur mise en œuvre exige peu de moyens financiers mais un réel volontarisme.

Trois solutions de gestion des ressources humaines pour une action publique plus efficace

La première consiste à mettre en place des Programmes Jeunes Professionnels (PJP) du type de celui de la Banque Africaine de Développement ou de l’UEMOA du temps où l’institution était dirigée par Soumaïla CISSE. L’objectif sera alors, à travers un recrutement diversifié, de doter l’administration d’un vivier d’agents talentueux qu’elle peut mettre à profit à long terme pour pourvoir des postes de direction et d’encadrement. Ce programme devra bien entendu être méritocratique et sa mise en œuvre passer par une sélection de jeunes sénégalais à haut potentiel où qu’ils soient dans le monde et à des conditions financières attractives.

La deuxième solution réside dans l’élaboration de programmes de formation continue pour l’ensemble des agents de la haute fonction publique. En effet, la longueur d’une carrière au sein de l’administration, qui se déroule sur une quarantaine d’années, crée de fait une distance importante entre la formation initiale et l’évolution des enjeux de l’Etat. Ainsi, un Directeur d’administration centrale de 65 ans a reçu une formation en gestion publique dans les années 1970 au moment où les enjeux des administrations publiques n’étaient pas du même ordre que ceux d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse du pilotage d’une gestion axée sur les résultats, de la complexité des nouveaux outils juridiques à la disposition de l’administration tels que les contrats de partenariat ou encore des stratégies pour attirer les investisseurs internationaux, la formation continue d’agents souvent recrutés depuis 2 à 3 décennies est nécessaire à une action administrative efficace.

La dernière solution est relative à l’accompagnement de l’administration publique sénégalaise par des cabinets dont l’expertise et l’expérience peuvent profiter au secteur public. Qu’il s’agisse de cabinets de conseil en secteur public, de cabinets d’avocats d’affaires ou de banques d’affaires, leur accompagnement permettra en interne l’élaboration et la mise en œuvre d’une vraie stratégie de modernisation de l’administration et vis à vis de l’extérieur d’une optimisation de nos stratégies de négociation avec les investisseurs internationaux aussi bien publics que privés. Une telle collaboration peut aussi constituer une stratégie provisoire pour bénéficier de savoir-faire qui n’existent pas encore au sein de l’administration mais que le Programme Jeunes Professionnels fera émerger à moyen terme.

Nicolas Simel

1- Revue Politique Africaine, N°82, Dossier « Figures de la réussite et imaginaires politiques », sous la coordination de Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier

2- Achille Mbembé, Tradition de l’autoritarisme et problèmes de gouvernement en Afrique subsaharienne, Africa Development XVII (I), 1992

 

Les réformes du secteur public en Afrique

Au regard de la place du secteur public en Afrique et des quatre enjeux de transformation qui se posent à elle, il est aujourd’hui nécessaire pour les administrations publiques africaines de suivre en profondeur deux logiques de transformation : d’une part l’amélioration de l’efficience dans la gestion des finances de l’Etat et d’autre part l’amélioration de la qualité du service public.

Une meilleure gestion des finances publiques nécessite de placer la performance, i.e. la capacité à atteindre les résultats attendus, au cœur de l’action publique. En la matière, le triangle de performance du secteur privé peut servir d’exemple au secteur public même s’il reste judicieux d’avoir à l’esprit les finalités différentes qui animent les deux sphères.

Si la performance demeure donc cruciale dans la réforme du secteur public en Afrique, elle ne peut être inscrite dans les pratiques de gestion sans deux préalables : un cadre budgétaire rénové et un renforcement du rôle des Parlements africains en matière de contrôle de l’exécution des budgets.

L’expérience française en matière de rénovation du cadre budgétaire et de renforcement du rôle du Parlement

Au cours des dernières années, la France a offert un exemple intéressant de rénovation du cadre budgétaire avec l’entrée en vigueur en 2006 de la Loi Organique sur les Lois de Finances (LOLF). Auparavant, le cadre budgétaire de la France était régi par une ordonnance du 2 janvier 1959 qui présentait des lacunes significatives : une logique de consommations de moyens plutôt qu’une logique de résultats, une reconduction des crédits budgétaires d’une année à l’autre sans réflexion stratégique sur les politiques à mener ni justification de l’essentiel des dépenses avant le vote du budget, une absence de vision prospective, etc. Face à ces situations et sous l’effet de facteurs de transformation comme la persistance de déficits budgétaires devenus structurels et la part croissante de la dette publique dans le PIB, une réforme du cadre budgétaire est apparue nécessaire.

Le cadre budgétaire de la LOLF présente deux principaux avantages. La première est une meilleure orientation du budget vers les politiques publiques. Le budget de l’Etat est désormais présenté, non plus par types de dépenses, mais plutôt par missions correspondant aux politiques publiques prioritaires définies par l’Etat. Cette présentation amène ainsi l’Etat à mieux structurer la gestion de ses finances publiques autour de grands domaines tels que l’éducation, la santé, la culture, la justice, la défense.

Le deuxième avantage est l’accent mis sur une gestion axée sur la performance à travers de nouveaux outils de pilotage. C’est ainsi que chaque programme à l’intérieur d’une mission comporte, en plus du volet budgétaire, un volet performance à travers le projet annuel de performance (PAP). Ce document intègre la stratégie générale qui guide le programme, définit des objectifs précis à atteindre, et spécifie des indicateurs associés aux objectifs avec une valeur à atteindre pour l’année du projet de loi des finances et une cible de moyen terme. Dans le cadre de ce chainage vertueux de gestion budgétaire, a été aussi institué en aval, un rapport annuel de performance (RAP) pour l’examen de l’exécution du budget avec une évaluation et une analyse des écarts entre les prévisions et les résultats. Ce rapport annuel de performance permet ainsi d’apprécier le bon usage qui a été fait de l’argent public, ce qui constitue pour les Etats africains aussi, un enjeu majeur.

En plus de la gestion budgétaire rénovée, l’expérience française de la performance publique s’appuie aussi sur le renforcement du rôle du Parlement, qui vote désormais l’intégralité des crédits alloués dans le cadre du budget de l’Etat et voit aussi s’accroitre son rôle de contrôle de l’exécution du budget et de l’atteinte des résultats fixés au gouvernement.

Les réformes du cadre budgétaire actuellement en cours dans les pays des zones UEMOA et CEMAC

Depuis février 2008, l’UEMOA et la CEMAC ont initié un processus de modernisation de la gestion des finances publiques dans leurs Etats membres. Ce travail a débouché sur l’adoption de plusieurs directives qui constituent aujourd’hui le nouveau cadre harmonisé des Finances Publiques dans ces deux zones.

Dans le domaine budgétaire, il s’agit d’améliorer l’efficacité de la dépense publique par le biais de nouvelles règles dans l’élaboration, l’exécution et le suivi du budget de chaque Etat membre. C’est ainsi qu’on passe d’une logique de moyens à une logique de résultats comme a cherché à le promouvoir en France la LOLF.

Ce nouveau cadre harmonisé cherche aussi à améliorer la transparence dans la gestion des finances publiques. Ainsi, les crédits budgétaires font l’objet d’une présentation plus exhaustive en programme de sorte à ce que les parlementaires tout autant que les citoyens aient une vision globale des finances publiques.

Enfin, ce nouveau cadre instaure l’obligation d’un document de programmation budgétaire et économique pluriannuelle. Le cadre des dépenses à moyen terme (CDMT) doit notamment permettre de mieux mettre en perspective les dépenses publiques dès lors qu’il est censé faire le lien entre les politiques de développement et leur traduction budgétaire. Le CDMT doit également permettre de s’assurer que le budget de l’année répond à des critères de soutenabilité par rapport aux budgets des années suivantes et de respect de la stratégie des gouvernements au niveau de l’allocation intersectorielle.

Si ces réformes en cours présentent des avantages certains, elles ne vont cependant pas assez loin dans l’installation de la performance au cœur de l’action publique et le renforcement du contrôle du Parlement par rapport à la gestion que les gouvernements de ces pays font de l’argent public. En outre, ces réformes ne prennent pas en compte les questionnements stratégiques sur le rôle et l’efficacité de l’Etat.

Les questionnements stratégiques sur le rôle et l’efficacité de l’Etat dans les pays africains

Au-delà de la nécessité de la performance dans la gestion budgétaire des Etats en Afrique, il est aussi important de mener des questionnements stratégiques s’inscrivant dans le cadre de ce qu’on a appelé « les démarches enveloppantes » et dont les exemples les plus connus sont la Revue des programmes au Canada dans les années 1990 et la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) en France entre 2007 et 2012. En France notamment, la RGPP a été sous-tendue par une réflexion qui posait les questions stratégiques suivantes : Que fait l’Etat ? Quels sont les besoins et les attentes collectives ? Faut-il continuer à faire de la sorte ? Qui doit faire ? Qui doit payer ? Comment faire mieux et moins cher ? Quel scenario de transformation ?

Cette réflexion stratégique à mener dans la plupart des Etats africains devrait conduire à deux résultats précieux dans le développement des pays africains et le bien-être des populations : d’une part la rationalisation de l’organisation du secteur public et d’autre part l’amélioration de la qualité du service public.

Vers une rationalisation de l’organisation des administrations et une amélioration du service public

La rationalisation de l’organisation du secteur public ne devrait cependant pas se faire sous le modèle des réformes de l’Etat qui ont eu lieu dans plusieurs pays africains au cours des décennies 1980 et 1990. Au début des années 1980, dans un contexte de politiques d’ajustement structurels, une rationalisation radicale a été menée sous formes « de commercialisation, de privatisation et de liquidation en différentes phases ». La décennie 1990 a été quant à elle celle d’une « agencification » de divers pans du secteur public, souvent sans une grande efficacité et presque toujours avec une accentuation du flou pouvant régner autour du secteur public.

Les réformes à mener aujourd’hui appellent un changement profond de paradigme par rapport à celles qui ont été menées au cours des décennies précédentes. Elles doivent désormais être résolument tournées vers l’amélioration du service public, par ricochet vers la satisfaction des clients de l’Etat. Une telle orientation appelle une nouvelle conception de la place du rôle de l’Etat dans nos sociétés et de ses interactions avec le citoyen, le contribuable et l’usager.

Il est urgent de mener cette réflexion stratégique dans beaucoup d’Etats africains, d’envisager des réformes structurelles profondes, de conduire le changement et de l’inscrire dans la durée. Bien entendu, d’un bout à l’autre du continent, ce travail ne saurait se faire sans le leadership et l’engagement de femmes et d’hommes aptes à mener ces transformations profondes.

Nicolas Simel