Dernier acte du focus de Terangaweb sur l'Afrique Sud. Vincent Rouget s'interroge et nous interroge. L'Afrique du Sud pourra-t-elle tenir le choc de la disparition de Madiba. Un article qui nous interpelle tous.
2012, comme chaque année, a connu son lot de chefs d’Etat souffrants et de leaders politiques à la peine physiquement. Meles Zenawi, président éthiopien, est décédé à la fin du mois d’août des suites d’une maladie inconnue ; Hugo Chavez lutte actuellement contre un cancer et multiplie les séjours hospitaliers à Cuba ; plus récemment, Hillary Clinton a dû se faire opérer en urgence d’un caillot sanguin au cerveau. Trois figures internationales d’envergure – leader de la puissance régionale est-africaine pour le premier, figure de proue de la gauche radicale latino-américaine pour le second, chef de la diplomatie étasunienne pour la troisième – dont les problèmes médicaux n’ont pourtant attiré qu’une attention limitée au regard de celle qu’a reçue une autre personnalité : Nelson Mandela.
L’ancien président sud-africain a été admis dans un hôpital de Pretoria à la mi-décembre pour être soigné d’une infection pulmonaire et d’un calcul biliaire. Après trois semaines de traitement et un Noël passé en observation, les médecins l’ont finalement laissé sortir le 27 décembre, et il se repose depuis dans sa maison de Houghton, dans la banlieue de Johannesburg.
Mandela n’en est pas à sa première alerte médicale. Au début de 2011, il avait déjà effectué un séjour à l’hôpital pour des problèmes similaires. A l’époque, les autorités sud-africaines avaient tardé à réagir, et leur communication hasardeuse avait fait naître les bruits les plus catastrophistes sur son état de santé. Cette année, le gouvernement a clairement mieux géré ce nouvel épisode médical, en publiant régulièrement des communiqués rassurants, sans pour autant réussir à empêcher les rumeurs de courir bon train. Immédiatement, les grandes chaînes nationales et internationales ont dépêché leurs correspondants pour prendre position devant l’hôpital, et c’est le monde entier qui s’est ainsi précipité au chevet du nonagénaire sud-africain, retenant son souffle devant l’évolution de ses bulletins de santé.
Désormais âgé de 94 ans, « Madiba » a quitté la présidence sud-africaine en 1999, après un mandat de cinq ans. Après quelques années d’engagements politiques divers (sur la question du SIDA ou dans les processus de paix au Congo et au Burundi), il s’est définitivement retiré de la vie publique depuis 2004. Partageant son temps entre son village natal de Qunu (Eastern Cape) et Houghton, il ne joue plus aucun rôle politique, ni au sein de l’ANC, ni sur la scène nationale. Ses fonctions cérébrales souffrent apparemment d’une forme de sénilité naturelle ; et au vu de son âge avancé, il n’y a rien d’étonnant à ce que son corps, malmené par 27 ans de prison (à la fin desquels il a notamment contracté la tuberculose), soit parfois en difficulté. Comment alors expliquer la frénésie médiatique et populaire autour de la santé de Mandela ? Pourquoi la moindre anicroche, même bénigne, reçoit-elle incomparablement plus d’attention à l’échelle mondiale que les complications médicales d’autres leaders au pouvoir politique bien plus important aujourd’hui ?
Au gotha des personnalités mondiales les plus respectées, Nelson Mandela occupe incontestablement une place de choix. Rares sont ceux qui ont comme lui sacrifié une vie toute entière pour le combat pour la liberté et l’égalité. Militant ANC depuis la fin des années 1930, il contribue largement à transformer ce rassemblement bourgeois aux revendications feutrées en un mouvement contestataire de masse dans les années 1950. Arrêté, d’abord condamné à mort, puis à la prison à perpétuité lors du procès de Rivonia en 1964, il devient durant son emprisonnement à Robben Island le symbole de la résistance à un régime discriminatoire inique.
Libéré après 27 ans sous les verrous, Mandela prend les rênes d’un pays au bord du précipice, et sa gestion de la transition va encore accroître son statut d’icône : repoussant tout esprit de revanche, prêchant le pardon et la réconciliation avec une énergie insatiable, il réussit à jeter les bases d’une nouvelle Afrique du Sud, démocratique et non-raciale, et à éviter le bain de sang que tous les observateurs prédisaient au tournant des années 1990. Récompensé par un demi-Prix Nobel de la Paix (partagé avec FW De Klerk), modeste récompense au vu de sa contribution incalculable au règlement pacifique de l’apartheid, Nelson Mandela est de ceux dont on aimerait qu’ils puissent vivre une éternité. « Tata » Mandela, grand-père de la nation, a avec tant de Sud-Africains une relation quasi-filiale : quand grand-père va mal, les enfants s’alarment. Quoi de plus normal ?
Mais derrière la tristesse de voir un leader vénéré subir les affres du temps, se cache une autre angoisse. Dans cette agitation qui entoure l’hospitalisation de Mandela, on peut lire en filigrane une question, un doute, une crainte : qu’adviendra-t-il de l’Afrique du Sud une fois Mandela décédé ? En réalité, que l’on s’inquiète tant de la santé d’un retraité inactif est révélateur d’une nation qui, 20 ans après la fin de l’apartheid, continue encore à se chercher, et à envisager son futur avec anxiété.
Mandela serait-il si important que sa seule présence, planant comme une ombre sur la politique sud-africaine, retiendrait le pays de plonger dans le chaos ? Les milieux extrémistes blancs raffolent de ce genre d’allégations, et diffusent sans relâche leur vision apocalyptique d’une horde d’Africains qui, sitôt le décès de Mandela annoncé, prendraient les armes et déferleraient sur les villes et les campagnes pour chasser manu militari tous les Blancs du pays.
On ne saurait cependant limiter ces peurs à une bande de suprématistes blancs nostalgiques de l’apartheid. Noirs comme blancs, beaucoup d’autres continuent de voir en Mandela la conscience morale de la nation, soutenant sur ses épaules de plus en plus frêles l’édifice instable de l’Afrique du Sud réconciliée. Attachés au respect de leurs aînés, les dirigeants sud-africains se seraient jusqu’à maintenant contraints à une certaine modération ; modération qui laisserait place, après la mort de Madiba, à des politiques plus radicales et moins respectueuses du compromis post-apartheid entériné par la Constitution de 1996.
L’épisode Mandela a fait ressurgir une nouvelle fois le spectre d’une dérive « à la zimbabwéenne ». Robert Mugabe, Nelson Mandela : les deux héros de la libération de l’Afrique australe ont souvent été comparés pour leurs pratiques du pouvoir radicalement opposées. Mandela, tout retraité politique qu’il soit, serait la garantie silencieuse d’un Etat libre et bien gouverné ; sans lui, l’Afrique du Sud tomberait, à la suite de son voisin septentrional, dans le syndrome de la « république bananière ». Que l’après-Mandela fasse si peur est la preuve éloquente d’un désenchantement populaire vis–vis de l’ANC. 2012 a été il est vrai une annus horribilis pour le parti au pouvoir. Luttes intestines, scandales de corruption, gestion calamiteuse de la fusillade de Marikana (34 mineurs en grève tués par la police en août)…beaucoup de Sud-Africains se demandent ce qu’est devenu le parti de Mandela, et craignent que l’ANC ne tourne définitivement le dos à ses idéaux une fois que celui-ci aura disparu.
Si les bulletins de santé de Mandela ont à nouveau fait le tour du monde, c’est parce que cette inquiétude est également partagée à l’international. « L’Afrique du Sud après Mandela sera un pays très différent », écrivait ainsi David Blair pour The Daily Telegraph. Le Nouvel Observateur, plus étrangement encore, titrait récemment : « Au secours Mandela ! Ils sont devenus fous… ». Des remarques teintées d’une certaine condescendance envers le pays (voire le continent), comme si Mandela surnageait seul au milieu d’un océan africain d’incompétence politique. Dès la fin des années 1990, Thabo Mbeki, deuxième président d’Afrique du Sud, constatait avec amertume que ses interlocuteurs occidentaux ne lui accordaient jamais la confiance dont jouissait son prédécesseur, et dénonçait cet « exceptionnalisme Mandela » par une expression percutante : le « syndrome du bon indigène » (the one good native).
Au-delà de la seule admiration pour Mandela, n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle les médias ont fait tant de cas de ses problèmes médicaux ? Ne voient-ils pas en lui, encore aujourd’hui, une présence rassurante, l’exception qui confirmerait la prétendue règle de la « mauvaise gouvernance africaine », un pare-feu indispensable qui empêcherait l’Afrique du Sud de tomber, comme le reste du continent, dans les tréfonds de la corruption et de l’autoritarisme ?
Nelson Mandela n’est malheureusement pas immortel. Son décès, selon toute vraisemblance, ne changera pas fondamentalement le visage de l’Afrique du Sud – tout au plus verra-t-on différents courants de l’ANC rivaliser d’ardeurs pour revendiquer son héritage politique. Mais l’étincelle qui luit encore dans les yeux de Mandela est éminemment symbolique, et à ce titre, l’hystérie collective et les spéculations autour de son état de santé sont riches d’enseignements quant à l’état du pays. Malgré une solidité institutionnelle indéniable et de nombreux contrepouvoirs (syndicats, société civile, presse…), la démocratie sud-africaine est encore jeune et incertaine quant à son avenir ; si l’on redoute que la mort de Mandela mette en péril tout un système, c’est que le jeu politique y reste largement personnalisé.
Plus important encore, 20 années après la transition démocratique, l’Afrique du Sud (comme les observateurs internationaux) peine toujours à envisager son futur autrement que sur un mode binaire : entre le miracle et le chaos, aucune alternative n’apparaît envisageable. Or, l’un comme l’autre de ces extrêmes sont trompeurs. L’Afrique du Sud n’est toujours pas la Rainbow Nation (nation arc-en-ciel) prêchée par Mandela et Desmond Tutu. Elle continue sa recomposition, lentement et péniblement ; mais cessons de voir en elle un Zimbabwe en puissance, dont le décès de Mandela ne ferait que précipiter la décadence. Ce serait faire injure à Madiba que d’imaginer que ses idéaux ne sauront lui survivre.
Vincent Rouget