Genèse des viols de masse en RDC

Cette analyse est le fruit de la lecture du récit de Joseph Mwantuali, tiré de l'histoire vraie de Coco Ramazani, une femme congolaise rescapée du conflit qui ensanglante l'Est de la RDC depuis bientôt 20 ans.
 
 

CocoRamazani4L’universitaire Joseph Mwantuali était en quête de données sur les  violences auxquelles les femmes de l’est de RDC doivent faire face depuis la première rébellion qui a suivi la chute de Mobutu. C'est au détour d’un échange dans une famille congolaise, qu'il fait la connaissance de Coco Ramazani. Réfugiée aux Etats-Unis, cette femme congolaise est porteuse du VIH et elle passe par plusieurs tentatives de suicide. Elle a fui l’Est de la RDC et Mwantuali va progressivement recueillir son témoignage qu'il va d'une main de maestro retranscrire.

Il s’agit donc d’un récit, d’une histoire vraie, un parcours quelque part dans le far east congolais. Avant de présenter ce texte, j’aimerais tout d’abord saluer l’écriture de Joseph Mwantuali. Il réussit la prouesse de proposer un texte maîtrisé, avec une plume d’une extrême qualité, sans fioriture sur le plan du style, totalement au service de la narration de Coco Ramazani. Cet effacement de l’intermédiaire, du porte-voix au service de la victime est remarquable et je tenais à le souligner.

Du point de vue de sa structure, ce texte pourrait être découpé en trois parties : Le contexte familial et social nébuleux dans le contexte qui précède la chute de Mobutu, son vécu au coeur d'un mouvement rebelle (RCD) – La vie après la guerre en exil. Le tout n'est pas forcément chronologique.

La vie avant l'occupation rwandaise et ougandaise

La première partie du récit de Coco Ramazani porte le témoignage de son enfance. Celle d’une enfant a perdu sa mère très tôt. En une quinzaine d’années, c’est plusieurs environnements qu’elle va côtoyer étant parfois soumise à la misère la plus profonde où le système « D » (Débrouillez-vous pour vivre) est insuffisant pour traduire ce contexte hostile. Fille menue, chaque fois que Coco Ramazani débarque chez une de ses sœurs, c'est pour les tâches domestiques, pour prendre soin des rejetons de ses soeurs, elle est la bonne à tout faire en incapacité de partager ses challenges personnels, les premières prédations masculines.

Joseph E. Mwantuali – source Présence Africaine

C'est aussi le propos d’une femme qui exècre profondément son père pour avoir livré sa très large progéniture (22 enfants, pour 5 épouses) à la misère la plus profonde. Un père disparu très tôt dans un accident de circulation. Et une famille paternelle qui laisse la charge des enfants en bas âge aux aîné(e)s tout en s’appropriant tous les biens matériels récupérables du défunt. La légendaire solidarité africaine…

Cette première phase est particulièrement instructive et elle ressemble aux descriptions qu’un Jean Bofane ferait de la vie des petites gens à Kinshasa dans  son fameux roman Mathématiques congolaises. Elle explique aussi certains choix incompréhensibles que fera Coco Ramazani plus tard. Un point dominant de cette période qui se termine avec l’arrivée des troupes Rwandaises à Bukavu, est l’harcèlement sexuel dont elle – adolescente pré-pubère – va faire l’objet par un pasteur évangélique pédophile. La solitude de l’orpheline, les mauvais traitements, une forme de reconnaissance vont enfermer la jeune femme dans cette relation perverse. Les figures masculines sont donc mises à mal à juste titre. Entre le père qui se reproduit à satiété, le frère aîné qui refuse d’assumer l’héritage paternel fait d’une ribambelle de bouches trop nombreuses à nourrir, le pasteur prédateur sexuel, des enseignants qui exercent un droit de cuissage sans vergogne et ni retenue, l’homme décrit tout au long de cette première phase dite pacifiée est déjà en guerre contre la gente féminine…

Une femme dans le mouvement du RCD : le viol comme arme de travail

Le problème que pose ce récit est illustré par la violence organisée au sein même du RCD (Rassemblement Congolais pour la Démocratie). Nous sommes là, c'est ma lecture, dans la genèse des viols de masse en RDC. Pour rappel, ce mouvement politique qui va connaître deux mouvances, à savoir celle de Goma (pro-rwandaise) et celle de Kisangani (pro-ougandaise) est un produit de la deuxième invasion que va connaître la RDC. Un mouvement politique avec des pantins congolais à sa tête pour servir de caution sinon de couverture à une exploitation des ressources assaillants étrangers qui ne retombent dans la première erreur de partir jusqu’à Kinshasa.

Coco Ramazani, secrétaire, agent administratif, n’a pas de protecteur attitré au sein de ce mouvement qu'elle a intégré après une ou deux années universitaires. A plusieurs reprises, elle fait l’objet de viols par les dirigeants de ce parti qui a la prétention de diriger ce pays. Naturellement, n’importe quel lecteur phallocrate objectera en soulignant "pourquoi reste-t-elle dans le mouvement ?". Et je pense que c’est tout l’intérêt de ce récit que je ne peux dévoiler complètement. Le contexte de la guerre fait que la jeune femme n’a que très peu de marge de manœuvre lorsqu’elle se retrouve à Kisangani, loin de sa famille, sans ressource dans un mouvement qui prend bien soin de ne pas rémunérer ses employés, les livrant à la merci des responsables. Parler de genèse de viol de masse peut paraître excessif, et ce n'est pas le propos de Mwantuali. 

Là où l’ouvrage devient très pertinent, c’est dans le partage de la petite femme de rien du tout. En dehors de subir certaines agressions, elle observe les valeurs de ces « rebelles », ces gros cervaux qui ambitionnent constituer une alternance crédible pour ce pays et qui se prostituent auprès de l’occupant étranger. Des hommes capables pour sauver leur peau lors de l’évacuation de Kisangani – après la destruction du siège de leur mouvement par les Rwandais – d’abandonner une demi-douzaine de femmes congolaises de leur mouvement (dont Coco) dans un camp bourré de soldats ougandais ? Faut-il vous faire un dessin ?

Le viol des femmes en RDC est une image terrifiante de celui de ce pays par ses élites corrompues. De la même manière que les violeurs du RCD Kisangani, selon la narration proposée par Joseph Mwantuali, disposent des femmes comme d’objet à disposition – dans un autre contexte on aurait parlé d’esclaves – ces élites prédatrices se servent pour leur satisfaction personnelle des richesses de ce pays trop doté par la nature. Mais il me semble que le plus douloureux ici, c'est la récurrence du viol. Comme ces femmes, la RDC est dans un rapport constant d'exposition à l'agresseur sans que des mesures de protection ne soient conçues par ses leaders politiques, proposées aux populations, aux femmes avant tout.

 

Au-delà du cas de la RDC, Tu le diras à ma mère de Joseph Mwantuali interpellera chaque lecteur. Si la violence ici décrite est crue et nous retourne l’estomac, elle prend des formes différentes dans d’autres pays comme le Congo voisin par exemple. L’alternance après laquelle chaque nation africaine soupire a le devoir de s’extraire de cette prédation animale qui intègre l’idée vendre père, mère et femme pour satisfaire une soif de pouvoir inextinguible. 

L'exil

Coco, elle, se meurt quelque part dans un exil qui n'est point doré. Marquée à vie par la violence des hommes, se pensant abandonnée par un Dieu qu’elle finit par croire indifférent à ses souffrances puisque c’est dans sa « maison » qu’ont commencé les premières agressions subies par Coco Ramazani, elle tente une reconstruction en Lui parlant, partagée entre raison et folie. L'objectif des violeurs est atteint : briser une femme, détruire un pays pour en abuser encore et encore. Une femme qui résiste malgré tout, ce livre en est la preuve.

Laréus Gangoueus

Tu le diras à ma mère, Joseph Mwantuali (Editions Présence Africaine, 2015) 

Source photo – Editions Présence Africaine

J’ai lu “Un Dieu et des Moeurs” du romancier sénégalais Elgas

Moins de 48h…

C’est ce qu’il m’a fallu pour lire, dévorer devrais-je dire, les 335 pages de “Un Dieu et des Moeurs” de mon ami et compatriote El Hadji Souleymane Gassama alias Elgas. 97 pages le premier jour, les 238 pages suivantes le lendemain. D’une traite. Cela faisait pourtant deux ans que je n’avais plus terminé un livre, même en étalant sa lecture sur plusieurs mois, même s’il ne faisait que 100 pages, même s’il s’agissait d’une relecture du grand Cheikh Anta Diop. Deux ans. Ainsi, quelques jours après en avoir achevé la lecture et après avoir vécu deux années où aucun livre ne m’avait assez “accroché”, il est évident pour moi, que nous tenons là un très grand écrivain, peut être l’un des plus grands que le Sénégal n’ait jamais enfanté. Oui, rien que ça.

Que dire de ce livre ? Je commencerai par un avertissement : “Un Dieu et des moeurs” est un livre obus qui vise à heurter les consciences sans concession et parfois avec une acidité voulue afin de poser le débat sur la place de la religion (L’Islam) et de la tradition (ancestrale négro-africaine) au Sénégal. Ces deux éléments qui forment ce que nous appelons être “notre culture”, sont pour Elgas la cause fondamentale de la plupart de nos tares : fatalisme face à la misère, déresponsabilisation individuelle, indifférence complice à l’égard de l’exploitation des talibés, persistance de Un Dieu et des moeurs, un roman de Elgasl’excision, des mariages forcés, de la croyance exacerbée dans l’irrationnel et du clanisme familial pour n’en citer que quelques-unes.

Un livre obus donc. Un livre cru où l’on sent Elgas tiraillé entre un pessimisme profond sur le devenir de la société sénégalaise et un amour irrationnel pour cette terre dans laquelle il ne se reconnait pourtant presque plus.

“Un Dieu et des moeurs” est aussi un livre construit de manière originale, à mi-chemin entre le carnet de voyages, le journal intime, le roman et l’essai. Un bric-à-brac littéraire diablement entraînant, divisé en deux grandes parties : tableaux d’un séjour et mauvaise foi. Dans Tableaux d’un séjour, Elgas brosse magistralement 15 portraits sociétaux et raconte ses 15 nuits au Sénégal, tableaux où il décrit de manière minutieuse, violente, touchante ou choquante des tranches de vies, comme celle de cette femme à peine trentenaire et déjà mère de 10 enfants, ou encore de ces talibés venus sonner à sa porte sous une pluie battante, tremblotant de froid et d’effroi à l’idée de rentrer tard chez leur “serigne” sans apporter la somme qu’il leur réclame quotidiennement. Une première partie d’une exceptionnelle qualité littéraire, parfois hilarante (L’Huile, le Sexe et les sénégalaises) et renfermant une grande sensibilité où Elgas retranscrit notamment cette lettre émouvante qu’il écrit à son Papa décédé quelques mois auparavant.

La seconde partie intitulée Mauvaise foi, moins volumineuse, et que j’aurai aimé voir développée, traite de la place de la religion dans la société sénégalaise et le dogmatisme progressif qui s’y est installé au détriment de la raison et d’une spiritualité saine ou ouverte comme l’Islam insouciant de son enfance. Elgas y explique en détail ce qu’il appelle le “fanatisme mou”, sorte de violence et d’intolérance silencieuse enfouie en chacun ou presque des musulmans modérés qui composent la majorité des sénégalais. Un avertissement franc, et salutaire du reste, y est également fait sur le morcellement confrérique du Sénégal, la fanatisation d’une partie de la jeunesse et la fragilisation d’un des piliers de la République à savoir la laïcité, rappelant que les germes de la violence religieuse qui a éclaté au sein de pays qui nous sont proches, sont également présents dans notre société et bien plus qu’on ne le pense. Elgas y exprime également un universalisme assumé du point de vue des choix politiques et culturels, point sur lequel lui et moi avons encore des divergences, divergences qui cependant s’effacent devant notre humanisme commun et l’urgence des défis sociétaux internes que les africains, représentés par les sénégalais dans ce livre, se doivent de relever avec courage et détermination.

On peut avoir l’impression, et je l’ai eue en lisant le livre, qu’Elgas se bat contre tout et contre tout le monde. Il y égratigne en effet les militants panafricanistes et leur “afrocentrisme”, la jeunesse bourgeoise dakaroise qui rejette en façade et uniquement à travers le discours l’Occident et ses valeurs mais qui vit selon ses codes au quotidien. Il attaque également le leg confrérique supposé être à la base de la concorde nationale, les hommes politiques – vus à travers son propre père – pour leur complicité intéressée dans le développement de l’obscurantisme ainsi que les intellectuels pour leurs analyses périphériques qui n’osent pas selon-lui faire une analyse complète et poser le débat, forcément douloureux, de la religion et de la tradition au Sénégal. En réalité, il me semble que ce procédé volontairement vindicatif et corrosif, parfois à la limite de la caricature, vise à susciter un débat autour de la religion et des réactions, qui quelles qu’elles soient, seront toujours plus bénéfiques que le silence assourdissant qui pèse sur la société toute entière. Silence qui, lentement mais surement, l’enfonce dans la misère, le fatalisme et l’obscurantisme. Comme l’a récemment écrit l’autre révélation littéraire de cette année 2015, Mbougar Sarr, “Un Dieu et des moeurs” d’Elgas est un livre salutaire. En effet, la Société sénégalaise, plus que jamais, a besoin de poser le débat de la religion et de la tradition en son sein. Ce livre en est une introduction, violente, mais ô combien brillante, que je vous recommande vivement. 

Parole d’un lecteur admiratif.

Fary