Interview de Sami Tchak sur son roman « Al Capone le Malien »

Sami Tchak, de son vrai nom Sadamba Tchakoura, est un écrivain togolais lauréat en 2004 du Grand prix littéraire d'Afrique noire. A la suite de la critique de son 7ème roman, Al Capone Le Malien, Sami Tchak répond aux quesitions de Lareus Gangoueus. En gras, les questions de Gangoueus, en clair les réponses du romancier.

Vous avez habitué vos lecteurs à des excursions en Amérique latine dans vos dernières parutions (Hermina, La fête des masques, Paradis des chiots ou Filles de Mexico). Qu’est-ce qui a déterminé, voir dicté ce retour en Afrique ? Est-ce que pour l’auteur que vous êtes, il y a eu des difficultés à écrire dans cet univers ?

Sami Tchak : Je pars de l’idée que chaque créateur s’inspire de tout ce qui, à un moment, l’interroge avec une sorte d’urgence. Parfois, c’est la nouveauté (la découverte) qui le stimule. Je n’ai jamais pensé qu’en tant qu’auteur togolais, il y ait un terrain ou un territoire qui s’impose à moi d’emblée, même si, contrairement à certains commentaires sur moi, je n’ai jamais laissé entendre que mon pays, ou le continent africain, était exclu de mes sources d’inspiration. Pour chaque livre, un événement, un prétexte, une situation, une expérience. L’Amérique latine m’en avait fourni et m’en fournira sans doute encore. Mais le dernier roman est né, lui, d’un moment précis dans ma vie : lorsque je me suis retrouvé à Niagassola (Guinée), dans le compte du magazine Géo, pour un reportage sur le balafon mythique de Soumaoro Kanté, classé par l’UNESCO comme patrimoine mondial immatériel de l’Humanité. D’autres éléments, puisés surtout dans l’histoire récente du Cameroun se sont par la suite introduits dans mes expériences à partir de mes voyages. Le roman est né de là. Et d’autres viendront, si la vie m’en laisse le temps et les moyens, sur ces mêmes sujets dont je tenterai de rendre davantage la complexité.

On retrouve plusieurs éléments déjà présents dans Filles de Mexico. Le premier auquel je pense est la géographie. Ce roman se déroule successivement en Guinée et au Mali avec un épisode assez long au Cameroun. La France est présente aussi. Est-ce votre côté globe-trotter qui influence cette construction géographique de vos histoires ? Ou plutôt un besoin de ne pas zoomer sur une seule cible ?

Sami Tchak : Ces éléments étaient déjà présents dans tous mes autres romans, depuis Place des Fêtes. Je dirais que pour le moment mes personnages sont des êtres assez mobiles, dont les expériences traversent des frontières. Cela ne renvoie pas à un besoin de ne pas « zoomer une cible », mais au fait assez simple que pour le moment c’est de cette manière que je trouve plus adapté de rendre compte des expériences de mes personnages. Un jour, je pourrais écrire aussi un roman dont les actions se déroulent par exemple dans une piaule ou dans une voiture. L’essentiel étant de tenter de jeter un regard relativement personnel sur le monde dans lequel on vit, sur la condition humaine, les sujets littéraires de tous les temps.

Le 2ème élément est ce personnage narrateur, René Cherin, qui fait beaucoup penser à celui de Djibril Nawo de votre précédent roman. Tous deux sont des personnages un peu pommés, se laissant porter par les situations, permettant la libération de la parole et/ou celle de l’action des personnages qu’ils observent. S’agit-il d’un artifice littéraire uniquement ou d’un discours sur la passivité et la rencontre de l’autre ?

Sami Tchak : Là aussi, il s’agit de traits qu’on retrouve chez le héros de Hermina, chez celui de La fête des masques, chez le narrateur principal du Paradis des chiots. Pas forcément des personnages paumés, mais plus des gens qui se laissent emporter, qui suivent, pour certains par une sorte de résignation, pour d’autres par curiosité ou inconscience, mais dans tous les cas c’est de cette manière qu’ils se retrouvent au cœur des secrets des autres, qu’ils voient et restituent le monde devant eux, dont l’impact sur eux devient peut-être l’élément qui les rend originaux. Leurs manières de réagir les singularisent mais aussi dévoilent, peut-être, ce qui en eux, chez eux, est universel.

Une petite différence entre Djibril Nawo et René Cherin. Djibril a des origines togolaises comme vous, alors que René est blanc et il sort de sa campagne bien française, même s’il a vécu dans une de ces banlieues très mondialisées d’Ile de France. A-t-il été difficile pour vous de vous glisser dans la peau de ce personnage ?

Sami Tchak : Entre Djibril Nawo et René Cherin, la différence va au-delà de ces aspects soulignés. Mais cela n’est peut-être pas le plus important. Prenons en compte juste René. Il n’a pas vécu dans une banlieue, mais dans le vingtième arrondissement de Paris, dans un immeuble où en effet il croise des hommes et des femmes venus, pour la plupart d’entre eux, d’ailleurs. Il ne m’a pas été plus difficile, ni plus facile, de me mettre dans la peau d’un journaliste blanc se retrouvant dans des pays africains qu’il ne l’avait été pour moi lorsque j’écrivais dans les années 1980 mon premier roman en faisant parler une femme. C’est le même travail pour tenter de rendre crédibles les voix des gosses d’un quartier difficile d’une capitale latino-américaine ou la voix d’un jeune Français fils d’immigrés africains. Même pour un roman dit autobiographique, je crois que le travail de l’écrivain consiste, entre autres contraintes, à se mettre sous la peau de ses personnages. La véritable question, à mon avis, c’est s’il le réussit toujours !

Il y a comme une sorte d’inversion des rôles – du rapport dominant/dominé – qu’on a du mal à concevoir parfois dans le contexte africain actuel, notamment ce rapport de fascination qui le lie à tous les personnages qui gravitent autour d’Al Capone ?

Sami Tchak : Je ne sais pas si on peut parler de rapport de dominant/dominé, mais il est, en effet, moins fréquent qu’on mette en scène des Blancs, quels qu’ils soient, qui, dans un pays africain, découvrent des personnages qui les fascinent, qui ne viennent pas vers eux comme des mendiants de situation, mais comme des « maîtres » qui les aspirent dans leur monde. Mais la personnalité de René, mieux que la couleur de sa peau, explique la situation qui s’est créée, le rapport vertical entre Al Capone et lui. Le photographe n’a pas éprouvé la même fascination, on peut même parler, de son côté, d’une sorte de répulsion pour le faux prince et ses mœurs. Il est donc resté totalement à l’écart de cet univers, il n’a éprouvé de l’intérêt que pour les paroles de Namane Kouyaté. Peut-être parce que lui, le photographe, était un habitué du terrain, avait déjà établi des liens avec beaucoup de sociétés africaines qu’il interroge pour comprendre leurs vérités les plus ancrées.

Al Capone le Malien est un feyman, un escroc camerounais d’envergure internationale. Comment avez-vous été conduit à créer ce personnage ténébreux, complexe, charismatique, très moderne ?

Sami Tchak : Je me suis inspiré des histoires de feymen qui ont réellement existé, au premier rang desquels Donatien Koagne, celui qu’Al Capone considère comme son dieu. Comme dans mes autres romans, il me faut du concret, à partir duquel ma liberté d’écrivain a un sens. 

Une autre figure introduit ce roman, celle de cet ancien diplomate guinéen ; Namane Kouyaté. Homme dévoué passionnément à son épouse et à son art de joueur de balafon et de griot mandingue. Enraciné dans l’histoire, dans la tradition orale, il est antithèse d’Al Capone. Avez-vous souhaité reproduire, en confrontant ces deux personnages, le choc de deux mondes tel que Chinua Achebe, version 2010 ? Une collision frontale entre le matérialisme bling-bling d’Al Capone et l’« archaïsme » d’une culture millénaire incarnée par un balafon enfermé dans une vieille case ?

Sami Tchak : J’ai tenté de montrer la complexité des éléments qui composent nos identités. Bien sûr, il y a une véritable opposition entre les visions du monde de Namane et d’Al Capone, mais ce qui me semble encore plus important, c’est la façon dont ces mondes si antagoniques cohabitent, font la modernité, le dynamisme de nos sociétés. Si on prend le cas de Donatien Koagne, le plus célèbre des feymen, on verra que c’est sur les symboles des sociétés anciennes de son pays qu’il a construit son mythe. Il s’est autoproclamé roi du Cameroun et on le voit habillé comme un roi, avec sa canne, tous les symboles extérieurs qui vont avec, dont l’or. Al Capone, avant qu’on ne sache qui il est, se présente aussi comme un prince venu à Niagassola pour voir un symbole du pouvoir ancien, le balafon. Namane Kouyaté, l’homme toujours en veste et cravate, incarne sans doute une certaine identité, fondée sur ce que le passé a de plus glorieux. Mais c’est aussi un homme de son temps. Les choses sont relativement plus complexes dans la réalité, elles ne peuvent être simples dans les livres qui s’en inspirent.

On pourrait vous reprocher de regarder cet effondrement des valeurs avec une pointe de sarcasme quand vous mettez en scène cette photo avec ces notables de Niagassola qui veulent être immortalisés devant la limousine du feyman… Qu’en pensez-vous ? Y-a-t-il des choses à rattraper ?

Sami Tchak : Pour me reprocher une sorte de sarcasme, il faut me prêter ce sarcasme. C’est ce que je viens de dire : les choses ne sont pas aussi simples, ni dans la réalité, ni dans le livre. Si vous vous référez à un autre moment du livre, vous le remarquerez encore plus aisément : Namane Kouyaté parle d’un féticheur, Moustapha Diallo, assez riche dont l’une des passions consiste à acheter des voitures de luxe. Moustapha Diallo existe réellement, et ce que je dis de lui est authentique. Il vous suffit de chercher sur Internet le féticheur Moustapha Diallo du Mali pour découvrir ce personnage. Ce n’est donc pas parce que les vieux sont bien ancrés dans leurs valeurs qu’ils demeurent insensibles aux symboles actuels de la puissance, de la richesse, du pouvoir. Et il me semble que je regarde l’effondrement de certaines valeurs avec une pointe de tristesse. Je ne sais s’il y a des choses à rattraper, mais il est possible, au moins sur un plan individuel, de ne pas céder facilement à la fascination de tout ce qui brille.

(La suite de l'interview est consultable sur le blog de Gangoueus : http://gangoueus.blogspot.com/2011/02/interview-de-sami-tchak-sur-al-capone.html)

Interview réalisée par Lareus Gangoueus

Sami Tchak : Al Capone le Malien

L’auteur togolais nous avait habitués à plus de sobriété dans le choix de ses titres : La fête des masques, Place de fêtes, Hermina, Paradis des chiots, Filles de Mexico. On pourrait parler de rupture en pensant à ce titre clinquant qui ne manquera pas d’émoustiller la curiosité du lecteur… à juste raison.
En effet, Al Capone le Malien est le personnage de ce roman. Il est le noyau d’un atome d’Uranium autour duquel gravite une myriade de personnages-électrons, tous sous l’emprise de son champ de force qui empêche toute fuite possible. Il est des personnes dont il n’est pas souhaitable d’entendre la simple voix. Tout est dérèglement autour de ce feyman, entendez par là escroc international d’origine camerounaise. L’homme est un hédoniste accompli, il vit chaque seconde de sa vie comme c’était la dernière, il aspire l’air de ceux qui l’entoure, les abreuve selon son bon vouloir à coup de champagne Veuve Cliquot.

C’est au travers d’un de ces électrons insignifiants qu’on observe le charme qu’opère le malfaiteur africain. René Chérin est un journaliste français venu à Niagassola réalisé en compagnie d’un photographe un photo-documentaire sur l’art du Manding pour un très grand magazine, en particulier sur le fameux Sosso-Bala, balafon ancestral lié à l’épopée mandingue. Il rencontre tout d'abord Namane Kouyaté, un notable guinéen devant l’aider dans le cadre de sa mission. L'homme a été diplomate, mais il est surtout un très grand griot et un fin connaisseur des cultures mandingue et occidentale, un défenseur d’une Afrique se rassérénant de son passé glorieux dont il ne reste cependant que des traces orales dans l’histoire.
C'est au cours de la cérémonie traditionnelle que René Chérin, sorte de personnage éponge, figure récurrente de la prose tchakienne, se prend d’intérêt pour cet Al Capone, figure concrète et charismatique de l’Afrique contemporaine dans tout ce qu'elle a de retors et de moderne. Il le retrouve à Bamako.

Disons-le tout de suite, Sami Tchak réussit là un très beau portrait de cette Afrique des coulisses, des arcanes du pouvoir. Celles du Cameroun principalement, quand est exploré le passé d’Al Capone, ce qui le définit. Comme à son habitude, Sami Tchak explore les fossés jonchés de détritus, d’histoires scabreuses, les scandales dont certains sont liés à des faits réels qui ont secoué le Cameroun. Son terrain d’exploration n’est plus l’Amérique latine. Bamako que le livre de Valérie Marin La Meslée présentait sous un aspect positif est revisitée dans son aspect ténébreux, loin des valeurs ancestrales clamées par les djéli, plus proche de cette course matérialiste et égocentrique de l’individu et de la faillite des moeurs.

Plus que le personnage de Djibril Nawo, dans le roman précédent de Sami Tchak, René Chérin agace par sa passivité. Elle n’est pas seulement un artifice littéraire pour permettre une libération totale de la parole des personnages observés. Personnages qui malgré l'extravagance de leurs actions, avancent masqués. L’emprise d’Al Capone est réelle. Il donne une direction, à des personnages en quête de spiritualité, en quête d’eux-mêmes. Que ce soit une bell française d’origine malienne, spécialiste de littérature. Que ce soit une fille à papa initiée à la luxure. Que ce soit une certaine malienne malicieuse. Que ce soit un français en perte de repère, préfiguration d’un pays sur le déclin ?

Quand on remonte, le temps d'une confession, sur le parcours de Joseph Tawa dit Al Capone, sur sa fascination pour Donatien Koagne, prince disparu des feyman, on saisit une part de la personnalité de ce comédien né. Enfin, on croit le saisir… Le reste est à découvrir.

Bonne lecture,

Lareus Gangoueus

http://gangoueus.blogspot.com/

Editions Mercure de France, 1ère parution en 2011, 298 pages.

Ramata

Ramata est un ouvrage que je lirai un jour. Parce que mon ami Hervé Ferrand en a fait une très belle critique. Parce que Léandre-Alain Baker en a fait un film profond et intéressant. Parce qu’il faudra bien un jour que je découvre Abasse Ndione, auteur de polars depuis Dakar.
J’ai eu le privilège de voir ce film avant sa sortie en salles, le 1er juin 2011. Un film qui a mis un certain temps à rencontrer le grand public si on considère que l’actrice qui le porte, Katoucha Niane, a disparu il y a plus de trois ans dans des circonstances toujours non élucidées.
Katoucha.
Je ne sais pas si une autre actrice aurait pu habiter le personnage central de ce drame. Ramata.
Une femme. Une cinquantaine d’années. Belle. Épouse depuis près de trente ans du Garde des Sceaux sénégalais. Le pouvoir. La richesse. Les moyens de s’entretenir. Une belle baraque. Une fille. Un petit-fils. Des hommes? Pourtant, quand Ramata se fait enlever par Ngor le temps d’une soirée, un jeune brigand qui sort de taule, sa vie bascule. La femme abandonne la sécurité de son mariage pour une relation périlleuse et incertaine, où elle perd le nord. D’autant que l’apparition de Ngor n’est peut être pas fortuite…

Léandre-Alain Baker réalise un film d’auteur intelligent admirablement porté par Katoucha Niane et Viktor Lazlo. Un projet où la femme a une parole libre et tente de se défaire d’une relation lourde et inaboutie. La femme objet décide de s’extraire de son rôle de potiche pour se réaliser. Une libération de la solitude de l’oasis pour les ardeurs et le silence du désert ? Qui est Ngor, ce jeune homme qui a 25 ans de moins que Ramata ?
On sent dans le jeu de Katoucha, une tristesse profonde qui sied bien au mal-être du personnage incarnée. On sent une souffrance de certaines femmes africaines qui portent leur destinée comme un fardeau. On sent l’émotion de l’actrice qui semble jouer un rôle qui la touche profondément. La tragédie d'une vie personnelle qui l'a conduite à écrire Dans ma chair. Une souffrance que Léandre-Alain Baker capte très bien.
Je ne suis pas un spécialiste de cinéma. Je ne rentrerai pas dans des considérations techniques.
Mais, j’ai bien aimé le montage, l’agencement des scènes. On peut regretter quelques temps morts qui sont néanmoins brefs. Ce film sort trois ans après sa production, après de nombreux festivals, dans une salle à Paris, au cinéma La Clé, du côté de Maubert Mutualité, à partir du 1er juin 2011.

 

Lareus Gangoueus

http://gangoueus.blogspot.com/

Ramata, film adapté du roman d'Abasse Ndione, réalisé par Léandre-Alain Baker, produit par Mokhtar Bah, musique de Wasis Diop
avec Katoucha Niane, Viktor Lazlo, Ibrahima Mbaye, Ismael Cissé, Suzanne Diouf, Abdoulaye Diop Dani, Ernest Seck
Voir une présentation de RFI avec Mockhtar Bah et Léandre-Alain Baker
 

Main basse sur le Cameroun

Le terme « indépendance » vis-à-vis de la France m’a toujours laissé songeur, même si Grand Kallé a réussi à faire danser tout un continent sur une utopie. La lecture du fameux essai de Mongo Béti, Main basse sur le Cameroun : Autopsie d’une décolonisation, publié chez François Maspero et immédiatement censuré en 1972 par le ministre de l’Intérieur français de l’époque, Raymond Marcellin, me conforte quarante ans après sur le fait que tout cela n’est que mascarade.

Notons d’abord, concernant cette censure, qu’elle fait suite à la demande du gouvernement d’Amadou Ahidjo par l’entremise d'un autre écrivain, Ferdinand Oyono, ambassadeur du Cameroun en France au moment de la parution de l’essai de Mongo Béti. Un paradoxe. Notons ensuite que l’interdiction de circuler en France de cet ouvrage n’a été levée qu’en 1976. Naturellement, on se demande le pourquoi d’une telle censure en France de l’auteur camerounais et surtout quelles sont les raisons obscures qui ont conduit les autorités françaises à se prêter à cet exercice si peu conforme aux valeurs de la République. Mongo Beti fournit de nombreux éléments de réponse sur ces points.

La curiosité donc m’a conduit à me plonger dans ce texte d’un auteur dont, depuis longtemps, j’avais perçu l’engagement sans avoir parcouru ses écrits. Mongo Béti est un insoumis qui, à l’aide des mots, tente de donner aux lecteurs les clés du fameux procès du dernier leader historique de l’U.P.C, Ernest Ouandié et de l’évêque de Kongsamba, Monseigneur Albert Ndongmo. Mascarade de procès au Cameroun. Mongo Beti s’efforce dans un premier temps, dans un style maîtrisé et direct, de brosser le contexte de ce procès dans l’histoire récente du Cameroun. 10 ans d’indépendance au moment des faits. Plus de 15 ans de guerre d’indépendance menée par les révolutionnaires de l’Union des populations camerounais. Décrivant d’abord la genèse de ce mouvement créé par des syndicalistes français, puis la figure historique de Ruben Um Nyobè qui dès 1954 prend les armes pour poursuivre son combat contre l’administration coloniale. Cette première phase de l’essai permet au lecteur de cerner la violence d’un conflit longtemps passé sous silence à l'extérieur du Cameroun. Elle permet de voir l’ascension d’Ahmadou Ahidjo, modeste instituteur peulh qui deviendra le champion de l’administration coloniale.

Si Mongo Béti se montre particulièrement irrévérencieux à l’égard de ce dernier qu’il désigne par le qualificatif de petit peulh, c’est principalement par le fait qu’il constitue l’élément central de sa démonstration : les indépendances en Afrique francophone sont un leurre, fruit de la vision éclairée du Général de Gaulle pour garder la main mise de la France sur son pré-carré en Afrique. Si on peut regretter les attaques sur la personne du président camerounais par Mongo Beti, qui pourrait réduire son propos, la densité de son discours atténue ce méfait en soulignant la violence du régime d’Ahidjo sur la persécution dont Mongo Béti a été l’objet, sur les éliminations physiques des leaders de l’opposition camerounaise, sur la désinformation orchestrée par une certaine presse française de gauche.

Sur ce point, Mongo Béti recueille de nombreux articles couvrant les événements entourant l’indépendance camerounaise de 1958 à 1962, mais surtout le procès de 1970 et l’exécution d’Ernest Ouandié pour développer la thèse d’une presse à géométrie variable quand il s’agit de traiter les scandales des pays du Tiers-Monde. Observateur de cette presse, habitué à la voir ruer dans les brancards lorsqu’un régime fasciste abat des cartes violentes sur son opposition ou sur des minorités, comme en Espagne lors du procès franquiste de Burgos, ou en République dominicaine, où la dictature est soutenue par les Etats-Unis, le Guatemala… Observateur de cette presse, disais-je, Mongo Béti n’en est que plus désabusé quand il constate l’omerta puis la désinformation qu’elle impose autour des événements au Cameroun et surtout le procès de Ouandié et Ndongmo. Le journal de centre gauche « Le Monde » est particulièrement dans le collimateur de l’essayiste camerounais.
 

 Il ne pouvait donc être question d'une analyse exhaustive des publications françaises et de distribuer équitablement l'éloge et le blâme. Je me proposais d'illustrer cette vérité formulée ici et là, dans mon livre, que, quand il s'agit de l'Afrique noire, les clivages gauche/droite, libéraux/conservateurs deviennent brusquement caducs en France pour faire place à un complexe obscur, mélange inquiétant de paternalisme paranoïaque et de sadomasochisme, qui doit servir de fond à tous les crimes passionnels. Pour cela, je n'avais besoin que de clouer au pilori quelques publications réputées dont la trahison à l'égard d'idéaux affichés de gauche était la plus flagrante ou, inversement, d'en mentionner d'autres où les qualités de cœur du rédacteur en chef avaient eu raison, en cette occasion, d'options notoirement droitières, sinon racistes. 
Préface de l'auteur  à l'édition de 1977, page 37
 
Mongo Béti s’appesantit plus sur le cas de l’évêque de Kongsamgba que sur celui de Ouandié. Entrepreneur alerte et innovant, il est exemple parfait de l’intellectuel dont on coupe sciemment les ailes à ses initiatives. La Françafrique est en marche, et il n’est pas de bon temps, à cette période, pour un camerounais indépendant de s’aventurer sur ce terrain sans aucune tutelle parisienne. Main basse sur le Cameroun est l’occasion de voir les mécanismes de maintien de l’élite de tout un pays sous l’emprise d’un individu.
40 ans après ce procès malheureux,  39 ans après la publication de cet essai, bienheureux celui qui pense que ce texte n’est plus d’actualité.
A lire et à faire lire.
 
Lareus Gangoueus
 
Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, Autopsie d'une décolonisation
Edition François Maspero, petite collection maspero, 1ère parution en 1972, 269 pages
 

En attendant les barbares

Nous sommes sur un poste avancé d’un empire. Une petite ville, Les Marches, d’une province éloignée au-delà de laquelle règnent les barbares. Il n’est pas aisé de situer dans le temps cette narration. Mais on peut s’autoriser à penser aux grands empires qui ont dominé la planète, l’Egypte, l’empire romain, l’empire colonial britannique. Peu importe, les questions que met en scène John Maxwell Coetzee dépassent très largement les questions de temps et d’espace (ici une ville aux portes d’un désert). C’est principalement la force de ce roman dense, fort, déroutant, angoissant parfois.

Le magistrat voit arriver dans sa ville un militaire (ou un officier de police) qui a une mission à mener contre les populations barbares qui entourent cette limite de l’empire. Dès le départ, tout oppose ces deux hommes. L’un est un homme de droit, rondouillard, gérant cette cité depuis un grand nombre d’années avec une certaine harmonie avec les barbares. L’autre représente cette force légale devant assurer la sécurité d’un territoire par tous les moyens, même les plus vils pour ne pas dire barbares. Mandaté par le pouvoir central, le colonel Joll capture à l’aveuglette des habitants des zones environnantes et des barbares. La torture la plus efficace n’a pas de secret pour cet homme sans scrupule. Le magistrat va se prendre de sympathie pour une des victimes du tortionnaire de l’empire, une femme barbare dont les pieds ont été brisés…

John Maxwell Coetzee centre son intrigue sur ces trois personnages pour conduire une réflexion très large sur l’empathie, l’arbitraire, l’antagonisme entre les valeurs d’une civilisation et les moyens inhumains pour la défendre, le rapport à l’autre, cet inconnu. Notez ceci, si j’use du terme civilisation, il est important de retenir que le mot n’est jamais mentionné dans ce roman remarquable. Au nom des principes qu’il croit défendre mais surtout d’une empathie qu’il ne sait lui-même définir à l’égard de cette femme, ce magistrat va connaître toutes les étapes de la déchéance. Je ne vous dirai pas comment. C’est dans cette chute, que la densité du propos du romancier sud-africain se révèle. Sachez que Coetzee, lauréat du Prix Nobel de littérature n’est vraiment pas petit, comme on dit en Côte d’Ivoire ou au Cameroun (est-ce qu'un grand est un petit?).
Avec une puissance de narration impressionnante, il nous fait vivre de l’intérieur cette descente aux enfers, il nous soumet aux affres de la torture, à la déstructuration que celle-ci engendre dans l'esprit de l’individu le plus structuré. Alors que le magistrat parle, la question lancinante qui taraude le lecteur est « finalement, qui sont les barbares ? Ceux qui sont attendus ? Ceux qui sont mandatés pour détruire, torturer, laisser libre cours à leur nature sociopathe ? »

On pense à Rome sur le déclin. Et la barbarie des méthodes utilisées par Joll sonne comme un signe de la fin. Je suis conscient que ce texte peut livrer plusieurs niveaux de lecture. Il appartient à chaque lecteur de définir le sien. Mais le caractère universel du choix de sombrer, de prendre part ou se démarquer, à ses risques et périls, de l’injustice, de la violence, de la haine, de l’ignorance, la dimension universelle que devrait susciter en nous l’indignation nivelle cette lecture. Je pense beaucoup à la Côte d’Ivoire en écrivant ces notes.

Soyons honnêtes, après la lecture de Disgrâce, j’avais l’impression d’avoir été berné par la presse internationale qui faisait de ce texte, un chef-d’œuvre. J’ai plus eu le sentiment d’une volonté de porter le texte d’un grand écrivain sur l’échec de la politique post-raciale sud-africaine du gouvernement de l’ANC. En terminant En attendant les barbares, je mesure la dimension de ce romancier sud-africain. Un très grand auteur. Je n’avais pas commencé par le bon texte.

Morceau choisi :
Personne ne me frappe, personne ne m'affame, personne ne me crache dessus. Comment puis-je me considérer comme la victime de persécutions quand mes souffrances sont insignifiantes? Mais cette insignifiance même les rend d'autant plus dégradantes. Je me rappelle que j'ai souri quand la porte s'est fermée derrière moi la première fois, et que la clé  a tourné  dans la serrure. Cela ne me paraissait pas un châtiment bien lourd de passer  d'une existence quotidiennement solitaire à la solitude d'une cellule où j'apportais avec moi un monde de pensées et de souvenirs. Mais je commence à percevoir à quel point la liberté est rudimentaire. Quelle liberté m'a-t-on laissée? La liberté de manger à sa faim; de garder le silence ou de jacasser pour moi-même, de cogner sur la porte, de hurler. Si j'étais , quand ils m'ont enfermé ici, victime d'une injustice, d'importance d'ailleurs secondaire, je ne suis plus maintenant qu'un tas  de sang, d'os et de chair qui est malheureux.
Page 140, Edition du Seuil, coll. Points
 
Bonne lecture,
 
Titre original : Waiting the barbarians, 1ère parution en 1980
Edition du Seuil, collection Points, traduit de l'anglais par Sophie Mayoux, 249 pages

 

Lareus Gangoueus

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Serge Amisi: Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain

Souvenez-vous de moi, l'enfant de demain est un roman qui raconte l’histoire d’un môme de dix ans embrigadé dans les troupes rwandaises conduites par Laurent Désiré Kabila pour chasser le maréchal Mobutu Sese Seko du pouvoir zaïrois. Arraché trop tôt de l’enfance, Serge découvre très vite les atrocités et barbaries de la guerre, car il doit passer le rituel classique de déshumanisation de l’individu par l’ordre qui lui est donné d’éliminer physiquement son oncle, venu le soustraire à la folie de la guerre.
 

Mon oncle est resté dans ce village de Beni en décidant de ne pas partir jusqu'au jour de me revoir. En restant là, il est allé se renseigné auprès des Rwandais s'ils me connaissaient. Les Rwandais lui ont demandé pourquoi il me cherchait, et l'oncle a manqué la bonne réponse, il a vraiment dit qu'il me cherchait. Les Rwandais ont arrêté mon oncle, menacé, tapé des crosses des armes, on l'a amené jusque-là où nous étions en train de prendre la formation. Et le matin, j'ai eu la nouvelle qu'on a arrêté mon oncle que j'aime. Ils m'ont drogué, ils m'ont obligé de  le tuer, je n'ai pas voulu, mais les Rwandais m'ont dit : vas-y, ce n'est pas lui qui est ton oncle, c'est ton arme qui est ton oncle. Ton père, ta mère et ta famille, c'est l'armée.[…] Et la façon que j'ai eue de tuer mon oncle, je ne savais pas qu'il pouvait mourir, car je ne connaissais pas encore l'arme, mais c'est après quand j'ai vu que c'est vrai qu'il est mort, je me suis dit : Donc l'arme ça tue.

Page 244, Ed. Vents d'ailleurs
 
A partir de là, Serge Amisi raconte ses pérégrinations de kadogo (enfant soldat en swahili) au gré des déplacements des troupes rwandaises puis des troupes congolaises, suite à l’éviction des éléments armés rwandais de Kinshasa, la capitale de la RDC. C’est le regard de l’enfant qui devient par la force homme que porte Serge Amisi. Le roman d’une survie. L’histoire d’un enrôlement qui va faire d’Amisi un tireur d’élite, un guerrier, un chef de peloton, un kadogo aux quatre coins de ce grand pays.
J’ai lu ces dernières années beaucoup de textes inspirés de la tragédie des enfants soldats. Et très honnêtement, je pensais avoir fait le tour de la question, tant sur la forme, sur la manière de conter, plutôt de raconter la bêtise humaine mais également sur le fond, les auteurs utilisant leurs personnages de fiction pour explorer l’intérieur de ces milices qui terrorisent l’Afrique au nom d’intérêts politiques et économiques divers… La spécificité de l’histoire de Serge Amisi est que son action se déroule au sein d’une armée nationale. Celle de la RDC. En reconstruction certes au moment des faits, mais avec des hommes de guerre formés, des instructeurs étrangers venus de Corée du nord. Et des mômes formés à la dure comme n’importe quel adulte, punis et battus comme n’importe quel militaire mûr physiquement. Aussi quand ce que l’on a appelé à Brazzaville les « korokoro » déconnent avec leurs fusils de guerre, la sentence qu’impose la discipline militaire est également ressentie par le lecteur qui imagine les deux cent flagellations infligées au kadogo avec la même violence qu’à un adulte. 
L'extrait suivant relate la suite d'un incident où le narrateur tire dans Kinshasa suite à une altercation avec des civils :

Quand les PM* m'ont fait entrer dans leur voiture, les civils ont applaudi en leur disant qu'ils avaient fait bien de m'arrêter. Ils m'ont amené jusqu'au camp de police militaire, au camp Luanu, vers Kitambo. On est arrivé là-bas, il y avait beaucoup de PM qui sont venus là pour me regarder, ils m'ont fait jeter deux seaux d'eau. Quand j'étais mouillé, ils m'ont fermé les fils aux jambes, pour que je ne puisse pas bouger, ils ont placé deux militaires à côté de moi pour qu'ils puissent me taper 500 coups de fouet et les autres militaires continuaient à me jeter de l'eau. Avec le mal qu'il m'avait fait au marché, ils m'ont tapé dans leur camp, ils m'ont tapé, je pleurais, je pleurais, j'étais fatigué de pleurer, mais ils continuaient toujours de taper, jusqu'à ce qu'ils cessent de me taper, ils m'ont amené au cachot, ils m'ont demandé où je travaillais.

Page 55, Ed. Vents d'ailleurs
 
Serge Amisi parle de sa souffrance, de sa solitude, du pouvoir qu'octroie une arme à celui qui la détient, de la troupe, des kadogo. Mais il parle aussi avec une clairvoyance intéressante de la géopolitique de cette guerre. Entre les soldats angolais, zimbabwéens, ougandais, namibiens, rwandais, les milices cobras du Congo, les rwandais et l'armée de Kabila, on ressent dans la chair de cet enfant toute la complexité du conflit qui déchire la RDC. Et je crois que c'est là que réside le plus de ce texte. La manière avec laquelle de manière consciente ou inconsciente, en relatant des propos des soldats ou des officiers, en détroussant les poches de soldats ougandais, Serge parle de cette guerre et apporte un éclairage au lecteur :

Et là, à l'aérodrome de Dongo, je venais de comprendre que les chars de combat des ougandais, ça se conduisait par des Russes. Les Russes, ils sont des Blancs. Je venais de comprendre  que des soldats ougandais, ils sont appuyés par les Américains. Les Américains ils sont des Blancs. Mais moi, je ne fais pas de politique pour entrer dans le détail  de savoir le problème des Américains, mais je sais que cette guerre est soutenue par les Américains, les ougandais nous disaient que leur armement, c'est l'armement américain. L'argent qu'on leur payait, c'est des dollars américains…

Page 217, Ed. Vents d'ailleurs
 
Pour terminer, je rappellerai un point important qui explique le style singulier de l'écriture de Serge Amisi. Ce jeune homme a été démobilisé en 2001. Et chargé par toutes les horreurs qu'il a vu, il a entrepris d'écrire en lingala (une langue des deux Congo) toute son histoire et celle d'autres kadogo dont il a recueilli les témoignages. Il a traduit le texte original avec le concours de Jean-Christophe Lanquetin. Donc, cela donne une certaine originalité qui pourrait déranger les défenseurs d'une certaine orthodoxie de l'usage de la langue française. Mais, encore une fois, c'est une transposition du lingala sur de nombreuses formules en français. C'est une belle expérience de lecture, au-delà de l'expérience de Serge Amisi.
Alors pour vous souvenir de cet enfant de demain, découvrez et faites découvrir ce récit romancé. Vous serez sûrement bouleversés, mais vous ne serez pas déçus par ce premier roman. A mettre entre les mains de tous les va-t-en guerre de la planète.
 
Carnet d'un enfant de la guerre
Editions Vents d'ailleurs, 250 pages, 1ère parution en 2011
Traduction du lingala par Serge Amisi et Jean-Christophe Lanquetin
Serge Amisi est aujourd'hui artiste, sculpteur, marionnettiste, il participe au spectacle Congo my body qui a été récemment joué à la Villette de Paris.
 
Lareus Gangoueus

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