Les 60 ans de la littérature congolaise

La littérature congolaise célèbre cette année ses noces de diamant. En effet, cela fait soixante ans qu'elle existe. Elle naquit en 1953 avec la publication du roman Coeur d'Aryenne, de Jean Malonga. Ce dernier, auteur du Sud du Congo, se déporte dans le Nord du pays, plus précisément à Mossaka, pour y faire vivre ses personnages, Mossaka où l'auteur n'a pas du tout vécu mais où il se projette par le pouvoir de l'imagination. 

 

Nouvelle image (3)Aujourd'hui, soixante ans après, on peut dire que Jean Malonga était un visionnaire, car partir du sud, sa région natale, pour le nord qui est à l'opposé, est un symbole fort d'unité et du patriotisme qui doit animer tous les fils et les filles du Congo, quelle que soit leur groupe ethnique, quelle que soit leur région. Le Congolais doit se sentir partout chez lui, il ne doit pas se laisser berner par ceux qui veulent manipuler  les masses en se servant de la tribu comme une arme implacable du diviser pour mieux régner. Les années quatre-vingt dix portent les traces sanglantes de l'instrumentalisation de l'ethnie.

Or Jean Malonga, premier écrivain congolais, ouvre la voix par un message de paix, un message d'unité, il nous invite à bâtir des ponts entre les régions et les ethnies. "Bâtir des ponts culturels", c'est le leitmotiv des festivités qui vont commémorer la naissance de la littérature congolaise, il y a soixante ans de cela, et Jean Malonga est naturellement la figure tutélaire de ces célébrations, qui ont officiellement démarré ce samedi 19 octobre au salon du livre de L'Haÿ-les-Roses.

Des écrivains, des admirateurs de la littérature congolaise, des patriotes venus faire honneur à leur littérature ont répondu présents à cette invitation à la Noce, et nous avons trinqué ensemble pour une littérature encore plus forte et plus vive. Mais avant de boire à la santé de la littérature du Congo Brazzaville, nous avons d'abord hommage à Léopold Pindy Mamonsono, écrivain, animateur de l'émission littéraire "Autopsie" sur télé Congo, organisateur d'événements culturels et littéraire, bref une figure importante du paysage littéraire congolais, qui a rejoint ses ancêtres le 8 octobre dernier. Nous avons ensuite vogué sur le fleuve Congo, car le voyage était au coeur de cette fête à L'Hay-les-Roses. Le modérateur Aimé Eyengué, initiateur de ces festivités, s'est improvisé commandant à bord et nous a conduits du Congo au Mékong avec l'écrivain aux doubles origines vietnamienne et congolaise Berthrand Nguyen Matoko. Belle coïncidence : le Vietnam était à l'honneur à cette édition 2013 du festival du livre et des arts de L'Haÿ-les-Roses, le Congo aussi. Berthrand Nguyen Matoko a parlé de ses livres dans lesquels, souvent, il brise le silence et les tabous, par exemple dans son Flamant noir, publié chez L'Harmattan, qui a fait beaucoup parler de lui. Nous avons fait escale au Rwanda avec le Docteur Roland Noël qui a évoqué son expérience là-bas à travers son livre Les Blessures incurables du Rwanda, publié aux éditions Paari. Ce livre a fortement retenu l'attention du public, il a été réédité et est au programme dans une université de France, a souligné l'auteur, médecin de profession. 

 

Nouvelle image (2)Nous sommes revenus au Congo, sur le fleuve, avec des défenseurs de marque, l'honorable Sylvain Ngambolo, ancien député, promoteur du fleuve Congo, ainsi que le producteur Hassim Tall qui a fait un beau film sur le Congo. Les littéraires Boniface Mongo Mboussa et Liss Kihindou se sont attachés à montrer la présence du fleuve Congo dans la littérature. Le premier a souligné combien le Congo avait nourri l'imaginaire occidental, il a par exemple cité Le Coeur des ténèbres, de Conrad ou Voyage au Congo de Gide, mais c'est souvent une vision sombre qui est donnée du Congo, tandis qu'avec les nationaux, c'est une autre image qui est donnée. Le fleuve irrigue les écrits des Congolais, ai-je déclaré, et cela se voit parfois dans les titres : "Photo de groupe au bord du fleuve" de Dongala, "Le cri du fleuve" de Kathia Mounthault… Sans nous être concertés, Boniface Mongo Mboussa et moi avons donné une idée de la vision différente que l'on avait du fleuve dans la littératture, selon que l'on se place du point de vue de l'Occident ou des natifs du pays, mais le temps était compté et nous n'avons pu aller en profondeur, la discussion s'est poursuivie à l'extérieur, autour d'un pot, avec l'apport de tous cette fois, mais ce n'est pas sans avoir écouté au préalable des extraits de la nouvelle d'Emilie Flore Faignond "Je suis une Congolo-Congolaise, à paraître dans l'ouvrage collectif qui va marquer, de manière durable, ce soixantième anniversaire. Emilie-Flore Faignond magnifie le fleuve d'une manière si touchante, si poignante que l'on ne peut rester insensible, c'est tout simplement un hymne au Congo qu'elle chante, et le chant composé par l'artiste Jacques Loubelo, qui nous a quittés récemment, revient forcément à la mémoire : "Congo, ekolo monene, tolingana, toyokana, to salisana malamu, bongo to bongisa Congo…" (Congo, pays dont la valeur est si grande, Congolais, aimons-nous, qu'il y ait l'entente, la fraternité parmi nous, c'est ainsi que nous bâtirons notre pays, que nous le rendrons meilleur…) 

Suivons les traces des artistes Jacques Loubelo et Emilie-Flore Faignond, donnons tout notre amour à notre pays, donnons la meilleure part de nous. Si nous, les premiers, ne bâtissons notre pays avec le ciment de l'amour, de l'entente, de la fraternité, de la paix, comment pourra-t-il tenir debout face aux intempéries, comment pourra-t-il résister au loup qui rôde pour le détruire ? Heureusement que dans le conte, l'un des trois petits cochons avait bâti en dur, et non avec de simples branchages ou de la paille. Alors, Congolais, congolaises, avec quoi bâtis-tu le Congo ?

Les prochaines célébrations auront lieu le 10 novembre, à la Maison de l'Afrique à Paris, puis le 12 décembre, aux Galeries Congo, toujours à Paris. A Brazzaville, elles auront lieu du 20 au 22 décembre 2013. Il y en aura aussi à Pointe-Noire, à la mi-décembre.

 

 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

http://valetsdeslivres.canalblog.com/

Panorama des littératures francophones d’Afrique

panoramaL’Institut Français propose un livre numérique consacré aux littératures francophones d’Afrique. Du Maghreb à l’Afrique du Sud et du Sénégal à Djibouti, de Léopold Sédar Senghor aux contemporains – Ahmadou Kourouma, Yasmina Khadra, Emmanuel Dongala et bien d’autres – ce Panorama des littératures francophones d’Afrique signé Bernard Magnier* parcourt la littérature écrite en français sur le continent africain depuis les années 1930.

Bernard Magnier le reconnaît d’emblée : présenter la richesse et la diversité des littératures africaines écrites en français nécessite des choix. Le premier de ces choix, et pas des moindres, a été d’appréhender le continent dans sa globalité géographique en défiant les habituelles partitions établies entre le Nord (essentiellement le Maghreb auquel il convient d’adjoindre l’Egypte et la Libye souvent oubliées) et le Sud saharien. Autre choix : les auteurs et leurs écrits sont présentés selon un classement qui mêle l’approche thématique et la progression chronologique afin de suivre au plus près les préoccupations et les mutations de l’Histoire. Enfin, ce livre numérique envisage la création littéraire dans la diversité de sa production. Autrement dit, il mêle les genres : roman, théâtre, contes et légendes, bandes dessinées et essais.

Sept « entrées » sont proposées à qui consulte ce Panorama des littératures francophones d’Afrique : « Photographier… Ne plus être photographiés », « Histoires d’enfants, de femmes, de famille », « Les traces de l’Histoire », « De la révolte aux lendemains qui déchantent », « Au cœur des années 1990 : des guerres, un génocide, des enfants-soldats », « Afrique/Europe : aller-retour ? », « D’autres horizons littéraires ». Avec des auteurs très connus (que nous ne citons pas dans cet article mais bien présents dans ce Panorama). Mais avec d’autres beaucoup moins. Une belle occasion de les lire.

« Photographier… Ne plus être photographiés ». Si l’on excepte quelques rares pionniers, souligne l’auteur, c’est essentiellement dans les années 1930 que les écrivains ont fait leur apparition sur les rayons des bibliothèques. Ils ne voulaient plus être photographiés mais se saisir de l’appareil, prendre eux-mêmes la photo et dire : « Voilà comment nous sommes ! ». Parmi eux le sénéglais Birago Diop (1906-1989), le congolais Paul Lomani-Tshibamba (1914-1985), le guinéen Djibril Tamsir Niane (1932-2008), ou le poète marocain Abdellatif Laâbi (né en 1942).

« Histoires d’enfants, de femmes, de famille ». Où l’on voit bien que la famille impose ses lois et ses pesanteurs. Notamment chez l’algérien Mouloud Feraoun (1913-1962), le gabonais Laurent Owondo (né en 1948), le libyen Kamal Ben Hameda (né en 1954), la sénégalaise Amlinata Sow Fall (née en 1941), le camerounais Gaston-Paul Effa (né en 1965), le malien Ibrahima Ly (1936-1989), ou le tchadien Noël Nétonon Ndjékéry (né en 1956).

« Les traces de l’Histoire ». Avec des auteurs qui accompagnent l’immédiate actualité. Ainsi le béninois Félix Couchoro (1900-1968), le camerounais Ferdinand Oyono (1929-2010), le nigérien Abdoulaye Mamani (1932-1993), les algériens Salim Bachi (né en 1971) ou Zahia Rahmani (née en 1962).

« De la révolte aux lendemains qui déchantent ». Où l’on n’hésite pas à pénétrer dans les entrailles sordides du pouvoir. Ainsi chez le marocain Mohamed Khaïr-Eddine (1941-1995), le tunisien Mustapha Tlili (né en 1937), ou l’ivoirienne Tanella Boni (née en 1954).

« Au cœur des années 19990 : des guerres, un génocide, des enfants-soldats ». Citons la rwandaise Esther Mujawajo (née en 1958), le tchadien Koulsy Lamko (né en 1959), le béninois Florent Couao-Zotti (né en 1964), ou le congolais Dieudonné Niangouna (né en 1976).

« Afrique/Europe : aller-retour ? ». Où les auteurs explorent cette relation privilégiée, heurtée, inégale à bien des titres. Ainsi le guinéen Saïdou Bokoum (né en 1945), la sénagalaise Ken Bugul (née en 1947), le congolais (RDC) Pius Ngandu Nkashama (né en 1946), ou la gabonaise Bessora (née en 1968), l’algérien Hacène Zehar (1939-2002), le togolais Kossi Efoui (né en 1962), le sénagalais Insa Sané (né en 1974), sans oublier le burkinabais Sayouba Traoré (né en 1955 et bien connu des auditeurs de RFI).

« D’autres horizons littéraires ». Où l’on explore de nouveaux espaces urbains avec la volonté de se défaire d’épithètes – « africain », « francophone » – devenus encombrants ou trop lourds à porter. Par exemple chez le sénagalais Felwine Sarr (né en 1972), le guinéen Sunjata (né en 1971), le gabonais Janis Otsiémi (né en 1976), le marocain Kebir M.Ammi (né en 1952).

Outil de connaissance bienvenu, ce Panorama des littératures francophones d’Afrique propose 250 œuvres de près de 150 écrivains. C’est un formidable instrument de découverte. Et une superbe invitation au plaisir de la lecture. A consulter sans la moindre hésitation.

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* Journaliste, grand spécialiste de la littérature africaine, Bernard Magnier collabore à diverses revues et radios (notamment Radio France Internationale) et dirige la collection « Lettres africaines » aux Editions Actes Sud. Conseiller littéraire pour le théâtre Le Tarmac-La scène internationale francophone à Paris et programmateur du festival « Littératures métisses » à Angoulême, il est l’auteur de Rêves d’hiver au petit matin (Editions Elyzad, 2012) sur les « printemps arabes » vus par 50 écrivains et dessinateurs de 25 pays, et de Renaissances africaines (Bozar books/Bruxelles, 2010), rassemblant 30 textes inédits d’écrivains africains sur le thème des indépendances. Il a également publié une anthologie illustrée pour jeunes lecteurs, La Poésie africaine (Mango, 2005).

Benoît Ruelle

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Dossier téléchargeable en format PDF sur le site de l’Institut Français www.institutfrancais.com Pour profiter au mieux de toutes les richesses offertes par cet ouvrage numérique, il est conseillé de l’ouvrir avec le logiciel Adobe Reader (get.adobe.com/fr/reader/).

Présentation de l’ouvrage par l’auteur, Bernard Magnier, au micro d’Yvan Amar (« La danse des mots », RFI, 18 octobre 2012) : « Mon travail, c’est un travail de passeur… Essayer de transmettre un enthousiasme pour un libre. » (Bernard Magnier)
 

Le Pleurer-Rire, d’Henri Lopes

Depuis sa parution en 1982, chez Présence Africaine, Le Pleurer-Rire est régulièrement étudié en milieu scolaire et universitaire, au Congo Brazzaville comme ailleurs dans le monde : ce roman est considéré comme un "classique" de la littérature noire-africaine. Je me devais de le relire, pour rafraîchir ma mémoire d'une part et d'autre part aller à la source de l'exploitation, par l'auteur, de ce qu'on pourrait appeler le ''francongolais'' dans ses romans, autrement dit la transcription du français parlé dans les milieux populaires, un français moulé sur les langues nationales, par exemple avec l'expression formée par le pronom personnel ("moi", "toi", "lui", "nous", "vous", "eux"…) précédé de la préposition "pour", expression typique de nos langues, mais qui, rendue telle quelle en français, pourrait déboussoler les locuteurs français de la métropole. Exemple, page 18 : "Est-ce que je suis pour moi dans leurs histoires-là ? Est-ce que j'ai mangé pour moi l'argent de Polé-Polé ?"

Il y a bien d'autres cas de figure qui trahissent le "copié-collé" des langues locales. Certains personnages (ceux qui ont un niveau d'étude suffisant) savent adapter leur français en fonction de leur auditoire, pouvant s'exprimer en francongolais comme en français académique, en passant par le français dit courant. Ce n'est malheureusement pas le cas de Bwakamabé na Sakkadé, militaire devenu président de la république à la faveur d'un coup d'état, ni de la majorité des membres de son gouvernement, choisis non selon leur mérite, leur capacité à assumer les fonctions qui leur sont attribuées, mais recrutés souvent sur une base tribale ou selon leur degré d'allégeance au chef de l'Etat. Il s'agit d'un Etat africain, non précisé : ce pourrait être n'importe lequel.

Ainsi, en dehors du style oral, typiquement congolais, adopté par Henri Lopes, du moins dans les passages de discours rapporté, l'autre intérêt du roman réside dans la description burlesque des régimes politiques africains au lendemain des indépendances.

Le Pleurer-Rire est une joyeuse caricature du pouvoir dictatorial. Bwakamabé na Sakkadé, dont l'inculture n'a d'égale que l'immense étendue de ses lubies, exerce son rôle de chef de l'Etat avec un appétit gargantuesque. Omniprésent, malheur au ministre qui s'avise de faire une déclaration publique ou d'inaugurer le moindre édifice : seul Tonton, surnom de Bwakamabé, doit apparaître en grandes pompes sur les écrans ; seuls ses discours, aussi creux soient-ils, doivent y passer en boucle. Tonton instaure et entretient le culte de sa personnalité. Tout porte d'ailleurs son nom : aéroport, stade, gymnase, grandes places etc.

Bwakamabé estime que le pays, pour ne pas dire le monde, doit tourner autour de sa personne. Normal : il n'est pas n'importe qui et prétend égaler des chefs légendaires comme le roi Louis XIV : n'aménage-t-il pas un jardin qui pourrait faire penser au jardin de Versailles, pour accueillir dignement ses hôtes lors des somptueuses réceptions données à l'occasion de ses anniversaires ? On l'appelle d'ailleurs, à un moment, le "Président-Soleil", par analogie au "Roi-Soleil". Bwakamabé se compare aussi au Christ : le "Messie", le "roi des rois", le "Sauveur", le "Saint Patron"… les allusions religieuses pour le désigner ne manquent pas.

L'importance que se donne Bwakamabé se manifeste surtout à travers une politique d'apparat qui ruine le pays. L'argent public est géré comme si c'était son argent de poche. Le président passe son temps à ordonner des dépenses farfelues et dispendieuses, pour lui-même aussi bien que pour l'entretien de sa famille, de sa tribu, de ses innombrables maîtresses surtout. A ce rythme, les conséquences ne se font pas attendre : accumulation des mois de retard de paiement des salaires, trésor public à sec, misère du peuple… Mais Bwakamabé a son explication : n'allez surtout pas croire que c'est parce qu'il a dilapidé les fonds publics que ça va mal dans son pays, ah non ! C'est au contraire à cause des "pressions incessantes de la tribu et de l'incompétence d'en bas" (page 318).

La charge ironique est importante dans ce roman qui se présente comme un manuscrit, commenté séquence après séquence par un personnage qui a vécu les événements mais qui a, depuis, quitté le pays, et qui bénéficie du recul nécessaire pour apprécier à sa juste valeur la restitution des faits. Au lecteur de réussir à mettre un nom sur ce commentateur averti. Une remarque cependant de celui-ci mérité d'être relevée car elle met l'accent sur la réception du roman : celle-ci pourrait diverger selon les lectorats : quelles seraient par exemple les impressions d'un non habitué de l'univers africain à la lecture de ce roman ? "J'ai lu cet envoi d'une seule traite. Reste à vérifier si l'intérêt que j'ai ressenti aura la même puissance chez ceux qui n'ont jamais vécu au Pays." (page 143)

Le Pleurer-Rire nous montre un peuple bâillonné : la moindre remarque négative ou déplacée est sévèrement punie. Il faut acquiescer à tout ce que dit ou fait Tonton. Autant dire que le peuple n'est qu'une marionnette entre les mains de ce dictateur qui, lui, se donne pour le bon père irremplaçable du pays. "Nous veillions surtout à applaudir quand l'animateur, ou Tonton, donnait le signal, de rire dès que nous voyions poindre un sourire, d'hurler dès que le ton de la voix montait ou l'index remuait avec vitesse. Quelquefois, ayayay ! nous nous trompions, mais nous nous reprenions aussitôt." (page 219).

Ce roman nous montre aussi les rapports entretenus par ces régimes dictatoriaux avec les puissances occidentales, les "Oncles", des rapports entachés par une certaine hypocrisie. Chacun se souciant uniquement de son profit personnel au détriment du bien-être du peuple.

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Henri Lopes, Le Pleurer-Rire, Présence Africaine, 1982 pour la première édition, 380 pages.

Soleil noir

Cela fait plus d'une semaine que j'ai terminé la lecture de Black sunlight, je devrais dire Soleil noir puisque c'est le titre en français de ce roman de Dambudzo Marechera. Cette traduction est parue en début d'été aux éditions Vents d'ailleurs. Ma lecture a été un peu longue. Faite comme un fractionné pour ceux qui préparent une épreuve de fond ou demi-fond. Avec des accélérations dans la lecture, puis des temps où je fus obligé de me poser pour suivre, comprendre les mots, les phrases, les développements de l'auteur zimbabwéen. Oui, c'est une lecture particulière, où le romancier dicte le tempo du lecteur, construit son discours en brisant le classicisme des pères de la littérature africaine.

Mais de quoi parle-t-on?

Le narrateur est le prisonnier d'un groupe militaire ou d'une milice quelque part en brousse ou dans une jungle. Entre les mains de chefs de guerre pas très commodes, assez rapidement, les errements de la pensée du prisonnier suspendu la tête en bas à une corde se détachent de ce lieu sordide pour évoquer des personnes, des lieux, une femme blanche, nommée Blanche sous une cascade prend un bain, Susan un esprit révolté à un point que le lecteur n'imagine même pas, sa femme Marie, aveugle de son état et bien d'autres personnages dont il est assez difficile de comprendre le positionnement en début de lecture. Cette première phase de la narration est aussi confuse que pourrait l'être le cerveau d'un prisonnier de guerre qui s'attend au pire.

Par bribes, certains personnages se précisent. Mais, si la pensée de notre photographe n'est pas linéaire. Certains sont déjà morts, mais vivent dans l'esprit du narrateur. On découvre petit à petit que dans ce pays en guerre, le narrateur fait partie d'une organisation terroriste, dans une brigade particulièrement violente. Marechera prend un réel plaisir a décrire un processus d'embrigadement et de conditionnement du narrateur, il se délecte d'un discours sur la violence et une volonté de faire exploser toute forme d'autorité et de normes. Ce qui le conduit à user du blasphème. Maréchera excelle dans la théâtralisation de son discours, par des images très fortes venant d'un esprit qu'on pourrait penser complètement destroy.

Le personnage narrateur, dont le métier de photographe lui apporte une certaine forme de recul sur les actions des personnages jusqu'au boutistes qui l'environnent, montre néanmoins la distance que le romancier peut poser. Il est important pour avoir une meilleure compréhension de ce texte de réaliser que ce livre publié en 1980 par Heinemman dans la fameuse collection "African writers" dirigée par James Currey, sort au moment de l'indépendance du Zimbabwé et de la fin de la Rhodésie. C'est une toile de fond qui explique quelque part le caractère insurrectionnel du discours de l'auteur. Le lecteur perçoit l'absence de repères des membres de Soleil noir et la folie attachée à leurs actions qui malheureusement trouve une source dans leurs parcours "barrés".

Allez, pour le plaisir du match anglophones vs francophones, le discours de la tigritude répondant à la négritude, alors que notre personnage est sous l'emprise du discours de Susan :

 
Mes mains auraient tremblé sur la volant si je ne  m'y étais pas aggripés comme un apprenti conducteur.
– Le « Tigre », « Tigre » de William Blake a une force lumineuse précisément parce qu'il réveille en nous, depuis le tréfonds, une force d'opposition plus terrible qui peut marteler ce tigre artificiel et en jaillir des myriades d'étincelles. Les sociétés aussi font le même effet; tout comme les nations; toutes ces grandes constructions. Elles peuvent être réduites à d'éphémères braises vite consumées. La vue même d'une chose vivante a un effet similaire. Fais-la éclater et écrase-la en grains de poussière livide.
page 76, éditions Vents d'ailleurs.
 
Ou encore, le discours d'un écrivain sur le sens de son propos :

Évangéliser le magma rouge qui bout en l'homme n'est pas mon but quand j'écris. D'ailleurs je n'ai aucun but. Je vois  simplement les choses d'une certaine façon, juste comme vous, vous les voyez d'une autre façon. Je devrais être content ici. J'ai cette pièce. J'ai à boire à volonté. Et puis je vois soudain, et ça me paralyse, combien la création est stérile et auto-indulgente, parce qu'elle se nourrit continuellement d'elle-même; tantôt elle expose ses blessures en quatre dimensions, tantôt ellle rampe jusqu'à acquérir une majestueuse grandeur d'ou tout tire une signification particulière, tantôt elle retombe à nouveau dans des arguties aussi inutiles qu'un objet oublié en orbite autour du soleil.

page 99, éditions Vents d'ailleurs.
 
Je terminerai en signalant que j'ai pris connaissance, en préparant cette chronique, du regard que James Currey porte sur le romancier zimbabwéen atypique, trublion, incontrôlable qu'il a dû gérer dans sa collection. L'éditeur en parle dans un magnifique bouquin intitulé Quand l'Afrique réplique, publié chez L'Harmattan dans sa version française. Entre fascination et désarroi, on lit le rapport délicieux entre l'écrivain de génie et son éditeur. Un merveille que j'aurai le plaisir de commenter dès que j'aurai fini toute la lecture de cet ouvrage référent sur la littérature africaine de langue anglaise. Il m'a conforté dans ce que j'ai ressenti en lisant Soleil noir. Marechera est un cas à part, qu'on aime ou qu'on n'aime pas ce qu'il dit ou écrit, il ne laisse pas indifférent.
 
Lareus Gangoueus
 
Traduit de l'anglais par Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette en 2012
Editions Vents d'ailleurs, 173 pages
Titre original Black Sunlight, chez Heinemann Educations Publishers en 1980
 
Crédit photo : © Ernst Schade (http://www.ernstschade.com/)

 

Blues pour Elise

Une des plus belles expériences que j’ai réalisé sur le web fut la découverte et l’immersion dans le blog des Tantines. Il y a trois ans déjà. Un site animé par trois charmantes commères qui nous racontaient avec classe leurs petites joies de femmes émancipées, leurs états d'âme et leurs déboires amoureux. Des frangines branchées, plutôt bobo, des citadines pur jus qui célébraient le black nouveau, l’obamanicus. Je rajoute parce que les portraits du mâle nègre qu'elles croquaient avec frénésie n'étaient pas toujours aussi angéliques que la figure du 44ème président des Etats-Unis. Ce fut une expérience enrichissante où le caractère interactif du blog prenait tout son sens. Plusieurs sujets dépassaient la centaine d’interventions où les sista se fightaient tendrement avec les brotha. La provocation n'était jamais loin chez ces secoueuses de cocotiers. Ce fut cependant une démarche éphémère qui n’a même pas laissé de trace sur le Net, puisqu’en créatrices toutes puissantes, les blogueuses se sont autorisées la destruction de leur espace sans préavis et au détriment de ceux ont nourri ce site de leurs nombreuses commentaires, j’ai cité les internautes.

A la différence des Tantines, le roman Blues pour Elise ne disparaitra pas de la circulation par le simple bon vouloir de son auteure. Pour cette septième publication, après sa trilogie africaine, Léonora Miano s’est plongée dans l'atmosphère décrite plus haut. Quatre copines (trentenaires?), les Bigger than life, sont à la recherche de l’amour. Chacune à sa manière. Avec les blessures anciennes, les dérapages inattendus, la difficulté de la rencontre, les déceptions dont on ne se remet point, les trahisons et les surprises agréables. Elles ont la particularité d’avoir un lien avec le Sud du Sahara, connexion assumée ou pas. Elles sont surtout françaises.

Léonora Miano commence à la surface des choses avant de, comme un sous marin, plonger en eaux profondes. Pour cela, elle découpe son roman comme une sorte de série Tv où les épisodes qui s'enchaînent semblent ne pas avoir de lien avec les précédents, laissant apparaître des nouveaux personnages plus ou moins en lien avec les Bigger than Life. Au fil des chapitres, les relations entre les personnages se revèlent et la bonne humeur inhabituelle dans les textes de Miano se dissipe quand on aborde le chapitre du Blues pour Elise. Je n'en dirai pas plus.

C'est un roman où j'ai eu du mal à reconnaitre le style de Léonora Miano. L'écriture est beaucoup plus "enjoyée" dirait les ivoiriens, plus légère que d'habitude comme si ces portions de vie parisiennes version afrodescendants permettaient une attitude plus relax de la romancière et j'ai vraiment kiffé jusqu'au fameux blues d'Elise où une mère se remémore le drame fondateur de sa migration avec son mari vers la France. Je n'en dirai pas plus (bis). Ce livre est l'occasion d'une plongée dans cette nouvelle France, avec ces magnifiques portraits de femmes d'aujourd'hui et la quête éternelle de l'amour, l'amour, toujours l'amour.

Ambiance :

D'ailleurs, les choses avaient changé. Depuis un moment, l'homme blanc poussait, lui aussi, son sanglot. Il souffrait. Le capitalisme dérégulé l'oppressait, les traders le mettaient sur la paille, ses bassins industriels étaient de vastes déserts, ses emplois étaient délocalisés, il se demandait à quoi avait servi, tout ça : le code noir, le code de l'indigénat, ça lui faisait une belle jambe, il avait honte des aïeux, voulait tout effacer, ne plus voir, sur les pages d'histoire commune, du rouge sang, sans trêve ni repos, proclamer que Noir et Blanc sont ressemblants comme de gouttes d'eau ( Nougaro), pénétrer dans l'ère post-raciale, ce temps féérique où il n'y aurait que l'identité des humains. L'homme blanc avait réfléchi. Il ne voulait pas se mélanger, évidemment, la disparition des différences ayant rendu la chose impossible. L'homme blanc voulait fraterniser.

Page 27, Edition Plon

Ambiance II :

Les bigger than life étaient intelligentes, financièrement autonomes, belles, chacune à sa manière. Elles s'étaient données ce nom il y avait déjà des années, quand elles n'étaient encore que des étudiantes souvent désargentées, filles de personne d'important, portant des prénoms non alignés, des patronymes à l'ancrage lointain. Bigger than life était devenu leur devise. Elles ne seraient pas toujours plus fortes que l'adversité, mais elles seraient tenaces.

Page 78, Edition Plon

Bonne lecture et surtout bonne musique !

Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog

Léonora Miano, Blues pour Elise
Editions Plon, 199 pages, 1ère parution en 2010.

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

"Notre-Dame du Nil" est le nom d'un lycée, situé à quelques kilomètres du Nil, de sa source plus précisément, au Rwanda. Celle-ci est placée sous la bienveillance d'une Madone, représentée avec les caractéristiques des autochtones : elle est noire et pourrait faire penser à une Rwandaise. Elle est baptisée "Notre-Dame du Nil". Bien évidemment le lycée construit tout près de ce lieu, devenu lieu de dévotion, porte le même nom, d'autant plus que c'est un établissement pour filles uniquement, pour la future élite féminine du pays, autrement dit des jeunes filles appelées à un destin et un comportement exemplaires, enviables, comme ceux de la Vierge.

Fréquenter le lycée Notre-Dame du Nil, c'est avoir la garantie d'un "beau mariage" puisque les personnalités du pays viennent choisir là leurs épouses, les hommes politiques surtout. Autant dire que n'y entre pas qui veut, il faut en général être issue d'une famille aisée et surtout réussir les concours d'entrée, répondre aux critères de sélection. Un critère en particulier est examiné de près : Hutu ou Tutsi ? Les filles Tutsi sont acceptées en nombre très limité, un quota est établi chaque année, qui doit être scrupuleusement respecté au risque de provoquer le mécontentement de celles et ceux dont le zèle n'a d'égale que leur ambition personnelle.

Ainsi, alors que le roman se présente au départ comme une innocente invitation au coeur d'un établissement pour jeunes filles, afin d'y vivre les préoccupations de leur âge, l'esprit de compétition qui y règne, les rêves qui sont les leurs, il devient une sorte de loupe révélant la présence de quelque chose de monstrueux, qui se précise peu à peu et se développe à une allure vertigineuse. Le lecteur est très tôt confronté à des éléments inquiétants, il est gagné par la peur diffuse qui anime certains personnages malgré eux, une peur qui se cristallise autour de la question des origines. Il y a d'une part les "vrais Rwandais qui ont la force de manier la houe" ou "peuple de la houe", "race majoritaire", les "Bahutu" dont la terrible Gloriosa se targue d'être un bel échantillon ; et d'autre part ceux qui seraient venus d'ailleurs : d'Ethiopie ? de l'empire des pharaons noirs ? Ils sont assimilés à des "parasites", des "Inyenzi", des "cafards", comme Veronica et Virginia, qui auront à affronter le mépris de leurs camarades et connaîtront les plus mauvais traitements. Celles qui sont "métisses", moitié hutu, moitié tutsi, ont une position encore plus délicate. Suscitant la méfiance d'un côté comme de l'autre, elles devront s'efforcer de faire oublier leur part tutsi aux yeux des Hutu, même si elles ne sont pas insensibles à tout ce qui touche les Tutsi dont elles se sentent proches. Cette dualité peut se révéler d'une extrême ingratitude, comme l'expérimentera Modesta.

Malgré l'étroite surveillance et les brimades dont elles peuvent être l'objet au sein du lycée, les jeunes filles tutsi multiplient les efforts pour y être acceptées, car la pespective de faire des études au lycée Notre-Dame du Nil et même de les poursuivre au-delà représente pour elles le moyen de sortir de leur condition d'opprimées : "Quand on est étudiante, pensait Virginia, c'est comme si on n'était plus ni hutu ni tutsi, comme si on accédait à une autre "ethnie". " (p. 125)

La fracture ethnique est telle qu'il n'est plus possible de vivre librement, de respirer pleinement, de se sentir comme les autres… La sérénité, il faut désormais la chercher au bout de l'exil. Cette fracture est apparue avec l'implantation du colon qui, tour à tour a encensé les uns et maudit les autres, au point que les enfants d'un même pays se sont transformés en irrémédiables ennemis. Voici le témoignage du père Pintard : "Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges. […] Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent plus que par les Hutu, les braves paysans démocrates, les humbles brebis du Seigneur." (p. 152)

Des termes comme "se déhutuhiser" ou se "détutsiser" font leur apparition ; des enfants ont honte de leur mère parce qu'elle est de l'autre ethnie et lui en veulent même parce qu'à cause d'elle ils estiment porter une tache. Ce sont des choses tellement choquantes qu'on perçoit avec une vive acuité la lourde responsabilité qu'ont les parents dans l'éducation de leurs enfants et la formation de leur mentalité. Avant d'accuser la société en général, ce sont d'abord les parents qui sont responsables de leur progéniture : quelles valeurs lui transmettent-ils ? Activisme politique, orgueil démesuré de ceux qui se considèrent comme des êtres supérieurs, occidentalisation des mentalités (blanchiment de la peau, défrisage des cheveux…), hypocrisie religieuse, chantages sournois… le roman révèle tout cela avec une simplicité qui souligne davantage l'implacable marche d'un pays vers un sombre destin. Il se veut également préservation des mythes et des légendes qui constituent le patrimoine culturel d'un peuple, autrement dit son âme, des mythes auxquels l'auteure offre comme une seconde jeunesse dans les pages de son livre. Mais le roman Notre-Dame du Nil montre avant tout la genèse d'un génocide qui s'est perpétré dans la plus grande indifférence.
 

Liss Kihindou, article intialement paru sur son blog

Scholastique Mukasonga (rescapée du massacre des Tutsi), Notre-Dame du Nil, Gallimard, 2012, 234 pages, 17.90 €.

 

« Le démagogue », Chinua Achebe

On ne présente pas Chinua Achebe. On parle de lui, on discute de son œuvre. Il suffit de mentionner son roman « Le monde s’effondre », le plus célèbre de tous et qui, seul, suffit à rendre à l’auteur ses lettres de noblesse pour rappeler son talent dans la mémoire collective. Notons seulement quelques faits remarquables pour un lecteur qui aurait pu, au travers de hasards malencontreux, manquer de croiser ce romancier de génie.

Chinua Achebe est l’un des auteurs africains les plus respecté de sa génération et remporte certainement la première place au palmarès nigérian. Né en 1930 à Ogigi dans l’état d’Anambra, il y poursuit une scolarité remarquable jusqu’à ses études supérieures. Son intelligence vive le prédestinait à un avenir brillant. Contrairement à nombre de ses pairs, il se refuse pendant de longues années à l’exil en Occident et préfère demeurer dans son Nigéria natal. Il s’y attèle par différents biais, à la turbulente reconstruction du pays après la décolonisation, déstabilisée entre autres par maints coups d’états et les guerres civiles. Il occupe ainsi des postes d’éditeurs dans plusieurs grandes maisons nigérianes dont « African Writers », une maison qu’il fonde en 1962. Il s’illustre également lors de la guerre civile de 1967 à 1970 au cours de laquelle il se positionne en faveur de l’indépendance du Biafra et il va jusqu’à plaider cette cause aux Etats-Unis.

L’œuvre de Chinua Achebe est particulièrement reconnue et appréciée car ses romans constituent une véritable encyclopédie des mœurs et coutumes ou encore déboires politiques du Nigéria, malgré leur caractère fictionnel. "Le démagogue", son quatrième roman paru en 1966 ne déroge pas à cette règle. Le lecteur y suit un face à face entre deux hommes : le narrateur Odili, un jeune professeur dont le cours de vie tranquille est bouleversé par des retrouvailles avec son ancien maître d’école, Chef Nanga, récemment nommé ministre de la culture, en visite officielle dans leur village natal. Heureux de cette rencontre, Chef Nanga, qui nourrit de grandes ambitions politiques décide donc de se positionner en figure tutélaire pour Odili, y voyant la parfaite occasion de récolter les supports locaux pour sa prochaine campagne de réélection.  

Chef Nanga joue à « l’homme du peuple » (« A man of the people », comme l’indique la version originale du roman) auprès de son électorat mais se révèle dès les premières lignes comme un politicien malhonnête et corrompu détournant les fonds pour construire des bâtiments sans utilité publique. On imagine donc aisément Odili comme son parfait opposé : un jeune homme préférant une vie modeste et peu ambitieuse dans un petit village, refusant de s’impliquer dans les tumultes politiques du pays dont les solutions se décident à la capitale. Pourtant, lorsque l’orgueil d’Odili se trouve heurté, il met progressivement en lumière ses passions destructrices en décidant d’affronter son ancien maître sur un terrain qu’il maîtrise mal : la politique. En réalité, peu à peu, s’amorce une violente confrontation entre passions, vices et appétits voraces propulsant ainsi le roman bien au-delà de l’évident conflit de générations entre deux hommes ou même deux mouvements de l’histoire.

Sans doute ce roman est l’un des plus durs écrit par Chinua Achebe car la violence y est omniprésente et n’épargne personne. Les relations hommes-femmes, la perdition de la jeunesse, notamment féminine, et la quête insatiable de l’influence politique et financière qui n’a pour unique but que de maintenir la domination des uns sur les autres sont autant de thèmes qui ne tiennent qu’à ce sentiment. Finalement, il n’y a que la mort qui sauve. Reste encore à trouver qui doit être sacrifié et mesurer la portée symbolique, si tant est qu’il y en ait une, de cette perte. Corruption, initiation au combats politiques, intimidation des opposants, perdition des mœurs, tous les éléments sont présents pour faire du Démagogue une satire du Nigeria des années 1960 sur lequel l’auteur porte un regard tristement pessimiste et pourtant ô combien visionnaire.

Muna SOPPO

Chinua Achebe, A man of the people, William Heinemann, African writers series, 1966. 160p.
Bibliographie : http://www.notablebiographies.com/A-An/Achebe-Chinua.html#b
 

Yahia Belaskri : Une longue nuit d’absence

Je viens de terminer la lecture de ce nouveau roman de l’écrivain algérien Yahia Belaskri et je suis encore remué par ce texte. Certaines déclarations d’amour prennent parfois des détours assez surprenants, mais cette si longue nuit d’absence est un très bel hommage chargé de nostalgie à la ville d’Oran, à son histoire, à ses différentes communautés perdues. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres, dans le sud de l’Espagne, quand ce roman débute. Paco est un gamin effronté et courageux qui ose des défis qui marquent déjà son caractère intrépide. Il est le dernier né d’une famille. Adélia, sa grande et belle sœur vient de perdre son mari qui semble s’être suicidé mais qui, après analyse a sûrement été abattu par la garde civile. Nous sommes dans les prémices de la terrible guerre d’Espagne. Dans cette première partie du roman, Yahia Belaskri alterne entre les événements qui ont conduit le jeune Paquito, dit El Gupa, Paco ou encore Enrique Semitier à être enrôlé dans les troupes de l’armée républicaine espagnole et à subir l’accueil mitigé quelques années plus tard fait aux bateaux des républicains espagnols sur les côtes algériennes, le bagne dans le désert, les tentatives de fuite, ou encore la vie clandestine à Oran.

Paco est le personnage central autour duquel Yahia Belaskri construit son histoire. Sans être véritablement un héros lors de la guerre d'Espagne, il est dans ce contexte un leader qui, avec une bande de jeunes de son village natal, vont tous être incorporés dans l'armée républicaine. Alors que progressivement, on suit la dégradation de la situation militaire des républicains les poussant à un exil forcé pour ceux qui refusent la reddition, Belaskri évoque parallèlement la difficile arrivée de ces républicains en Algérie, terre française. Bagne, travaux forcés dans le Sahara, fuites, Oran.

Cette première phase du roman, si elle est intéressante au niveau de sa construction, renvoyant le lecteur d'un chapitre à l'autre, de l'Espagne à l'Algérie, permet de poser les différents personnages sur lesquels Paco pose un regard où son idéal de liberté et de justice prime. De ceux qu'il laisse en Espagne comme son épouse et son beau-père qui subissent la répression franquiste. De ceux qu'ils rencontrent dans les quartiers arabes. De ceux dont il découvre la condition au travers de ses tournées dans l'arrière pays oranais. Par contre, on ne retrouve pas le rythme haletant dans son écriture de Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut dans ses descriptions. Comme si, malgré les éléments fournis qui nous permettent de camper dans la peau des guérilleros en Espagne ou des forçats en Algérie, quelque chose poussait l'écrivain dans ses réserves.

Ce roman devient passionnant, à l'instar du précédent tant au niveau de l'écriture que le sujet qui s'engage dans une course dans laquelle le lecteur est happé et ne lâche plus prise, dans la 2ème phase qui est un magnifique portrait d'Oran, terre française où se juxtaposent des communautés très différentes : arabes, français, espagnols, juifs, etc. Chacun évoluant dans des quartiers, dans un fragile équilibre que la guerre va progressivement faire voler en éclats. Sous la plume de Yahia Belaskri, et par le témoignage de ce républicain espagnol installé à Oran, personnage-charnière entre toutes les communautés, on découvre une ville qui pourrait faire penser à la Grenade de Maalouf. Mais subtilement, les failles de la structure qui vont conduire à l'explosion sont faites de discriminations, de statuts différents, et d'une absence de dialogues, d'une méconnaissance profonde des uns et des autres…

Cette toile de fond ne doit pas cependant éluder le travail sur le personnage de Paco, cet apatride quelque part. La puissance de ce roman, à côté de la dimension nostalgique de la narration d'Oran avant les dérives de la guerre, réside dans ce point de vue sur le personnage errant de Paco qui voit la terre d'accueil se défaire sous ses pieds sans avoir la possibilité de rentrer en Espagne.

Le final est particulièrement émouvant. A lire et à faire lire.

Me gustà Oran !

 

Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog

 

Yahia Belaskri, Une longue nuit d'absence
Editions Vents d'ailleurs, 158 pages, 1ère parution en 2012

 

Ike Oguine, le conte du squatter

« Nous savons que tout le monde ne peut pas être riche, autrement sur la tête de qui les riches pisseraient-ils ? », p.272

Ike Oguine est de cette nouvelle génération d’écrivains nigérians qui renouvelle l’héritage de leurs glorieux aînés, Soyinka et Achebe. Le conte du squatter est son premier roman. Il y met en scène un jeune « golden boy », Obi, qui après l’éclatement de la bulle financière nigériane (années 90), immigre au pays de l’Oncle Sam où il tente de se faire une place au soleil ; rêve américain qui se révèle être bien difficile à réaliser. Et pourtant dix-huit années plus tôt, à Lagos, alors qu’il n’était qu’un môme naïf, il avait cru les histoires merveilleuses de l’oncle Happyness, nouvellement citoyen des Etats-Unis. Comment en aurait-il pu être autrement ? Sûr que l’oncle vivait dans un palace et roulait dans un bolide digne des stars ! Les Etats-Unis ? Une terre promise où il suffisait de se baisser pour collectionner les billets de banque ! Aucun doute que les rodomontades de son père à propos des soit disant mensonges de Happyness n’étaient que le dépit d’un vieux bougon jaloux.

Mais une fois atterri sur la terre promise que de désenchantements : le palace est un immonde taudis puant, antre miteuse de paumés plus ou moins honnêtes, alors que l’oncle Happyness n’est qu’un escroc raté. Le seul à lui ouvrir les portes de son appartement situé dans un ghetto noir oublié de tous sauf des « camés », le minable et ringard Andrews, ancien voisin de la cité universitaire. Cet évangéliste fanatique qui ne vit que pour Dieu est d’une compagnie insupportable. Pour échapper à cet enfer et financer ses études supérieures toujours remises à plus tard car excessivement coûteuses Obi met la main sur un job minable, du gardiennage de nuit pour quelques malheureux dollars. Il ne fallait pas s’attendre à mieux sans la belle carte verte ! Ce boulot lui donne à peine les moyens de louer une sinistre chambre qui ignore l’existence de la lumière. Les doutes l’assaillent ; et si en dépit de tous ses efforts et quelques soient les résultats – pauvreté ou richesse – , son exil aux USA ne justifiait pas le sacrifice de sa terre natale ?

 « Est-ce que le plus gros des succès matériels pouvait justifier la solitude et la frustration qui règnent dans ce pays, et les dégâts psychologiques inévitablement causés par cette frustration, cette solitude gigantesque ? Mais n’était-ce pas pire chez nous ? Est-ce que le manque d’opportunités ne produisait pas aussi son lot d’instabilités psychologiques, de frustrations mortelles ? Comment pouvait-on faire un choix rationnel ? », pp. 220 et 221.

Des interrogations qui assaillent tout autant son ancienne copine de Lagos, Ego, qui a eu la chance d’épouser le fortuné nigérian Ezendu, ambitieux et réputé chirurgien d’Oakland. En dépit de ses safaris quotidiens dans les luxueux magasins des riches banlieues, elle ne supporte plus ni sa terre d’accueil ni ses nouveaux concitoyens au racisme latent. Son opinion est scellée, le rêve américain est une illusion pour les africains ; le melting pot, une vaste escroquerie !

« Quand je lui demandais où elle travaillait, son visage s’assombrit.

 _ J’ai arrêté de travailler il y a plus de six mois, et je ne veux plus retravailler dans ce pays, me dit-elle en colère. ussitôt que j’avais quitté le bureau, les gens se mettaient tous à parler de moi. Dès que je rentrais, ils se taisaient et me regardaient. Je passais pour une folle. Quand je m’adressais à quelqu’un, la personne faisait semblant de ne pas avoir entendu. Moi, je sais bien qu’ils entendaient tout ce que je disais. Tout ce qu’ils voulaient, c’était me mettre mal à l’aise. Une fois, lors d’une réunion, quelqu’un m’a demandé d’où je venais. Je lui dis que j’étais nigériane, et il dit «  c’est où ce bled ? ». Il faisait comme s’il n’avait jamais entendu parler du Nigeria. Un autre a dit que, vu le nom, ça devait être quelque part au Mexique, et ils se sont tous mis à rire. », pp. 170 et 171.

Un jugement bien sombre que n’est pas loin de faire sien Obi. Toutefois il lui est impossible de faire marche-arrière. Et peut-être est-ce dans l’acceptation de cette impasse et de cette fatalité que se trouve le secret de l’intégration. Il lui faut exclure de son champ mental, de son imaginaire le Nigeria ou du moins l’apprécier différemment. Il ne doit plus vivre en marge de l’Amérique mais l’intégrer pleinement.

 

« Même si je vivais à l’intérieur de ce pays, j’étais jusqu’à ces jours resté sur les bords ; cette année qui venait de passer, je ne l’avais pas vraiment vécue en Amérique mais dans une sorte de pays à mi-chemin ; j’avais mené comme une existence satellite autour de la réalité, fortement reliée au mode de vie américain par le travail, la monnaie, les magasins et la télévision. Maintenant, même si dans un sens je serais toujours coupé de cette existence, même si je me sentirais toujours plus nigérian qu’américain, il fallait que je me batte pour me faire une place à l’intérieur ; il fallait que je trouve un moyen d’être à la fois détaché de ce grand pays, et une partie de lui. », p. 268

Le conte du squatter est un brillant tableau des déboires, des frustrations, des peurs et des espoirs qui assaillent les migrants dont le cœur balance entre le pays natal et la terre d’accueil. Servi par une écriture limpide qui traduit à merveille le regard fataliste, désabusé et ironique d’Obi, le narrateur, le roman est une réussite que le lecteur s’accapare et lit d’une seule traite. Certes il y a quelques incohérences dans la construction chronologique probablement à mettre sur le compte d’une première œuvre, mais cela n’entache en rien sa qualité intrinsèque.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

 

oguineike.jpg Ike Oguine, Le conte du squatter, 2000, Actes Sud, 2005, 274 p.

Raharimanana : Nour, 1947

Raharimanana n’est pas un auteur comme les autres. Il est avant tout un artiste qui joue magnifiquement avec les mots qu'il met en scène avec beaucoup de hardiesse, de courage, de force pour porter un discours, une volonté d’écrire l’histoire de son propre point de vue. L’histoire de son pays vue par un malgache. L'histoire racontée par un lion pour faire écho à une sentence célèbre…

1947 fut une année importante sur la grande île. Douloureuse aussi. Celle d’une insurrection menée par des nationalistes malgaches qui fut terriblement réprimée par les forces coloniales françaises, comme ce sera également le cas en Algérie. Raharimanana revient sur cet épisode douloureux par le biais d’un roman. Un soldat tirailleur pleure. Il évoque Nour, une femme qui a été abattue. Il parle de sa mémoire, de son histoire, de celle de son pays Madagascar, celles de ces mânes, de sa spiritualité. Alors que la voix de ce personnage narrateur s’exprime, s’entremêlent d’autres voix, toutes chargées par la poésie, certaines implorant des divinités. Nour parle. Jao, Siva, Benja, des rebelles s’expriment chacune avec sa tonalité pour dire un parcours, raconter la tragédie d’une île, la barbarie du système colonial.

La voix du narrateur n’est pas partisane, même si elle porte la douleur de celui qui a perdu une part de lui-même, de celui dont le souvenir de tirailleur en Europe et de trains funestes déportant des juifs lui a fait prendre conscience qu’il était embarqué dans un combat qu’il ne pensait pas être le sien, loin de sa patrie. Narrateur de l’île. Lecteur des tentatives de christianisation. Celles de missionnaires catholiques du 19ème siècle des traces écrites de leur plongée au cœur des ténèbres. Un choc des cultures. Un paternalisme méprisant. Une négation de l’autre portée par le désir altruiste de révéler le Créateur. La voix parle aussi de l’île et de ces vagues successives de migration, des différentes divisions, forfaitures, de la violence qui a toujours animé les différentes communautés que, j’imagine, les malgaches seront reconnaître sous les termes de « ceux des cendres », « ceux de la cité bénie », « ceux du milieu », etc.

Sous la plume de Raharimanana, l’esclavage sur l’île est une réalité locale, endogène. L’arrivée du colon français a semblé le lever ce bouclier, pour mieux assujettir cette île. Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa lecture qui peut-être un peu laborieuse au début, le temps de s’habituer aux différentes voix, à la musique des mots de Raharimanana, les personnages dévoilent leur histoire et surtout on comprend ce qui les connecte, le sang, l'insurrection. La révolte n’est que mieux présentée avec les vies qui sont laissées sur la terre ensanglantée. Ou de ses vies qui se jettent de la falaise d’Ambahy par désespoir dirait-on ou pour aller à la rencontre d’un au-delà quand le quotidien n'est fait que de mochetés pour reprendre un mot d'un autre grand romancier du continent africain…

Nour, 1947, cela semble être l’histoire douloureuse d’un pays, magnifiquement dite avec le désir manifeste du romancier ou du poète de renvoyer dos à dos, ceux qui oppressent et ceux qui sont oppressés, pour mieux parler du déchirement lié à la disparition de l’être cher, la blessure de ce tirailleur. Un texte sombre. Un texte magnifique. Un texte qui bouscule.
 

Lareus Gangoueus

 

Raharimanana, Nour 1947
Editions du Serpent à plumes, Collection Motifs, 260 pages, 1ère parution en 2001

Voir les chroniques sur Africultures, Le matricule des anges, Ballades et escales en littérature africaine, Ny Haisotatra

 

« Xala », d’Ousmane Sembène

« Je n'ai pas réussi à bander ».

Si l'intégralité du récit pourrait se résumer à cette phrase appuyée par une note de bas de page indiquant pour les non initiés que le mot « xala » signifie « impuissance » en langue wolof, il mérite toutefois une attention particulière afin d'y discerner les véritables enjeux essentiels. C'est en fait une véritable critique de la société sénégalaise qui se dessine en filigrane dans ce cinquième roman d'Ousmane Sembène paru en 1975. L'ouvrage est indiscutablement ancré dans le contexte postcolonial immédiat dans lequel évolue l'auteur, mais il semble néanmoins porter à la lumière, une satire sociale qui garde une certaine résonance dans l'Afrique contemporaine.

Le personnage principal, El Hadji Abdou Kader Beye, quinquagénaire et membre du « groupe des hommes d'affaires » est un de ces hommes qui aime à se penser important dans la microsociété d'élites postcoloniales dakaroise. Le sarcasme de l'auteur sur la condition du personnage est tout à fait poignant tout au long de l'œuvre et est notamment caractérisé par l'emploi de guillemets pour définir son secteur d'activités. El Hadji Abdou Kader Beye et ses semblables ne sont en réalité, en dépit de leur arrogante posture anticolonialiste, que des exécutants à la solde d'administrateurs coloniaux tirant les ficelles. Peu rassasié par son train de vie matérialiste et extravagant, El Hadji Abdou Kader Beye cherche à renforcer son influence et l'admiration de ses pairs en accumulant les femmes et le roman s'ouvre avec l'annonce d'un troisième mariage. Ironie du sort, El Hadji est frappé par le xala, lors de sa nuit de noce avec Ngone, la jeune fille qu'il a choisie pour troisième femme. Nul ne doute que la sanction lui paraisse aussi imprévisible qu'humiliante étant donnée la haute estime qu’il voue à sa personne. Époux de deux femmes, chacune avec ses caprices et ses exigences, il se doit de les visiter dans leurs villas respectives trois nuits par semaine et de les satisfaire, impuissant ou pas. Il y a aussi les onze enfants à entretenir dont l'aînée, Rama, l'aînée aux instincts révolutionnaires et qui s'oppose à la polygamie de son père. Comment El Hadji pourrait-il désormais supporter toutes ces responsabilités alors qu'il est incapable d'assurer une érection dans son propre lit ?

L'histoire racontée dans la centaine de pages qui composent la nouvelle est en effet celle d'un homme qui se retrouve impuissant au moment de consommer son union avec sa femme pendant leur nuit de noce et celles qui suivent. Pourtant peu à peu, le lecteur est amené à comprendre que ce sont tous les personnages gravitant autour du nouveau couple qui sont mis à mal par cette irruption du xala. Qu'on ne s'y trompe donc pas: le xala est loin d'être l'affaire exclusive de deux jeunes mariés qui se retrouvent dans une situation qu'on imagine aisément frustrante mais somme toute privée puisque confinée dans les quatre murs de leur chambre de noce. En réalité, si l'impuissance d'El Hadji Abdou Kader Beye se trouve au centre de cette histoire, c'est surtout parce qu'à travers et autour d'elle se construit un circuit de relations et d'événements qui dépassent la passagère mauvaise fortune d'un homme.

Alors qu'El Hadji Abdou Kader Beye s'interroge désespérément sur les raisons de son impotence, il en vient à soupçonner tous les membres de son entourage et engage des sommes astronomiques pour payer marabouts et autres guérisseurs afin de le débarrasser de cette malédiction. Si cet homme a manifestement noyé ses actions d'autrefois dans une vie luxueuse de parvenu, ce n'est certainement pas le cas de celui ou celle qui cherche à le punir par ce mauvais sort. Il lui faudra donc prêter une oreille particulièrement attentive afin de l'identifier. C'est dans cette aventure déroutante qu'Ousmane Sembène invite le lecteur.

Muna Soppo

Une enfant de Poto-Poto, d’Henri Lopes

Poto-Poto. C'est le nom que porte le troisième arrondissement de Brazzaville. Y a-t-il un quartier aussi bien nommé que celui-là pour dire le peuple ? En effet il ne figurerait pas parmi les "beaux quartiers" de la capitale congolaise, ce n'est pas le fief des "bourgeois", au contraire, c'est là que l'on peut prendre le pouls du peuple. En kikongo ou en kituba, deux langues congolaises, "poto-poto" signifie "boue", mais pas dans le sens péjoratif, ce terme désigne simplement la "terre", et on trouve à Poto-Poto toutes sortes de gens, ça grouille de vie. Ainsi Poto-Poto rime bien avec "peuple", "populaire" ; on peut alors comprendre que cet arrondissement soit la cible des hommes politiques doublés d'hommes de lettres, qui souhaitent sans doute par là dire leur proximité avec le peuple et par la même occasion prendre leurs distances avec les détenteurs du pouvoir, qui ignorent ou plutôt ferment les yeux sur le quotidien des citoyens, se contentent de leurs privilèges et ne font rien pour soulager les populations qu'ils gouvernent. Henri Lopes, romancier qui a été plusieurs fois ministre avant de devenir ambassadeur du Congo en France, charge qui est toujours la sienne à ce jour, vient de publier Une enfant de Poto-Poto, aux Editions Gallimard. Un autre homme de lettres, Aimé Bedel Eyengué, que nous avons déjà présenté ici, se propose de devenir une figure de Poto-Poto, en présentant sa candidature en qualité de député. Poto-Poto a aussi été magnifié par Tchicaya U Tam'si, poète et romancier congolais, et aussi par le chanteur Pamelo Mounka. Bref, Poto-Poto inspire les artistes congolais.

Une enfant de Poto-Poto est le récit de Kimia, depuis les festivités du "Dipanda", l'indépendance, le 15 août 1960, jusqu'à l'intrusion des téléphones portables dans la vie quotidienne. On pourrait donc dire que ce sont plus de quatre décennies que ce roman couvre, une bonne tranche de l'histoire politique du Congo et de l'évolution de la société congolaise qui est proposée au lecteur en même temps que la narratrice retrace son itinéraire, ses études aux côtés de Pélagie, leur fascination à toutes deux pour l'un de leurs professeurs, M. Franceschini, arrivé de France, qui leur parle de littérature d'une manière unique et qui, tout blanc qu'il est, possède une connaissance profonde de l'âme africaine avec laquelle il semble ne faire qu'un ; le récit de Kimia se poursuit avec l'obtention d'une bourse pour les Etats-Unis tandis que Pélagie en obtient une pour la France, sa carrière comme romancière, leurs mariages respectifs, le retour permanent au pays natal…

Il ne faut pas s'étonner de la présence dominante du Congo dans ce roman (et dans d'autres de l'auteur), malgré les multiples pérégrinations de l'héroïne, qui est le porte-parole de l'auteur : "Je vis à l'étranger, mais la substance de mes romans est une pâte extraite de la terre africaine", déclare-t-elle, page 212. Cette présence s'exprime aussi à travers la langue romanesque, soucieuse de traduire la congolité des personnages aussi bien que celle de l'auteur, qui a ainsi construit sa "marque" de fabrique. Il n'y a qu'à relire par exemple le Pleurer-Rire, pour en être édifié. Kimia explique bien l'importance du Français congolais dans toute toute l'oeuvre romanesque d'Henri Lopes :
"[…] Il s'agit, ma chère, de congoliser le roman. […] Un roman en langue avec des mots français. Pas des mots de France." (Une enfant de Poto-Poto, page 75)

Dans ce roman, on retrouve les thèmes chers à Lopes : la politique, le métissage, l'amour, amour multiple ou double vie en particulier, mais il est surtout, à mon sens, une belle conversation, bien que muette, entre le lecteur et l'auteur, qui en dit plus long sur ce dernier que si on l'entendait discourir au cours d'un débat, à un salon du livre ou sur un plateau télé. Ouvrir un livre est la meilleure manière d'apprendre à connaître un auteur, à se familiariser avec son univers, c'est pourquoi l'héroïne répugne à se prêter au jeu des conférences, tables ronde et autres rencontres organisées avec le public, à l'animation d'atelier d'écriture, comme si l'écrivain pouvait devenir un professeur apte à transmettre son art.

"Je ne crois pas au bien-fondé de ces rencontres. Elles aident peu à la vente des livres et sont une perte de temps pour les auteurs. Je n'y rencontre jamais les écrivains que j'admire. Aujourd'hui, c'est par les médias que l'on touche les lecteurs. C'est à notre personnage qu'on s'intéresse, pas à notre travail.
Le programme prévoyait l'animation d'ateliers d'écriture. Un exercice vain. L'écrivain est un artisan. Son métier s'apprend, mais pas dans une classe. Il n'est ni un cordon bleu ni un féticheur possédant des recettes et des pouvoirs secrets à transmettre. C'est en lisant qu'on apprend à écrire.
[…]
Pas d'atelier d'écriture ni de conférence ex cathedra. Je lirai mes textes. C'est l'unique introduction à tout débat fructueux. La meilleure.
Paresse ? Fantaisie ? Un peu des deux. Avant tout une intime conviction. La préparation de conférences disperse, mord sur le temps réservé à l'écriture, n'est pas dans la nature de l'artiste. Toute ma philosophie s'exprime dans mes romans. Mes gloses ne peuvent éveiller l'écho que mes romans font résonner en vous."
(page 204)

Après mon étude intitulée L'Expression du métissage dans la Littérature africaine, où j'essaie de voir comment les auteurs africains procèdent pour que le Français, qui est leur langue d'écriture, ne laisse pas de traduire leur moi africain, j'étais curieuse de savoir si Henri Lopes continuait la trajectoire tracée dans ses précédents romans, en particulier dans Le Lys et le Flamboyant, qui est l'une des oeuvres principales étudiées dans cette étude. Dans Une enfant de Poto-Poto, il continue à faire un abondant usage de l'italique pour signaler les expressions ou tournures propres au Français du Congo, et à la traduction ou l'explication immédiate, juste après les expressions "en langue", pour éviter les notes de bas de pages, plutôt rébarbatives pour le lecteur, surtout lorsqu'elles sont nombreuses. Pour exemple, l'incipit du roman : "Certains nous appelaient les enfants dipanda, un mot forgé pour traduire indépendance en langue."

Un peu plus loin : "A côté de nous, un rythme saccadé : les Babembés. Ils trépignent et sautillent à la manière des enfants jouant au dzango, notre marelle."

Pour les expressions locales, un exemple, page 58 : "Un quadragénaire d'aujourd'hui n'est pas un quadragénaire du temps de nos parents. Et puis, vraiment Kimia, toi-là vraiment, , je ne pensais pas que tu avais l'esprit si mal tourné que ça. Or que tu es pour toi vicieuse !"

La première partie du roman, avec ses deux personnages féminins, amies inséparables, qui sexpriment en francongolais, échangeant notamment sur leurs aventures amoureuses, m'a fait penser au roman La Brève histoire de ma mère, de Dibakana Mankéssi ; et le filet de musique congolaise, qui parcourt le roman de bout en bout, notamment à travers l'évocation de ses "tubes" m'a rappelé le dernier roman de Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve. Vous l'aurez compris, si vous voulez découvrir des romans bien congolais, et tout récents, je vous conseille ces trois titres : Une enfant de Poto-Poto, Photo de groupe au bord du fleuve et La brève histoire de ma mère.

Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto, Gallimard, collection Continents noirs, 272 pages, 17.50 €.
 
Pour aller plus loin : Henri Lopes, s'exprimant sur Une enfant de Poto-Poto, sur RFI, émission bien assaisonnée de ces morceaux de l'époque des indépendances
 
 
Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Madame l’Afrique, d’Eugène Ebodé

''La palissade est bien haute aujourd’hui, mais il faut franchir l’obstacle. J’accepte donc, Charles Oscar, de vous parler de mon père, le romancier Edouard Ella. Votre projet d’écrire sa biographie l’aurait surpris et s’il avait été là, il vous aurait dit autant par coquetterie que par goût pour l’esquive : « Mon cher ami, qu’ai-je fait pour mériter un tel honneur ? » Dans la foulée, il aurait ajouté, l’œil brillant de malice : « Et puis, je ne suis pas encore mort !''

L’incipit de Madame l’Afrique, le dernier roman d’Eugène Ebodé, ne laisse aucun doute quant au sujet du livre : il s’agit de l’autobiographie de l’auteur, romancée bien entendu, car celui-ci ne s’exprime pas à la première personne, comme le fit Rousseau dans ses Confessions, et comme le feront bien d’autres auteurs et personnalités après lui, au point que c’est devenu une mode. Mais il faut savoir se distinguer d’une quelconque manière, alors l’auteur choisit d’accorder la parole à son fils aîné, qui raconterait l’histoire de sa vie à un tiers, après sa disparition. Il s’agit bien de sa vie, à n’en pas douter : les nom et prénom du père dont on narre l’histoire, Edouard Ella, commence par un « E », comme Eugène Ebodé. Il est également originaire du Cameroun et a vécu en couple avec une blanche. Enfants métis, rencontre de deux cultures, union de deux êtres qui se sont aimés, puis se quittent. C’est la déchirure. Peut-il en être autrement quand on parle de séparation ? Celle-ci laisse toujours quelque écharde dans le cœur, dans la chair ou dans la mémoire. La rupture est d’autant plus douloureuse que la belle-famille s’applique à y mettre son grain de fiel. Mais avant de parler des causes extérieures, c’est au sein du couple déjà que se développent les facteurs qui le conduiront au bord du précipice.

J’ai aimé la manière dont l’histoire de cette séparation est racontée, sans parti pris, d’autant plus que c’est le fils qui en est le narrateur et qui dit ce qu’il sait, ce dont il a été témoin. On ne peut pas reprocher à l’auteur d’avoir voulu tout mettre sur le dos de son ex-compagne, l’un et l’autre ayant eu une conduite qui n’aidait pas à apaiser les tensions, l’une des principales causes de la rupture étant le fossé creusé par l’Afrique et l’écriture, passionnant l’un, exaspérant l’autre. Entre résidences d’écriture, séances de dédicace aux quatre coins de la France et autres salons du livre à honorer, l’écrivain Edouard Ella donne à la mère de ses enfants de multiples raisons d’être jalouse, d’autant plus qu’il est souvent entouré d’admiratrices.

L’auteur passe pour un homme aux multiples conquêtes. Il prend plaisir à se présenter comme un grand conquérant, concurrençant Alexandre, mais son territoire à lui, c’est le sexe. Ici on nous parle de « la collection d’amantes de l’insatiable Bantou » (p.34), là d’« un homme à femmes ou un malade du sexe ! » ; plus loin d’« une braguette trop leste à s’ouvrir » (p.118). On dirait que la plus grande fierté de la gent masculine est et demeure celle d’être un séducteur, un étalon en matière de sexualité. Même lorsque le fils-narrateur essaie de tordre le cou à cette réputation de séducteur, sa confidence ne contribue qu’à mieux accentuer l’orgueil masculin de l’auteur, décidément débordant dans ce roman. « Père n’était pas le dragueur fou que l’on imagine ! » lisons-nous, page 110, pour ceux qui n’auraient pas encore remarqué que l’auteur, Edouard Ella alias Eugène Ebodé, était doué avec les femmes. Des indications comme « Bad Dad […] reprenait son éternel chapeau noir, le posait sur sa tête » contribuent à bien faire comprendre au lecteur que le personnage et l’auteur ne font qu’un.

Mais ce sont d’autres indications, d’autres références qui réjouiront le lecteur qui apprécie qu’un livre l’invite à se balader de livre en livre, d’auteur en auteur, célébrant ainsi la Littérature. Tenez, par exemple page 164 : « L’amour est aussi la partie la plus lumineuse des fleurs de l’âme. Il ne se cueille, bien souvent, qu’à l’angle des rues parallèles comme dirait métaphoriquement l’écrivain haïtien Gary Victor. » A la page suivante c’est un titre de roman de Jean d’Ormesson qui est évoqué : « Aux questions informulées qui roulaient sur les lèvres et qui concernaient l’Africaine, nous répondîmes par une savoureuse formule D’Ormessonnienne : « C’était bien ! »

« L’Africaine », c’est la nouvelle compagne d’Edouard Ella, qui adore parler de l’Afrique ainsi que de sa littérature : « Les romans africains et particulièrement ceux du Kenyan Ngugi, la fascinaient. Elle avait lu Coetzee, Carel Schoeman, Zakes Mda, Mongane Wally Serote, Breyten Breytenbach, Brink, Gordimer, Tutuola, Soyinka, Rachid Boudjedra, Gaston-Paul Effa, Mongo Beti, Driss Chraïbi et Tahar Ben Jelloun. Elle se constitua ainsi une bibliothèque personnelle, un amour livresque, une connaissance épique et fantasmée du continent africain. » (p. 34)

Ce roman peut être vu comme le sanglot des enfants, les plus affectés par la séparation : « un enfant de divorcés n’oublie jamais le couple que formaient ses parents » (p. 163), un sanglot symbolisé par ce refrain que l’on retrouve tout au long du roman, avec des variantes : « La palissade est bien haute aujourd’hui… ». Il peut être lu comme le récit des heurs et malheurs de la vie de couple, le couple mixte en particulier ; ou tout simplement comme le récit du quotidien d’un écrivain, qui doit concilier sa passion avec la vie de famille et qui décrit, non sans humour et même ironie, la société dans laquelle il vit. J’ai savouré les pages comme celles faisant le portrait du ‘‘professeur Surplace’’, enseignant « occupé à une unique activité : l’inoccupation » (p. 123) D’autres portraits comme celui du ‘‘Mufti’’, à travers lequel l’auteur nous raconte l’histoire franco-algérienne, ne manquent pas de piquant.

Bref c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai lu Madame l’Afrique, roman dont je vous recommande vivement la lecture. C’était mon premier Eugène Ebodé, expérience très concluante, auteur à lire de nouveau !
 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Eugène Ebodé, Madame l'Afrique, Editions APIC, Alger, 2010, 206 pages.

L’expression du métissage dans la littérature africaine

Comme la rencontre de deux éléments différents, celle de deux cultures s'expose aux mêmes lois : soit une fusion complète dont le résultat n'a rien à voir avec la nature de l'un ou l'autre élément, soit une lutte pour la suprématie. Dans ce dernier cas, au final, l'élément victorieux présente toujours un visage bien altéré par cette rivalité. C'est le visage grimaçant de ce mélange ou de ce "métissage" que Liss Kihindou explore dans la culture africaine et ses formes traditionnelles de transmission des connaissances, puis dans le fruit de l'union charnelle du Blanc et du Noir, et enfin dans l'acte d'écriture. Et tout cela à travers trois oeuvres de littérature d'expression française : L'Aventure Ambiguë (Cheikh Hamidou Kane), Le Lys et le Flambloyant (Henri Lopes) et Les Soleils des Indépendances (Ahmadou Kourouma).

Les trois œuvres qui ont servi de support à cette étude montrent clairement, selon l’auteur, que la rencontre de l’Europe et de l’Afrique a été vécue comme « une occidentalisation » de cette dernière. Aussi se dégage-t-il, avant tout, de cette littérature l’impression d’une farouche opposition à « l’école » qui constitue l’institution clef de cette « occidentalisation ». Aux yeux surtout des tenants de l’enseignement coranique, véhicule d’une tradition ancestrale – culturelle et religieuse – c’est l’enseignement du savoir qui est vécu comme une dépossession. Par voie de conséquence, c’est l’extinction des connaissances et des valeurs religieuses de tout un peuple qui motive leurs imprécations contre l’école européenne.

Le métissage culturel

La lecture de cette première partie des analyses de l’auteur fait prendre conscience de la raison profonde du désamour que la littérature africaine a laissé dans le coeur de bon nombre de personnes depuis les classes du lycée. « Il faut noter que, dit Liss Kihindou, s’agissant des valeurs de l’Afrique, sa religiosité est toujours mise en relief, et ce aussi bien dans le discours africain que le discours européen ». Et c’est justement ce que de nombreux lecteurs n'ont pas apprécié dans cette littérature africaine du milieu du XXè siècle. Jamais ils n'ont eu le sentiment d'être pris en compte par cette littérature dont les auteurs étaient essentiellement de tradition musulmane ! Les peuples africains musulmans ont toujours cru à tort que l’islam était inhérent à l’homme africain. Les peuples des forêts, chrétiens et catholiques, n’ont jamais attaché de manière aussi forte l’image de l’homme noir à sa pratique religieuse. D’ailleurs ceux-ci pratiquent souvent à la fois l’animisme et le christianisme sans jamais avoir le sentiment de damner leur âme. Alors que dans la vie quotidienne, chez tous les musulmans – du moins au regard des textes – « les différents comportements ne traduisent tous qu’une seule et même préoccupation : la recherche de l’attitude la meilleure » pour ne pas donner l’impression de renoncer à leur culture. Pour eux, la légitime préservation de cette marque identitaire devient une obsession au point où l’on peut se demander, pour paraphraser l’auteur, si le brassage des cultures doit absolument se traduire en termes de « victoire » ou de « défaite ». Devant cette obsession, il semble donc juste que certains peuples des forêts se sentent étrangers aux sentiments développés dans cette littérature.

Les sang-mêlés

Il est évident que la rencontre de l’Europe et de l’Afrique noire a également entraîné un « métissage entre les populations » que l’on pourrait appeler le métissage du sang. Le chapitre consacré à l’étude de ce phénomène dans la littérature africaine est fait d’arguments bien choisis, d’analyses justes et fort précises. On devine aisément à travers ce travail que Le Lys et le Flamboyant d’Henri Lopes est porteur d’un message éminemment éloquent sur la condition du métis en Afrique noire que Blancs et Noirs devraient lire pour saisir au plus juste leur part de responsabilité dans le trouble existentiel des métis. Ceux-ci, nés à l’époque coloniale, ne pouvaient qu’être écartelés entre deux mondes. « Tous en général éprouvaient ce sentiment d’être plus africains qu’européens (mais) n’étaient pas insensibles aux avantages dont ils pourraient bénéficier s’ils étaient considérés comme Blancs ». Pouvons-nous nous permettre de dire aujourd’hui que ce sentiment du métis – qui a souvent manqué de l’affection paternelle parce que presque toujours abandonné – a évolué parce que le brassage des populations est devenu chose plus courante en ce début du XXIè siècle ? En tout cas, c’est un chapitre très intéressant et original qui donne envie de lire Le Lys et le Flambloyant.

Le métissage de la langue et de la pensée

Enfin, le dernier métissage objet de l’étude de cet ouvrage touche au visage de la langue française dans la littérature africaine. La difficulté à rendre compte des pensées et des images véhiculées par les langues locales est un des éléments que les auteurs d’Afrique noire n’ont pas manqué de relever ça et là. Liss Kihindou relève chez ces écrivains des subterfuges pour contourner la langue française académique afin d’être au plus près du mode de penser local. Certes, toute « langue, à elle seule, suffit à illustrer la culture qu’elle représente », remarque-t-elle. De ce fait, on comprend fort bien les récriminations des auteurs africains. Mais on est en droit de se demander si la difficulté qu’ils semblent présenter comme un crime contre les langues africaines n’est pas une difficulté universelle liée au fait de penser dans une langue et vouloir s’exprimer dans une autre. D’autre part, cette difficulté ne serait-elle pas aussi liée au passage de l’oralité à la transcription écrite que connaît l'Afrique ?

Ce petit livre est certes technique dans l’approche de son sujet. Mais sa lecture se révèle très plaisante et suscite des interrogations et surtout des réflexions sur les choix des cultures que les auteurs africains défendent contre « l’occidentalisation ». Nous savons que les musiques venues du Sahel, abondamment diffusées sur les ondes françaises et présentées comme l'exact reflet de la culture africaine ne sont pas du goût de tout le monde. Il serait donc bon de ne pas faire de la littérature africaine de culture musulmane le canon officiel de la littérature africaine pour éviter de dresser contre elle le ressentiment de nombreux lecteurs qui la considèrent à certains égards comme une littérature étrangère. Cette littérature ne rend compte, en effet, que d'un aspect du visage multiple de l'Afrique face à "l'occidentalisation".

Raphael Adjobi, article initialement paru sur son blog http://raphael.afrikblog.com/

L'expression du métissage dans la littérature africaine (88 pages)

Auteur : Liss Kihindou

Editeur : L'Harmattan, 2011

Voir aussi l'intervention de Liss Kihindou au débat "Palabres autour des arts" :
 


Palabres autour des arts – Mai 2011 – Liss… par Culture_video

Amadou Hampâté Bâ : Amkoullel, l’enfant peul

Hampâté Bâ a été un auteur incontournable pour des générations d’élèves africains et notamment congolais. Et pour cause. Son fameux roman L’étrange destin de Wangrin a fait rire nombre de collégiens à Brazzaville ou à Pointe-Noire. Pour le plaisir, je me suis procuré ce classique de la littérature africaine pour me replonger dans ces années de collège et surtout relire l’itinéraire de cet homme exceptionnel que fût Wangrin sous la période coloniale. Un ami vaudois connaissant mon intérêt pour la littérature africaine m’a offert l’an dernier le premier volet du récit autobiographique d’Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel l’enfant peul. Bon choix et je l'en remercie. Koullel fut au début du siècle un des griots de la cour de son père. A cause de son intérêt dès l’enfance pour les contes et cette tradition orale, Amadou fût affublé de ce pseudonyme. Enfant peul ? Oui, mais pas seulement. Fils d’Hampâté Bâ, descendant des fondateurs de l’Empire peul du Macina et d’une notable peule, le jeune Amadou est également élevé par Tidjani Thiam, un aristocrate toucouleur.

Ce livre publié après la disparition du romancier malien en 1991, est une occasion d’immerger dans cette période de grande bascule qu’a constituée la colonisation. Hampâté Bâ commence son récit par le témoignage de figures familiales comme cette mère servante que fût Niélé par exemple, qui lui raconte l'histoire de son père. Le contexte sociopolitique qui entoure sa naissance est ainsi posé, le portrait de son père qui a échappé à la répression féroce des Tall est apporté avec celui de sa mère ou de sa grande tante paternelle pour ne citer que ces personnages hauts en couleur.
C’est une description d’une aristocratie peule altière, à cheval sur ses principes, sur des questions d’honneur, d’orgueil. Amadou Hampâté Bâ offre, au travers de l’histoire de sa famille, de conduire le lecteur dans la complexité des rapports entre toucouleurs et peuls, la subtilité des liens n’étant décelable que par un regard acéré.

Il s’agit d’un récit. Celui d’Hampâté Bâ sur sa jeunesse, sur sa famille avec le parti pris de présenter la face grandie de ces individualités qui ont façonné sa personnalité. Il ne porte aucun jugement sur cette femme si forte que fut sa mère sur laquelle les oracles d’un marabout prévoyaient moult malheurs dont elle se redresserait toujours avec force et dignité. Il retient de ses servantes, la figure glorieuse d’un père qui renonça à l’élévation après la persécution pour honorer une dette d’honneur à l’égard de l’homme qui le protégea.

Hampâté Bâ est né vers 1900. Ses années d’enfance sont celles aussi de l’infiltration des transformations sociétales avec les avancées du colonialisme français dans ces terres d’Afrique de l’ouest. Les premières compromissions des autorités locales avec le nouveau pouvoir. Et le bagne pour ceux qui mettaient trop de zèle à défendre leur honneur et leur valeur. C’est l’enfance d’un futur globetrotteur. Entre Bandiagara et Bougouni en pays bambara, Mopti ou Kati, Djenné, Bamako ou Ouagadougou. Les différentes chroniques de l’auteur malien permettent de découvrir entre autres les associations de jeunesse dites waaldés chez les peuls, mais que l’on retrouve également dans toutes les communautés qu’il a côtoyé. Ces bandes de jeunes souvent créées grâce à l’influence de sa famille, ressemblent à n’importe quel groupe d'adolescents d'aujourd'hui, avec toutefois des formes d’organisation très codifiées.

Dans ce texte, le lecteur comprendra l’essence de la passion d’Hampâté Bâ pour les traditions orales, lui qui profitant des grandes veillées dans la cour de ses pères, s’est abreuvé à la source des grands conteurs de cette région. « Un vieil homme qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » disait Hampâté Bâ. Fort de ce constat, le malien aura pris soin de laisser par écrit aux futures générations ses souvenirs d’une enfance peule au début du siècle dernier. La bibliothèque n'a pas brûlé. Un récit magnifique porté par une écriture maîtrisée et agréable.

Bonne lecture !

Lareus Gangoueus, article initialement paru chez Gangoueus

Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel l'enfant peul
Edition Actes Sud, 1ère parution 1991, 1992. Collection J'ai lu, 447 pages

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