Son nom est Zuma, Jacob Zuma. Il est zoulou, il a 67 ans et vient d’être nommé président de l’Afrique du Sud le 6 mai 2009, conclusion logique de la victoire de l’ANC aux dernières élections législatives, avec 65,9% des voix. Par la grâce de ce scrutin, il est devenu le troisième leader post-apartheid de ce géant d’Afrique sub-saharienne : une population de 48,5 millions d’habitants, une économie qui pèse à elle-seule 45% du PNB de l’Afrique sub-saharienne et un Etat qui siège dans le tout nouveau club des puissants de ce monde, le G20. Un géant aux pieds d’argile toutefois, classé au 125ème rang (sur 179) de l’Indice de Développement Humain du PNUD en 2008, et qui partage avec le Brésil le triste record de pays aux plus fortes inégalités sociales dans le monde.
Comme ses prédécesseurs Nelson Mandela et Thabo Mbeki, Jacob Zuma est issu des rangs de l’African National Congress (ANC) qui, depuis 1991, fait face à l’immense défi du développement socio-économique. L’élection d’un nouveau président est donc une bonne occasion de juger le bilan gouvernemental de ce parti qui porta les espoirs de tout un peuple, et même de tout un continent. Car de par son poids réel et symbolique, l’Afrique du Sud est à l’avant-garde du mouvement développementaliste africain. Ses succès, et peut-être encore plus ses échecs, se doivent d’être médités.
L’ANC est un vieux parti, créé en 1912, avec déjà pour objectif de défendre de manière légaliste les intérêts bafoués des Noirs Sud-Africains, sans grand succès. En 1944, de jeunes militants, qui ont pour nom Nelson Mandela, Olivier Tambo et Walter Sisulu fondent la Ligue des jeunes de l’ANC, qui se revendique du nationalisme africain et des idéaux révolutionnaires marxiste-léniniste en vogue dans les mouvements d’opposition tiers-mondistes de l’époque. La doctrine de l’ANC, luttant contre le régime de l’apartheid, est mise au point lors du Congrès de Kliptown, le 26 juin 1955, après de nombreux mois de consultation des militants, et regroupée dans un document qui porte le nom de Chartre de la Liberté.
Au niveau politique, cette Charte stipule : « Nous, peuple d’Afrique du Sud, déclarons pour notre pays et pour le monde que l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui vivent en ce pays, Noirs ou Blancs, et qu’aucun gouvernement ne peut prétendre y avoir autorité s’il ne représente la volonté du peuple dans son intégralité », en un appel à la démocratisation du pays, sans vouloir verser dans la haine raciale. Au niveau économique, le document affirme : « La richesse nationale de notre pays, l’héritage de tous les Sud-Africains, sera rendue au peuple ; la propriété des richesses minérales enfouies dans le sol, des banques et des industries en situation de monopole sera transférée au peuple dans son ensemble, le reste de l’industrie et du commerce sera contrôlé pour qu’il concoure au bien-être du peuple ». L’ANC montrait par là que l’émancipation politique devait s’accompagner d’une émancipation économique et sociale de l’ensemble de la population sud-africaine, passant par une politique étatiste de redistribution des richesses, même si la Charte restait floue sur les moyens exacts à mettre en œuvre (ce qui est normal pour une déclaration de principes généraux).
On connaît la suite : le début de la lutte armée menée par Mandela à partir de 1961, son emprisonnement en 1962, sa condamnation à perpétuité en 1964, sa libération définitive le 11 février 1990, la fin de l’apartheid qui aboutit aux premières vraies élections démocratiques du pays le 27 avril 1994. En 1990, deux semaines avant sa libération définitive qu’il savait proche, Nelson Mandela voulu rassurer les militants de l’ANC sur sa volonté inentamée de respecter les principes de la Charte de la Liberté. Il déclara : « Nationaliser les mines, les banques et les industries en situation de monopole fait partie du programme de l’ANC, et tout changement ou toute modification à cet égard apparaît inconcevable. Nous soutenons et nous encourageons l’habilitation économique des Noirs, et celle-ci passe inévitablement par l’appropriation de certains secteurs de l’économie par l’Etat ». Arriver au pouvoir quatre ans plus tard, il n’en fera rien. La question se pose : Pourquoi ?
Durant la période transitionnelle allant de 1990 à 1994, deux rounds de négociations furent mis en place entre l’ancien et le nouveau pouvoir : un volet politique et un volet économique. Le premier était dirigé par Nelson Mandela lui-même, le second par Thabo Mbeki. Sur le volet politique, l’ANC se montra inflexible, refusant par exemple la proposition de la balkanisation du territoire, qui aurait laissé des terres sous l’administration des Boers et autres bénéficiaires de l’apartheid. Sur le volet économique, qui suscitait moins l’attention, le gouvernement de Frédérik de Klerk réussit toutefois à maintenir le statu quo. Pour cela, il fit passer une série de mesures politiques (mesures constitutionnels protégeant la propriété privée de l’ancien régime, endettement international, programmes d’ajustement structurel, indépendance de la banque centrale et du Trésor, laissés à leurs anciens administrateurs) pour de simples ajustements techniques, se voulant efficaces et sans conséquences. En réalité, le gouvernement de Klerk venait de menotter toute possibilité de réforme profonde de l’économie post-apartheid. Thabo Mbeki, lui-même proche de l’idéologie libérale, n’y trouva rien à redire.
Il faut bien entendu replacer les choses dans leur contexte, celui du début des années 1990 et du triomphe du Consensus de Washington. Ce consensus, autour de l’idéologie néolibérale, est celui des grandes institutions financières et commerciale internationales (FMI, Banque mondial, puis plus tard l’OMC, créée en 1995) et consistait à dire que la seule politique économique efficace qui soit se devait d’appliquer une stricte discipline budgétaire (et donc une diminution des investissements publics), la libéralisation du commerce (suppression de toutes les barrières commerciales, et donc une diminution des recettes de l’Etat ainsi qu’une exposition de certains secteurs stratégiques, comme l’agriculture, à la concurrence internationale, souvent déloyale), la privatisation à tout va (non reconnaissance des secteurs économiques d’intérêt public, comme pour la fourniture en eau, électricité, surtout dans des pays en développement où il faut lourdement y investir sans nécessairement avoir des bénéfices à court terme), une politique monétaire à taux de change stable (impossibilité pour les gouvernements de jouer sur les taux de changes pour soutenir leur commerce, comme le font la plupart des grandes économies comme le Japon ou la Chine). C’est cette potion amère, que l’on faisait passer pour la panacée, que les sud-africains ont du boire de force, avant même que le premier gouvernement élu démocratiquement ne prenne place.
Pire, le modèle économique des années 90, caractérisé par une extrême importance pour les économies émergentes des Investissement Directs Etrangers, souvent issus de fonds spéculatifs pouvant les retirer du jour au lendemain, imposait ce qu’il est convenu d’appeler une « dictature des marchés » (qui persiste encore aujourd’hui, même si ce modèle est très certainement remis en question par la crise actuelle et certaines évolutions des dernières années). Ainsi, le jour même où Mandela fut libéré, « le marché boursier sud-africain s’effondra ; la devise sud-africaine, le rand, perdit 10% de sa valeur. Quelques semaines plus tard, la société diamantaire De Beers fit passer son siège social de l’Afrique du Sud à la Suisse »[1]. Il s’agissait là d’un avertissement clair des investisseurs : si vous rompez le contrat de confiance, nous retirons nos capitaux et nous vous mettons à genoux ! Quelques années plus tard, en 1997, le même Nelson Mandela déclarait, en guise d’excuse, à la conférence annuelle de l’ANC : « A cause de la mobilité du capital et de la mondialisation des marchés financiers et autres, les pays ne peuvent plus définir leur politique économique sans tenir compte de la réaction probable des marchés. »
Résultat des courses : aujourd’hui, quatre méga-conglomérats contrôlent les banques, les mines et les industries du pays, quand les Noirs ne contrôlent que 4% des sociétés inscrites à la bourse de Johannesburg, et les Blancs, qui ne composent que 10% de la population, monopolisent 70% des terres arables de l’Afrique du Sud. Le problème ne se pose pas tant au plan racial qu’au plan oligarchique, et c’est cette situation que l’ANC s’était promise de résoudre, sans y parvenir. Dans un prochain article, nous verrons les évolutions économiques de la situation sud-africaine sous l’ère Thabo Mbeki, présentée comme un succès par un certain discours, et essayerons de comprendre de quelle manière l’avenue de Jacob Zuma s’inscrit dans cette histoire courte de l’ANC au pouvoir.
Emmanuel Leroueil
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