Peut-on parler de socialisme au Sénégal ? La question peut paraître incongrue quand l’on sait que le parti qui a dirigé ce pays de l’Indépendance à l’an 2000 se nommait…Parti Socialiste. Mais au-delà de l’étiquette, en quoi le parti fondé par le président Léopold S. Senghor, repris en main par son successeur Abdou Diouf et désormais dirigé par Tanor Dieng, peut-il s’assimiler au grand mouvement politique du socialisme ?
La réponse ne peut qu’être cinglante : en pas grand-chose, si ce n’est en rien. Le socialisme, en tant que mouvement politique de masse, s’est développé en Europe à la fin du XIX° siècle, dans le contexte de l’industrialisation de son économie, en se constituant comme le parti des ouvriers. On ne saurait prétendre que l’économie sénégalaise soit industrialisée, ni que son parti socialiste représente une classe ouvrière quasiment inexistante. Il est vrai qu’en Europe même, le socialisme a beaucoup évolué au XX° et en ce début de XXI° siècle, et qu’on ne saurait le réduire à sa composante ouvrière. La social-démocratie contemporaine se pose en garante des intérêts des nombreux déclassés du modèle capitaliste actuel, et défend les notions de justice sociale, notamment au travers de l’instrument qu’elle a grandement contribué à mettre en place : l’Etat –providence. Mais on ne voit toujours pas en quoi le parti socialiste sénégalais pourrait soutenir la comparaison de ses cousins du Nord.
On pourrait cependant rétorquer, et l’argument sonnerait juste, que le socialisme développé dans les pays du Tiers-monde (à savoir tout ceux qui ont dû subir, à un moment où à un autre de leur histoire, la modernité européenne) connaît une trajectoire et des particularités différentes de celles des pays européens. Lorsque le capitalisme ne naît pas d’un mouvement endogène (comme cela a été le cas en Europe) mais exogène (suite à la colonisation ou à l’ouverture commerciale forcée), son développement et la manière dont il déteint sur le tissu social requiert une analyse propre.
Ainsi, le socialisme sénégalais ne serait pas tant comparable à ses voisins européens, qu’à ses cousins latino-américains ou indiens, pour ne considérer que ceux dont le développement est le plus abouti. Ces derniers se caractérisent par une plus grande place accordée à la question agraire (du fait du faible niveau d’industrialisation) ainsi qu’à l’ensemble de questions afférentes à la problématique du développement : comment pérenniser des institutions politiques créées had hoc ; comment faire sortir une masse écrasante de la population de l’économie de subsistance et du secteur informel, pour créer une vraie dynamique capitaliste, à partir de laquelle on puisse penser à la redistribution des richesses ; comment alléger les coûts sociaux des efforts de modernisation de l’économie ; comment éviter qu’une classe de privilégiés n’accaparent l’essentiel du produit de la croissance économique, etc.
Le socialisme n’est donc pas un instrument du seul Occident, quelque chose dont on pourrait se payer le luxe de rejeter parce que n’étant pas en prise avec les réalités locales, donc inutile.
Encore faut-il en avoir une vision pratique et non pas imprécatoire ; en faire la base d’une réflexion approfondie sur les caractéristiques socio-économiques de son pays, afin de formuler un ensemble de solutions réfléchies, et non pas une simple écurie pour défendre les intérêts d’un groupe de politiciens professionnels dans l’arène politique. Il semble malheureusement évident que le parti socialiste sénégalais ne rentre que dans cette deuxième alternative. Parce que les socialistes français étaient sans doute les personnes les plus ouvertes de la société française, c’est en leur sein que se sont senties le plus à l’aise les élites venues des colonies, dont Léopold S. Senghor. Naturellement, en important le modèle de l’Etat-Nation lors des Indépendances, ces élites ont voulu perpétuer les grandes catégories partisanes qui en constituent le jeu politique interne. Mais cette importation ne s’est pas suivie d’un effort de réappropriation de cette idéologie, et le Sénégal en paye aujourd’hui le prix. Il est bien sûr trop facile de jeter la pierre sur les Anciens, d’autant plus que leur marge de manœuvre à cette période n’était pas très grande, leur indépendance économique chimérique. Mais on ne peut avoir la même tolérance avec ceux qui prétendent incarner aujourd’hui le socialisme dans l’opposition. Alors que la gestion de l’Etat par le président Wade se caractérise par sa gabegie et son paternalisme d’un autre âge, que les maux sociaux et économiques du pays ne cessent de s’accumuler, la voix du socialisme est atone, sans projet de société, sans même critiques sérieuses et pertinentes du régime actuel, et donc sans aucune crédibilité.
Il n’y a rien à attendre de la direction actuelle du P.S. Il faut donc en tirer les conclusions qui s’imposent à toute personne qui pense que le socialisme peut apporter quelque chose au Sénégal : il est temps d’inventer une pensée socialiste sénégalaise, en prise avec les particularités socio-économico-culturelles du pays. Notre génération aura un jour à prendre ses responsabilités, il faudra alors qu’elle soit prête.
Emmanuel Leroueil
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